jeudi 6 mai 2010

Pékin met ses artistes à la rue

Courrier international, no. 1018 - Reportage, jeudi, 6 mai 2010, p. 42 Nandu Zhoukan

Ces derniers mois, Li Xianting, qui est considéré comme un éminent expert de l'art contemporain chinois, s'est employé à aider toute une série d'amis artistes à trouver de nouveaux ateliers. En juillet 2009, la municipalité de Pékin a lancé à grand renfort de publicité une vaste opération d'"unification des zones rurales et urbaines" dans le district de Chaoyang [dans l'est de la capitale] : 26,2 km2 de terres agricoles sont entrés dans les réserves foncières urbaines. Une vingtaine de quartiers d'artistes, dont Chuangyi Zhengyang [Plein soleil sur la créativité], 008 et Dongying [Camp oriental], faisaient partie des zones à démolir. Un millier d'ateliers étaient concernés.

Ainsi a débuté la plus grosse opération de destruction de quartiers d'artistes jamais entreprise à Pékin. Elle a été menée envers et contre tout, malgré les protestations et même les effusions de sang, au risque de faire disparaître l'une des communautés artistiques les plus influentes et les plus dynamiques d'Asie.

La zone artistique de Heiqiao [Pont noir], où réside le plasticien Sun Yuan, connu pour ses installations expérimentales, se trouve dans le périmètre de la zone menacée de démolition. Sun Yuan, qui s'est lancé dans l'art contemporain en 1998, a dû attendre quatre ans avant de disposer de son propre atelier. En 2002, las de travailler en appartement, il s'est mis en quête d'un lieu. Ses amis lui conseillaient d'aller à l'espace 798 [vaste site industriel désaffecté, dans la banlieue nord-est de Pékin, investie par les artistes au début des années 2000, et aujourd'hui en bonne place sur les circuits touristiques]. Il trouvait ce quartier trop éloigné mais, finalement, les prix peu élevés l'avaient convaincu. De plus, là-bas, les locaux avaient une belle hauteur sous plafond et étaient bien agencés. Il avait d'abord signé un bail de trois ans, avec un loyer fixé à 0,70 yuan [0,08 euro] par jour et par mètre carré. Aujourd'hui, huit ans après, les prix pratiqués dépassent les 6 yuans [0,66 euro]. Mais, à force d'accumuler des oeuvres, Sun Yuan a fini par se sentir à l'étroit dans ses 100 m2 du 798. Au printemps 2007, il a emménagé dans le quartier voisin de Heiqiao, où il louait un espace deux fois plus grand pour 0,45 yuan [0,05 euro] par jour et par mètre carré. Au fil des ans, de plus en plus d'artistes se sont installés à Heiqiao, dont beaucoup appartiennent à la génération née dans les années 1980.

Dans ces zones rurales pauvres à la lisière de la ville, les terrains ne valaient jadis pas un sou, et les champs étaient devenus des espaces verts. Après que l'espace 798 est devenu célèbre en Chine et à l'étranger, les promoteurs fonciers ont commencé à y découper des parcelles pour construire des lotissements. Ils sont les grands gagnants de la politique d'unification des zones rurales et urbaines.

Comme Sun Yuan, la majeure partie des artistes pouvaient difficilement faire autrement que de s'installer dans cette vingtaine de quartiers bien situés et offrant des loyers bon marché. Ils ne sont que très peu toutefois à pouvoir, comme Sun Yuan, s'offrir le luxe de disposer d'ateliers dans deux quartiers différents. En effet, les loyers dans l'espace 798 atteignent désormais des niveaux astronomiques. "Rendez-vous compte : pour un local de 100 m2, il faut verser 600 yuans [66 euros] par jour, sans compter les frais de chauffage, d'eau et d'électricité, qui sont ici très élevés. Aucun artiste ne peut se permettre de payer de telles sommes !" fait observer Sun Yuan.

Liu Yi a fait partie des expropriés récalcitrants qui refusaient de quitter le quartier d'artistes 008. Au second semestre 2007, il avait vendu la maison qu'il possédait dans le district de Changping pour louer ici un vaste plateau de 350 m2, avec un bail de trente ans. "J'avais bien songé au problème de l'expropriation. En Chine, on est obligé d'y penser ! Mais, d'après le plan d'urbanisme, ici c'était une zone logistique et je croyais donc ne pas avoir de problème. J'avais remarqué aussi qu'une ligne de haute tension passait au-dessus de nos têtes, ce qui interdisait toute construction d'immeubles élevés. C'est pourquoi j'étais assez sûr de mon coup." Raté ! Pour lui, comme pour le millier d'artistes habitant la vingtaine de quartiers d'artistes autour du 798, dont Chuangyi Zhengyang, Suojiacun, Caochangdi, Dongying et Heiqiao.

"Pour l'art contemporain chinois, c'est un coup très dur", regrette Wu Yuren, qui habitait le quartier 008 [aujourd'hui presque entièrement détruit]. Cette communauté regroupait 70 % à 80 % des meilleurs artistes de toute la Chine, en particulier des gens comme Liu Xiaodong, Sui Jianguo, Xiao Lu et Ai Weiwei, les propagateurs les plus dynamiques de l'art contemporain chinois et les plus compétitifs sur la scène internationale.

Le 19 novembre 2009, les promoteurs immobiliers ont finalement intimé l'ordre aux habitants du 008 de libérer les lieux. Le 26 novembre, ce sont tous les artistes du quartier de Chuangyi Zhengyang qui ont été sommés de plier bagages avant le 4 décembre, sans indemnisation d'aucune sorte.

Dans ces deux quartiers travaillaient des artistes provenant de toutes les régions de Chine populaire, de Hong Kong, de Taïwan et d'autres pays. Ils avaient signé des baux de 20 à 30 ans. Certains avaient versé [à l'avance] plusieurs centaines de milliers de yuans et fait des travaux d'aménagement pour près d'un million de yuans. Il leur était impossible de quitter les lieux sans obtenir le moindre dédommagement.

Pourtant, le 28 novembre 2009, les démolisseurs ont fait leur entrée dans le quartier de Chuangyi Zhengyang et se sont mis à l'oeuvre. Le 13 décembre, l'eau, l'électricité et le chauffage urbain ont été complètement coupés dans le quartier, mais plus de 42 familles (120 personnes) sont quand même restées sur place pour garder les lieux malgré le froid glacial. Au début, les artistes ont tenté de résister aux expulsions par des performances. En décembre, tous les artistes du quartier 008 ont formé un "parti des briques" : ils se sont rassemblés et immobilisés durant une heure en fixant le lointain d'un oeil mort, en tenant chacun à la main une brique prise dans les décombres. En janvier dernier, environ 200 artistes ont organisé une sorte de happening sur la ligne 2 du métro : ils ont fait irruption avec un masque étrange sur le visage avant de disparaître aussi vite qu'ils étaient arrivés. Ces formes de résistance douce n'ont eu aucun effet. Le 22 février, en pleine nuit, l'opération d'expulsion et de démolition a atteint son point culminant. Une centaine d'hommes de main armés de couteaux et de barres de fer ont débarqué à Chuangyi Zhengyang, en même temps que trois pelleteuses et trois bulldozers. Les hommes armés se sont mis à frapper les artistes qui gardaient les lieux, blessant grièvement trois d'entre eux et cinq autres plus légèrement. Liu Yi, du quartier 008, a été gravement touché à la tête et a perdu beaucoup de sang dans l'altercation. Quant à Wu Yuren, il souffrait de multiples contusions.

Performances, manifs, défilés publics : rien n'a été efficace

Un peu plus tard dans la journée, Wu Yuren, poussant Liu Yi dans une chaise roulante, a défilé sur l'avenue de Chang'an [la grande artère qui traverse Pékin d'est en ouest en passant par la place Tian'anmen] en compagnie d'une dizaine d'artistes en colère qui brandissaient des banderoles dénonçant ces expulsions par la force, selon l'agence officielle Xinhua. Cette campagne de démolition pousse nombre d'entre eux à réfléchir sur la place des artistes dans cette ville, la question de savoir où ils vont pouvoir habiter étant secondaire à leurs yeux. Pour l'artiste Huang Rui, la réponse est claire : Pékin est devenu une ville d'où les artistes sont "bannis".

Mais, alors même que les artistes sont expulsés par la force de leurs quartiers voués à la démolition, Pékin a annoncé en janvier son intention de devenir une "métropole mondiale", à l'instar de grandes villes comme New York, Tokyo ou Londres. Huang Rui, qui s'intéresse depuis toujours au microcosme des villages d'artistes, propose, dans cette optique, la création d'un secteur des arts s'étendant du quartier 798 jusqu'à Caochangdi [dans l'est de la capitale]. "Si l'on chasse les artistes pour un oui ou pour un non, si l'on détruit leurs quartiers, le dynamisme débordant apparu naturellement en une dizaine d'années va laisser placer à la désolation la plus complète", dit-il. A ce moment-là, Pékin aura beau afficher de bons indices économiques, elle aura beau posséder des merveilles architecturales, elle restera toujours une ville de rang mondial inachevée.

Faute de projet d'ensemble, souligne l'éminent critique ­Li Xianting, l'art sera réduit à la ­portion congrue dans la ville. "Beaucoup de projets d'urbanisme ne sont pas raisonnables, tout comme bon nombre d'expropriations ne se justifient pas", regrette-t-il. On agit à l'aveuglette, de façon anarchique.

Plus triste encore, en seulement vingt ans, on a fait table rase de la culture passée de la Chine pour laisser place à des choses dépourvues de caractère.

Le village de Caochangdi, où réside Ai Weiwei, illustre bien le phénomène. Jusqu'à la fin de 2008, 500 millions de yuans avaient été investis dans ce quartier d'artistes, où le centre culturel et artistique affiche des recettes annuelles de plus de 20 millions de yuans. Le quartier abrite de nombreux centres et galeries d'art. Beaucoup d'artistes de renommée internationale y ont leur atelier. Malgré cela, le village ne pourra pas échapper à la démolition qui l'attend [le 22 avril, il a reçu un avis de démolition imminente]. Déjà en décembre 2005, quand le quartier d'artistes de Suojiacun avait été démoli, Ai Weiwei avait écrit un article dénonçant notamment la brutalité avec laquelle les autorités s'en prenaient aux villages d'artistes : "A quoi sert qu'une ville soit belle si elle n'est pas capable d'accueillir l'autre avec bienveillance, si elle ne se montre pas compréhensive, humaine et raisonnable ?" Après leur expropriation, beaucoup d'artistes avaient choisi d'aller s'installer plus loin, à Songzhuang, dans le district de Tongzhou [dans le sud-est de la municipalité de Pékin].

D'après l'association de promotion de l'art à Songzhuang, le village comptait 3 600 artistes enregistrés fin juin 2009. Actuellement, les loyers pratiqués sont de 0,40 yuan par jour et par mètre carré, soit des prix équivalents ou inférieurs à ceux d'autres quartiers d'artistes de Pékin. "Certains considèrent peut-être Songzhuang comme la dernière terre vierge, mais pour combien de temps ?", remarque Huang Qixian, théoricien de l'art, qui se montre plutôt pessimiste pour l'avenir. "Avec l'exploitation commerciale du lieu et l'arrivée d'investisseurs étrangers, les artistes risquent d'être à nouveau chassés d'ici !"

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