La photographe sillonne les immenses plateaux tibétains depuis plus de vingt ans et souhaite être un pont entre le peuple qui les habite et ses compatriotes de l'ethnie majoritaire des Hans.
«Je suis un peu spéciale, c'est vrai ! » lance Liang Zhun dans un grand éclat de rire. Reconnaissant elle-même avec une rare franchise que les « Chinois n'aiment pas les Tibétains », cette photographe de 43 ans affirme d'emblée : « Moi, j'aime toutes les minorités, leur culture, leur musique, leur costume... Elles me touchent. » Loin des clichés et des préjugés pourtant farouches qui persistent en Chine sur le Tibet, Liang Zhun fait partie de cette « minorité » grandissante de Chinois hans qui ont une fascination pour le royaume himalayen, ses montagnes, son air pur, ses espaces désertiques immenses. Mais, contrairement à ses compatriotes et à la vaste majorité des Occidentaux, qui portent des jugements définitifs sur les Tibétains, en bien comme en mal, sans jamais y avoir mis les pieds, Liang Zhun peut se targuer d'avoir sillonné ces vastes étendues dans tous les sens depuis des années. « Lorsque je me suis rendue la première fois, il y a un peu plus de vingt ans, dans un village tibétain au sud de la province du Sichuan, j'ai été bouleversée, se remémore la jeune femme encore visiblement émue. Un vrai choc... une révélation. Peu de personnes, en Chine comme à l'étranger, connaissent ce que vivent ces gens, une vie très dure, pauvre, si différente de la vie en ville, sans école ni professeur. Alors que les Chinois hans en général les méprisent, considérant qu'ils sont sales et sans éducation. »
Née à Canton dans une famille plutôt aisée, Liang Zhun bascule dans un autre univers en partant à la rencontre de ces peuples en marge de l'empire. « Je me suis dit : mais ce n'est pas de leur faute, ils habitent là, sans rien, ils n'ont pas le choix. Et j'ai pensé que si j'étais née là aussi, je serais comme eux. C'est à partir de là que j'ai commencé à les aimer. » Cette lucidité précoce, mêlée à un jugement si personnel et minoritaire dans une Chine encore éloignée de la réalité tibétaine, prend peut-être ses racines dans une enfance très mouvante. Ingénieurs, ses deux parents sont envoyés très tôt dans la lointaine province du Sichuan, dans le sud-ouest de la Chine, où Mao a réinstallé d'énormes usines métallurgiques autrefois basées dans le Nord. Son frère et sa soeur suivent leurs parents, mais Liang Zhun, un peu trop jeune, restera vivre à Canton avec son grand-père, « docteur en médecine chinoise traditionnelle qui m'a beaucoup appris sur les plantes ». Avec le recul, elle réalise qu'elle a eu « de la chance ». « Bien sûr, à l'époque j'étais jalouse de mon frère et de ma soeur, mais aussi un peu triste, et je me plaignais sans cesse d'être séparée de mes parents qui ne s'occupaient pas de moi. » À 8 ou 9 ans, dans les années 1970, son grand-père l'emmenait à la gare de Canton au début des grandes vacances, et la laissait seule dans le train de Chengdu, capitale du Sichuan, à deux jours de chemin de fer et 2 500 kilomètres de là. « Mon grand-père demandait à des gens dans le wagon de s'occuper de moi. J'étais seule. En fait, j'étais heureuse. Je n'ai jamais ressenti la moindre peur. J'ai appris l'autonomie et l'indépendance et j'ai commencé à écrire un journal intime. »
Solide dans ses bottes, dans sa tête et dans son coeur, Liang Zhun va vivre, des années plus tard, des expériences étonnantes et rares pour une Chinoise han. Pas toujours facile, certes, comme un soir, à 20 ans, où elle se retrouve totalement perdue dans une région tibétaine, reluquée par trois hommes à la mine patibulaire qui se demandent bien ce qu'une Han peut faire là, seule. « J'avoue que j'ai eu peur, mais je leur ai dit que j'aimais cette région et les gens d'ici qui étaient gentils. Ils n'en croyaient pas leurs yeux... une Han leur disant qu'elle les aimait ! Ils m'ont raccompagnée à des kilomètres de là. J'étais leur petite protégée. D'une méfiance est née une confiance qui ne s'est jamais démentie, car je vais les voir tous les ans depuis vingt ans. » Liang Zhun n'a plus cessé de partager la vie de ces peuples nomades ou sédentaires. Elle a appris leur langue, vécu dans les villages, « fait la lessive et la cuisine avec les femmes et les enfants, partagé leurs joies et leurs peines, naissances ou décès ».
Plus d'une fois ses compatriotes hans lui ont demandé si elle n'avait pas peur avec « les Tibétains ». « Au début, ils se méfiaient, raconte-t-elle. Et puis, en vivant ensemble, on apprend à se connaître, on dévoile son coeur et son amour pour eux, ils sentent que je ne suis pas comme les autres, ne cherchant pas à leur prendre quelque chose d'eux sans plus revenir. Je les aime de l'intérieur. Et pour eux qui n'ont jamais senti de respect de la part des Hans - et vice versa d'ailleurs -, le fait de les appeler "maman, papa, petite soeur ou grand frère" a soudé les relations comme au sein d'une famille. » Elle leur affirme que « tous les Hans ne les méprisent pas » et invite ses amis chinois et même occidentaux dans les villages qu'elle connaît le mieux. « Je veux être un pont entre les deux mondes, affirme-t-elle. Montrer aux Hans que le bouddhisme n'est pas une superstition mais une croyance importante pour les Tibétains. » D'une façon informelle, elle est parfois sollicitée par les autorités chinoises locales pour leur expliquer comment se comporter et se présenter aux Tibétains sans « faire de gaffes » et sans « effaroucher ». Liang Zhun se sent privilégiée aujourd'hui, après des années de voyages, de rencontres, d'expériences humaines « uniques », comme lorsque l'abbé supérieur du grand monastère de Litang lui a donné l'autorisation de se déplacer en toute liberté dans ce lieu sacré où les femmes n'ont pas le droit d'entrer. « J'ai pu tout photographier et, par la suite, j'ai pu monter des expositions officielles et des livres pour le gouvernement chinois, afin de mieux faire comprendre ce que sont la culture et la religion tibétaines. » Même si le sujet reste hautement sensible aux yeux des autorités de Pékin, Liang Zhun explique avant tout l'incompréhension et les tensions entre Hans et Tibétains par une ignorance réciproque, reconnaissant toutefois que des erreurs ont été commises par le passé. « J'ai vu des Tibétains très riches, mais aussi très pauvres, dans les régions très reculées, dit-elle, mais je vois que petit à petit on peut faire avancer les choses, efficacement et dans la discrétion. »
D'où l'idée de venir installer à Shanghaï les bureaux de son association A-Z Cultural Enterprise, en faveur des peuples et minorités tibétaines. « Je veux que cela devienne un endroit où les gens viennent et découvrent les cultures de l'Ouest chinois », assure-t-elle en montrant l'exposition permanente de ses magnifiques photos, portraits de Tibétains. « Vous savez, je ne suis pas bouddhiste, même si de nombreux Tibétains m'ont demandé de les suivre dans leur religion, mais ils ne m'en veulent pas. Chaque religion a ses valeurs. L'important consiste à se respecter mutuellement. Je défends la liberté du coeur et la liberté religieuse. »
DORIAN MALOVIC
LIRE : Les Hans et les minorités
Les Hans et les minorités. La population chinoise (1,4 milliard d'habitants) appartient à plus de 90 %à l'ethnie chinoise historique des Hans. Il existe 56 autres ethnies, appelées « minorités nationales », qui représentent moins de 10 %de la population totale, mais vivent sur plus du tiers du territoire de la République populaire de Chine. À lire absolument : Royaumes du Kham, photographies de Liang Zhun, texte de Benoît Vermander, Édition des Indes savantes, 191 p., 39 €.
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1 commentaires:
Prière de transmettre ce commentaire à Liang Zhun., de la part du Dr. François Besançon, Paris, fbesan@gmail.com
Bienfaits pour la Chine de la culture mongole-tibétaine.
Vous connaissez les souvenirs laissés en Chine par les invasions mongoles. Entre le 17° et le 19° siècles, les Mongols se seraient convertis massivement au bouddhisme sous l’influence des lamas tibétains. Ils seraient devenus pacifiques tout en honorant la mémoire de Gengis Khan. Remarquant cela, l’empereur de Chine aurait favorisé financièrement l’expansion, en Mongolie, des lamaseries dépendantes de Lhassa.
Au 19° siècle, la Chine dominait le Tibet, dont le gouverneur était nommé par l’empereur. Les premiers Français qui ont visité Lhassa ont fréquenté les grandes caravanes qui conduisaient à Pékin le tribut que le Tibet devait payer à l’empereur, malgré sa pauvreté. Peut-être aurait-il été préférable que ce soit l’empereur qui paye un tribut au Tibet, par reconnaissance envers ceux qui ont pacifié les Mongols. Cela aurait changé du tout au tout l’opinion du peuple tibétain envers le pouvoir chinois.
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