Romain Gubert et Sylvie Pierre-Brossolette
In extremis.Comment Sarkozy, Musca et DSK ont réussi à convaincre Merkel. Récit.
Ce fut niet. A l'un de ses plus proches ministres venu lui demander récemment d'adoucir le principe du départ d'un fonctionnaire sur deux à la retraite, Nicolas Sarkozy a répondu : « Impossible. Tu comprends bien qu'après la Grèce ce sera le Portugal, puis l'Espagne, et finalement la France, qui sera dans le collimateur des marchés. » Pas question, donc, d'accepter un quelconque relâchement de la rigueur à la française. C'est dire le sérieux avec lequel le président a pris la tempête qui s'est abattue sur l'euro depuis le début de la crise grecque. Dès le début, il a plaidé pour que des mesures collectives soient prises afin de juguler la contagion. Mais à aucun moment il n'a voulu donner l'impression que l'entente franco-allemande était mise à mal. Il avait beau râler intérieurement contre la lenteur à se décider d'Angela Merkel et l'action délétère des agences de notation, il était décidé à ne pas le montrer. A rester zen. Il a donc fait pression en coulisse pour qu'enfin la grande voisine de la France se décide à bouger. Ce qui fut fait pendant que le chef de l'Etat français était en voyage officiel en Chine, piaffant de ne pas être plus directement à la manoeuvre. Tous les jours, il faisait le point au téléphone avec son équipe de l'Elysée et a eu personnellement deux fois la chancelière en ligne. C'est ainsi qu'il a calé la date du 7 mai (et non du 10, postérieure à l'élection régionale en Rhénanie-du-Nord-Westphalie) pour la réunion de chefs d'Etat et de gouvernement devant entériner le plan d'aide à la Grèce. Une séance de travail au cours de laquelle il compte aborder le problème du fonctionnement des agences de notation et faire des propositions sur une meilleure gouvernance économique de l'euro, donc de l'Europe. Et qu'importent les critiques, comme celles de Joachim Bitterlich, le très francophile ex-conseiller de Helmut Kohl, qui exprimait ainsi sa consternation : « Avec Mitterrand et Kohl, on aurait réglé le problème tout de suite en l'espace d'un week-end. » Et de se désoler de voir qu'en Allemagne, désormais, ni l'Europe ni l'euro n'ont plus la cote dans les sondages : « On a trop attendu. »
De ce genre de critiques, Sarkozy n'a pourtant que faire. Car il sait, lui, que ce à quoi l'Europe vient d'échapper n'est rien d'autre que l'implosion de la monnaie unique. Et il a mis toute son énergie pour faire barrage à ce scénario depuis dix-huit mois... La tragédie grecque commence en effet fin 2008, au coeur de la crise financière. A cette époque, Athènes est déjà attaquée par les marchés. Elle est à deux doigts du défaut de paiement. Nicolas Sarkozy et Angela Merkel discutent alors longuement pour la première fois du risque grec. Le Français et l'Allemande sont d'accord : jamais ils ne laisseront tomber Athènes. Non par altruisme, mais parce qu'ils savent tous deux que la Grèce peut entraîner dans sa chute l'ensemble de l'édifice européen.
Petit à petit, pourtant, les marchés détournent les yeux et se jettent sur d'autres proies. Ouf, fausse alerte, Athènes est épargnée. Ce n'est qu'un répit... Car le couperet tombe un an plus tard, fin 2009. Athènes est alors empêtrée dans ses déficits abyssaux. Pis, le pays, en novembre, avoue que ses statistiques ne sont pas fiables et que sa situation est beaucoup plus mauvaise qu'annoncé. Dans la foulée, le gouvernement Papandréou reconnaît que ses prédécesseurs ont menti à leurs homologues. Cette fois-ci, tout est en place pour une attaque en règle des marchés et des agences de notation. Cela ne manque pas...
A l'Elysée, dès les premières tensions, on prend l'affaire très au sérieux. Au coeur du dispositif, Xavier Musca, le secrétaire général adjoint de l'Elysée, voit venir la tempête de loin. Ancien directeur du Trésor et ancien rédacteur français du traité de Maastricht avec Jean-Claude Trichet, il navigue depuis toujours dans les hautes sphères de la finance internationale et connaît sa zone euro sur le bout des doigts. Il sait que l'Espagne, le Portugal et l'Italie sont dans des situations budgétaires gravissimes. Si rien n'est fait pour la Grèce rapidement, ce sera leur tour demain. Et pourquoi pas après-demain celui de la France... Il faut donc réagir vite. Problème, les Allemands ne veulent rien entendre. Ils sont excédés par les mensonges grecs. Angela Merkel veut dire au reste de l'Europe qu'elle en a assez d'offrir sa crédibilité monétaire à tous, sans contreparties. D'ailleurs, explique la chancelière à chacun de ses interlocuteurs, elle ne peut rien faire pour la Grèce, au risque de violer sa Constitution, qui lui interdit de voler au secours d'un canard boiteux européen. Les politiques grecs sont tétanisés par les assauts des marchés. La Commission est fragilisée. L'Espagne, qui exerce la présidence de l'UE, n'est pas crédible. En haussant la voix, Madrid donnerait l'impression de se battre en réalité pour sa survie. Il ne reste donc que Sarkozy pour plaider la cause grecque auprès des Allemands. Et le Premier ministre grec s'en remet au président français.
Contrairement à ce qui s'est passé en 2008, alors que la France exerçait officiellement la présidence de l'UE, Sarkozy sait qu'il faut jouer la partie discrètement. Il n'y aura aucune fanfaronnade sur le mode « la France est de retour ». La feuille de route est subtile : il ne faut rien laisser paraître non plus des dissensions entre la France et l'Allemagne devant les marchés. Enfin, il ne faut surtout pas froisser Berlin en tirant la couverture à soi.
Quel accouchement ! Dans ce rôle pourtant à contre-emploi, Nicolas Sarkozy va exceller. Un exemple : mi-avril, alors que les équipes du Trésor français, emmenées par Ramon Fernandez et le duo Xavier Musca-Emmanuel Moulin, le conseiller économique à l'Elysée, ont usé plusieurs de leurs nuits pour pondre un « papier » qui détaille concrètement les aides destinées à la Grèce, tout le monde l'approuve. La Commission, la BCE, mais aussi l'Allemagne. Et les autres gouvernements signent sans ciller. Mais officiellement le « draft » ne sera pas estampillé bleu-blanc-rouge; officiellement (encore un message aux marchés), ce sera celui de la Commission. Et personne dans la délégation française, Sarkozy en tête, ne pousse de cocorico ! Quant à l'assistance du FMI vis-à-vis d'Athènes, dont les Français - Nicolas Sarkozy comme Jean-Claude Trichet à la BCE - auraient préféré se passer (question de crédibilité européenne), elle a été acceptée lorsqu'ils ont compris qu'une aide du FMI à la Grèce permettrait à Merkel de vendre le plan à ses alliés politiques. Et surtout à son opinion publique.
Mais quel accouchement ! Car les Européens s'y sont repris à plusieurs fois pour « vendre » le sauvetage de la Grèce aux marchés. Fin février, alors qu'ils pensaient avoir trouvé la parade pour calmer lesdits marchés, les Grecs ont tout gâché en deux jours par une série de déclarations maladroites. En mars, alors qu'un nouveau dispositif était mis en place, ce sont les débats politiques en Allemagne (la création d'un FME - fonds monétaire européen, la « vente » des îles grecques en contrepartie des aides) qui ont persuadé les marchés que Berlin n'avait pas réellement envie d'aider la Grèce.
Coup de canif. Le 2 mai, pourtant, les hommes du président français ont convaincu leurs homologues de récrire ni plus ni moins un article jusque-là resté vierge dans le traité de Maastricht. Qui pourrait s'intituler « comment sauver un Etat de la zone euro en faillite ? ».
Le succès - sur le papier pour le moment - du plan de sauvetage grec tient aussi au hasard des circonstances. La présence de deux Français à la tête de la BCE et du FMI, qui se connaissent depuis toujours et savent, quand les circonstances l'exigent, mettre leur ego dans leur poche, a beaucoup facilité les choses. Dominique Strauss-Kahn s'est ainsi prêté au jeu sans un accroc. Il a fait avaler le plan de sauvetage à ses bailleurs de fonds, dont certains faisaient la moue (motif : la Grèce a moins besoin d'aides que d'autres pays puisque malgré ses difficultés elle reste un pays riche). Il s'est aussi parfaitement coordonné avec la com' européenne vis-à-vis des marchés. Reste Jean-Claude Trichet, évidemment constamment à la manoeuvre dans son rôle de sage et d'oracle respecté de tous. A plusieurs reprises, le patron de la BCE a pris son bâton de pèlerin et mis tout son crédit dans la balance pour expliquer aux Allemands que le sauvetage de la Grèce n'était pas négociable. A moins de risquer la contagion... Pour preuve, Trichet a même accepté de desserrer l'étau sur les garanties qu'il demandait jusque-là en contrepartie des liquidités qu'il offre aux banques pour se refinancer. Un sérieux coup de canif dans les dogmes auxquels il croit depuis toujours.
Feu de forêt. Le Meccano européen pour sauver la Grèce est désormais en place. Athènes n'a plus besoin de faire appel aux marchés pendant dix-huit mois. La difficile coordination a mis au jour les défaillances politiques de l'Europe. Pour beaucoup, les atermoiments de Berlin ont transformé un petit feu de broussailles en gigantesque feu de forêt. Plutôt que de déverser 110 milliards d'euros sur la Grèce, comme cela a été décidé le 2 mai, il aurait pourtant suffi, estiment certains, que l'UE ou l'Allemagne garantissent les titres grecs dès les premières menaces et les marchés auraient compris le message. Au lieu de quoi les tergiversations européennes ont fait la fortune des spéculateurs du monde entier.
En attendant, à l'Elysée, on se réjouit d'avoir été discrètement mais concrètement à la manoeuvre. Et que l'exemple grec puisse peser sur le cas français. La réforme des retraites pourrait en être facilitée. Eric Woerth estime que l'opinion et les syndicats ne pourront trop fortement s'opposer à des mesures imposées à d'autres. Tout en souhaitant que l'argument n'aille pas trop loin : « Il ne faudrait pas, dit le ministre du Travail,que l'opposition, par démagogie, nous accuse de réformer sous la seule pression des marchés. » A moins que ceux-ci n'aident Nicolas Sarkozy à remettre de l'ordre dans la maison France
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