vendredi 4 juin 2010

DOSSIER - Israël la déchirure






Marianne, no. 685 - Événement, samedi, 5 juin 2010, p. 12

Après la tragédie - Maurice Szafran

Il y a cinq semaines était lancé l'" Appel à la raison " de JCall, dont les signataires se sont vu accuser des pires trahisons par l'establishment et la droite juive. Une initiative de paix qui résonne douloureusement aujourd'hui.

Qui a donc osé écrire, après le stupide et meurtrier assaut contre le bateau Mavi Marmara : " Israël n'a ni le Premier ministre, ni le ministre des Affaires étrangères, ni le gouvernement - composé dans sa majorité de minables et d'incapables - dont ce pays a besoin. " ? Un anti-Israélien primaire dissimulant sa sympathie pour les islamo-fascistes du Hamas ? Un adversaire irréductible du sionisme, incapable d'admettre qu'il s'agit d'un mouvement de libération nationale comme le XXe siècle en a tant connu ? Un négociateur de l'Autorité palestinienne épuisé par les humiliations que lui fait subir le chef de la diplomatie israélienne, Avigdor Lieberman, un clone de Le Pen ? L'auteur de cette condamnation à la fois radicale et... hautaine ? L'éditorialiste de Maariv, le grand quotidien de Tel-Aviv, à l'accoutumée à droite de l'échiquier politique israélien. Depuis le drame perpétré sur le Mavi Marmara, toute la presse israélienne cogne, et cogne encore, sur le pouvoir politique, sur l'état-major militaire. Un exemple à retenir de (très) bonne santé démocratique.

Quel extrémiste, quel ennemi farouche d'Israël s'est cru autorisé, dans la dernière livraison du Nouvel Observateur, pareille condamnation : " Rien ne peut justifier ou absoudre le crime qui vient d'être commis. Aucune excuse ne peut motiver cette action stupide. Faut-il qu'un pays soit en proie à la peur, à la confusion, pour agir de la sorte. Cette opération insensée donne la mesure du déclin d'Israël " ? Ce constat, d'une cruelle lucidité, n'est pas sorti de l'esprit tortueux - et impitoyablement hostile à Israël - du célèbre linguiste américain Noam Chomsky, idole tutélaire de toutes les gauches radicales. David Grossman - c'est lui l'auteur - est israélien, sioniste, romancier fameux, ancien officier, figure de proue d'un Israël laïc, généreux et, surtout, lucide. Son fils, Uri, a été tué lors de l'opération " Plomb durci ", cette guerre lancée contre le Hamas dans la bande de Gaza en décembre 2008. L'écrivain sait qu'en critiquant sans répit Netanyahou et sa politique il défend, avant même l'exigence morale de justice envers les Palestiniens, son pays et ses concitoyens.

Pas d'arguments sérieux, mais des insultes à la pelle

En France, en Europe et aux Etats-Unis, les émules de David Grossman - les véritables amis d'Israël - sont nombreux. Ceux qui n'opinent pas invariablement à toute (bonne ou mauvaise) décision du gouvernement de Jérusalem. Ceux qui ne veulent plus entretenir la moindre illusion sur la nature belliciste du Premier ministre Netanyahou. Ceux qui ont compris (ce n'était vraiment pas compliqué...) que l'ultradroite nationaliste, alliée aux fous de Dieu d'un judaïsme délirant, fera tout pour entraver un plan de paix dont les moindres détails ont été déjà mille fois négociés. Tous ceux-là n'ont pas été surpris par la capture meurtrière de la flottille au large de Gaza, ce minuscule territoire de l'enfermement et du malheur palestinien. Ces amis d'Israël ont en masse signé l'" Appel à la raison " de JCall (lire l'enquête d'Alexis Lacroix p. 14).

Que disait-il, cet appel qui a tant irrité l'establishment et la droite juive ? Des choses évidentes, qui résonnent étrangement après l'abordage et ses morts. Il rappelait, cet " Appel à la raison " du JCall, que " l'alignement systématique sur la politique du gouvernement israélien est dangereux car il va à l'encontre des intérêts véritables de l'Etat d'Israël ". Qui peut encore douter de la pertinence de cette remarque de bons sens ?

Qu'affirmait-il, cet appel qui a mis en rage le Premier ministre Netanyahou (" Les signataires s'égarent ", a-t-il précisé dans le Figaro) ? Des évidences, qu'une forte majorité d'Israéliens - voilà sans doute la seule lueur d'espoir dans ce contexte tragique - partagent : " La poursuite ininterrompue des implantations en Cisjordanie et dans les quartiers arabes de Jérusalem-Est est une erreur politique, une faute morale. Il ne peut y avoir de sécurité durable pour Israël sans un Etat palestinien stable. " Vous parlez d'une idée originale...

Ah, que n'ont-ils pas entendu (c'était avant le drame de la flottille), les malheureux signataires de l'" Appel à la raison " ! Qu'ils faisaient le jeu des pires adversaires d'Israël ! Le truc pitoyable de la démonisation... Qu'ils étaient animés par la haine de soi ! Le truc de la psychiatrisation et de la culpabilité... Qu'ils se comportaient en alliés objectifs des islamistes du Hamas et - allons-y ! - des antisémites nouveaux et anciens. Le procès stalinien qui vise à souiller, pour mieux le détruire, l'adversaire politique. D'argument sérieux, point ! Mais des insultes à la pelle.

Cela vaut tout de même la peine de répliquer, de ne plus laisser le terrain libre aux thèses véhiculées par Benyamin Netanyahou et par ses relais, notamment en France. Nous éprouvons une admiration sans bornes envers Claude Lanzmann, l'auteur de l'immense Shoah ; l'agilité intellectuelle de l'historien Alexandre Adler, éditorialiste au Figaro, nous impressionne parfois. Mais qu'ils assument l'un et l'autre leur approbation de la politique de Netanyahou - même si Adler, reconnaissons-le, a fermement condamné l'opération israélienne dans une récente chronique du Figaro - et qu'ils répondent à ces deux remarques.

" Les ennemis de mes ennemis... "

La semaine dernière, le Hamas a trouvé un allié de choc en la personne de... Netanyahou. En vérité, cela n'a rien d'accidentel. La droite israélienne, de Sharon à Netanyahou, n'a cessé d'être animée de la même obsession envers les Palestiniens : détruire leur mouvement national, éreinter le Fatah et l'OLP de Yasser Arafat, refuser tout dialogue avec les laïcs et les anti-islamistes qui, à l'origine, contrôlaient l'Autorité palestinienne. Pour cela, les chefs de la droite nationaliste israélienne sont allés, dans les années 80, jusqu'à armer les islamistes palestiniens et libanais, au prétexte que " les ennemis de mes ennemis peuvent m'être utiles ". La semaine dernière, la bêtise et l'aveuglement de Netanyahou et des siens ont rendu une fois de plus un fieffé service aux tortionnaires du Hamas en tombant dans le piège médiatisé de cette habile opération " Flottille pour Gaza " où se mêlaient humanitaires, pacifistes, islamistes et idiots utiles.

Qu'en pensent Lanzmann ou Adler ? Nos colonnes leur sont ouvertes.

Enfin, ne sous-estimons pas le danger d'un sursaut d'antisémitisme dans une société occidentale rongée dans ses tréfonds par l'inquiétude, aussi bien dans les cités où sont parqués les enfants de l'immigration que dans les beaux quartiers. L'idée vénéneuse selon laquelle " les Israéliens emmerdent tout le monde et compliquent la vie de tout le monde ", cette idée-là peut, tôt ou tard, provoquer des ravages.

Pourquoi Claude Lanzmann et Alexandre Adler ne veulent-ils pas prendre en compte cette dimension ?

PS : Pour être tout à fait transparents envers nos lecteurs, précisons que l'auteur de cet article compte parmi les premiers signataires de l'" Appel à la raison " de JCall.


Chez les intellectuels juifs...

Les consciences ébranlées - Alexis Lacroix

Face à la radicalisation du gouvernement Netanyahou-Lieberman, penseurs européens et israéliens, jusqu'alors condamnés aux alternatives tranchées, tentent d'ouvrir une nouvelle voie : celle du doute et du questionnement.

"La situation actuelle mérite et exige la mobilisation des intellectuels. " Cet aveu du philosophe Claude Lefort, signataire de l'appel JCall, résume assez fidèlement le sentiment dominant chez de nombreux penseurs français, dont le lien vital à l'Etat d'Israël s'ombre, ces jours-ci, de la revendication d'un droit nouveau le droit à la critique. Droit à la critique dont JCall, depuis exactement cinq semaines, est l'expression la plus frappante et la plus décidée. Cette initiative de paix semble même refléter l'éclosion, au sein des communautés juives, d'une sensibilité inédite, en tout cas moins contrainte. Cette mutation des consciences, encore balbutiante, comme l'admet Daniel Cohn-Bendit, accule les responsables du Conseil représensentatif des institutions juives de France (Crif), jusqu'ici ultr alégitimistes, à prendre un minimum de distance rhétorique avec les hard liners prompts à appuyer le gouvernement de l'Etat juif en toute situation, et quoi qu'il fasse, selon un modèle consacré aux Etats-Unis par le tout-puissant lobby Aipac (1) : ainsi, le Crif s'est fendu, après le drame de la flottille voguant vers Gaza, d'un communiqué embarrassé déplorant " profondément " ce qui est arrivé et jugeant que " ce n'[était] pas une bonne nouvelle pour la paix ". Parallèlement, l'onde de choc de JCall continue à se faire ressentir. Par l'ouverture impromptue parmi les juifs de France d'un débat dont la droite ne veut à aucun prix. Un débat que consacre l'appel d'intellectuels israéliens à Jérusalem et à Tel-Aviv, en soutien à l'initiative de leurs collègues européens, et notamment français.

Un climat inédit s'installe-t-il ? Est-on déjà fondé à parler, en Israël et, plus décisivement, dans la diaspora, d'un réveil du camp de la paix ? La conclusion s'avère peut-être un peu prématurée. Mais ceux que tente, avec Marcel Gauchet, le lamento décliniste sur le " marécage " dans lequel se complairaient les intellectuels français doivent d'ores et déjà en rabattre : face à la radicalisation du gouvernement Netanyahou- Lieberman, l'engagement des clercs ne s'est pas dissous dans la rumination mélancolique de la " posthistoire ". Ces dernières heures, leur implication et leur remobilisation regagnaient même une vigueur inattendue.

Depuis la semaine dernière, l'aggravation de la dérive du gouvernement israélien, bunkérisé dans un moderne syndrome de Massada, dessille les yeux et libère les langues. D'abord, bien sûr, au sujet de l'assaut donné à la flottille turque : " Israël est malheureusement tombé dans un piège affreux ", plaide le cinéaste Claude Lanzmann. Une déclaration que nuance, à distance, celle du philosophe Bernard-Henri Lévy, lundi, dans le cadre du Forum des démocraties organisé par l'ambassade de France à Tel-Aviv. Avant de débattre avec la ministre israélienne de la Culture, Limor Livnat, BHL estimait en effet " stupide " cet arraisonnement.

Ne pas croire que cette joute discursive se limite à un affrontement germanopratin, aussi surjoué que dénué de prise sur la réalité. Désormais, les discours ont une chance de se traduire en efficacité concrète : dès qu'il y va de l'Orient compliqué, " dire, c'est faire ", pour reprendre la célèbre formule du linguiste John Austin. En ces journées agitées, le lien entre les penseurs et Israël se recompose en accéléré. Ces dernières années, ils n'avaient guère accès au nuancier des positions complexes. L'air du temps les condamnait aux alternatives tranchées. Le noir et blanc envahissait l'espace : soit les postures hypercritiques de l'ex-président de Médecins sans frontières Rony Brauman, soit le légitimisme ultradéfensif, à la façon du Crif. Cette dernière tendance est à nouveau forcée de partager la scène avec une troisième force, non moins ferme dans sa fidélité à Israël, mais plus ouverte au doute, au questionnement. Certes, le légitimisme pro-israélien proche du Likoud, c'est-à-dire de la ligne politique suivie par la coalition Netanyahou-Lieberman, garde ses hérauts inébranlables. Il est par exemple incarné, ces jours-ci, par le philosophe Shmuel Trigano, promoteur d'une contre-pétition dénonçant en JCall un " déni de la souveraineté d'Israël " doublé d'une tentative de " placer Israël sous tutelle internationale, sous la houlette des Etats-Unis d'Obama et de l'Union européenne ".

JCall, cela dit, a ouvert une brèche, une entaille dans l'éternel retour des soliloques militants. " Bon, d'accord, admet Dany Cohn-Bendit, on peut dire de cette initiative qu'elle s'apparente à un phénomène de bulle. Mais il peut aussi lui arriver la même chose qu'à Europe Ecologie : que la bulle finisse par s'installer dans le paysage. D'ailleurs, il y a un vrai frémissement dans l'opinion. " Revendiquant ce qu'il appelle un " pessimisme actif ", l'historien Pierre Nora, lui aussi cosignataire de JCall, fait montre, pour sa part, de prudence : " JCall n'aura peut-être pas d'effet réel immédiat. " L'académicien rejoint toutefois Cohn-Bendit sur l'essentiel : cette initiative permet d'" associer le soutien à Israël avec une vigilance critique face aux dangers que fait naître la conduite suicidaire du gouvernement actuel ".

Cet infléchissement moral et politique est encore modeste. Il y a loin encore de cet " appel à la raison " à la " révolution copernicienne " des communautés juives qu'espèrent, depuis si longtemps, certains champions du " camp de la paix ", tel l'historien israélien Zvi Lamm, qui n'eut de cesse, depuis 1967, depuis les premiers jours de l'occupation, de mettre en garde ses compatriotes contre le passage du sionisme... à l'autisme. Un ton neuf, cela dit, s'est fait jour, en France notamment. Le débat empiète à nouveau sur les allégeances automatiques. Un " ébranlement en profondeur " serait même en train de se produire, selon Bernard-Henri Lévy. Un moment de la conscience juive française, en tout cas, se referme - celui des années 2000, au cours desquelles le soutien prodigué à la politique de l'Etat juif se devait d'être inconditionnel.

Dans cette séquence, marquée par l'augmentation vertigineuse des agressions et des violences antisémites, les franges les plus droitières des communautés juives ont cherché à donner le la. En effaçant et en minorant les positions proches d'un sionisme de gauche ou du centre. En France notamment, certains sectateurs du Likoud, le grand parti de la droite nationaliste, tentèrent d'imposer l'idée que le moindre écart par rapport à la ligne du gouvernement israélien constituait une entorse intolérable. Ce sont certains d'entre eux qui se déchaînent actuellement sur la blogosphère, en présentant les signataires de JCall comme des " traîtres ".

Un combat d'arrière-garde aux yeux de Pierre Nora, qui en veut pour preuve la réception positive de la Lettre à un ami israélien (2), le récent livre de Régis Debray : " Contrairement à ce que suggèrent certains, je ne crois absolument pas que la moindre mise en cause du gouvernement d'Israël puisse alimenter la délégitimation de l'Etat. C'est plutôt le contraire qui est vrai. " Le responsable de La Paix maintenant en France, David Chemla, interprète le débat nourri que suscite JCall, notamment sur certaines radios communautaires, comme le signe que les hardliners sont désormais obligés de composer : " Sur de nombreux forums communautaires, la discussion idéologique, longtemps au point mort, renaît. Tant mieux. "

Dégel des consciences

Certes, ce dégel des consciences ne réjouit pas tout le monde. Avec franchise, Claude Lanzmann confesse son désaccord : " Ce qui m'a déplu dans le texte de JCall, c'est l'idée qu'il y aurait, tant en Israël qu'en diaspora, un "camp de la paix" frontalement opposé à un "camp de la guerre". Je connais très bien Israël : il s'agit là d'une vision fallacieuse de ce pays. Tout y est infiniment plus complexe et le consensus y est aussi important que le dissensus. Et puis, ne vous y trompez pas, insinuer, comme le font les rédacteurs de JCall, qu'Israël serait seul responsable de sa délégitimation est d'une très grande partialité. " Et le réalisateur du film Shoah d'ajouter : " Ce n'est pas nous, les juifs européens, après tout, qui versons notre sang dans les guerres d'Israël ; cela ne nous interdit pas de dire notre désaccord avec telle ou telle mesure de la politique israélienne, mais le moins qu'on puisse attendre de nous, c'est de ne pas oublier quelle fraternité originaire nous lie, qu'on le veuille ou non, aux hommes et aux femmes de ce pays. " Evoquant la formation d'un " establishment juif " constitué de personnes qui, jusqu'ici, s'exprimaient très peu en faveur d'Israël, Lanzmann déplore que ce dernier, en France, se montre " si prompt à condamner Israël quand cet Etat cesse de répondre à l'image idéalisée et angélique qu'il voudrait en avoir. Mais la situation d'Israël fait que des guets-apens lui sont sans cesse tendus, dans lesquels il ne peut pas ne pas tomber ". Concernant le sens et la portée de JCall, Bernard-Henri Lévy s'écarte de cette analyse, mais il rejoint Lanzmann sur la nécessité de faire droit aux multiples facettes du Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou. Sa trajectoire, à ses yeux, ne relève pas des grilles politiques qui ont cours dans le débat politique et médiatique hexagonal : " Le vrai partage, au sein de la classe politique israélienne, n'oppose pas les néoconservateurs et les ?progressistes mais les optimistes et les pessimistes. Netanyahou, que je connais un peu, est incontestablement de cette deuxième famille. Son pessimisme politique et métapolitique est extrêmement profond. En clair, il a du mal à croire que la tragédie israélo-palestinienne puisse connaître un jour un dénouement. " Sur ce point, Alain Finkielkraut, autre signataire de JCall, est en accord avec BHL. Il refuse, lui aussi, de voir dans l'intervention israélienne, qu'il condamne comme une " faute tactique ", une volonté délibérée d'en découdre, répondant à un éventuel agenda ultraconservateur.

L'historien Alexandre Adler, éditorialiste au Figaro, n'a pas apporté son soutien à JCall. Sur les ondes de la radio communautaire juive RCJ, il a sobrement qualifié cette initiative d'" erreur ". Mais, ces jours-ci, Adler insiste, comme les promoteurs de JCall, sur deux réalités géopolitiques massives : " D'abord, Netanyahou est prisonnier d'alliances intolérables, par exemple celle d'Israël Beitenou [le parti d'extrême droite du ministre des Affaires étrangères, Avidgor Liebermann]. Ces alliances ont conduit le gouvernement à agir, dans cette affaire d'arraisonnement, sans aucun égard pour les effets désastreux de l'usage d'une violence hors de propos lorsqu'il s'agit de mener une bataille politique et non militaire ; ensuite, Obama demeure profondément favorable à Israël. "

Obama, la dernière chance ?

A Paris, deux jours après l'attaque du commando israélien, Bernard-Henri Lévy présente volontiers la médiation de l'hôte de la Maison-Blanche comme la dernière chance donnée à la paix : " Avec Obama, l'alliance américano-israélienne est à son zénith. Obama risque d'être le dernier président américain à avoir une relation intime, vivante avec Israël. " Et l'auteur d'American Vertigo d'expliquer : " Les Américains sont obsédés par l'antisémitisme français. Mais l'antisémitisme américain existe - et il progresse. Obama est de ceux qui lui font échec. Mais jusqu'à quand ? La ?fenêtre de tir actuelle ne se représentera pas : des gestes politiques forts doivent être effectués maintenant. Sinon, un jour viendra où les stratèges américains qui recommandent à leur pays de défaire son lien d'affinité avec Israël auront gain de cause. " Soudain, BHL s'interrompt. L'ancien ambassadeur des Etats-Unis en France Félix Rohatyn - un démocrate, un juif américain - s'immisce dans la conversation. Son verdict lapidaire sur l'attitude des Israéliens est sans appel : " Croyez-moi, Obama ne va pas les soutenir longtemps ! " Après que le diplomate s'est éclipsé, le philosophe renchérit : " Vous vous rendez compte ! Si un démocrate aussi impeccable que Rohatyn en est déjà à penser cela... "

La pax americana, soutenue par notre collaborateur Elie Barnavi et par les rédacteurs de JCall, devrait-elle être saisie par Israël comme une " dernière chance " ? " Les Israéliens, s'exclame Lévy, devraient comprendre qu'Obama est leur dernier rempart. Après sa présidence, les conditions risquent d'être beaucoup moins favorables à Israël. " Est-ce l'" effet JCall " ? Les intellectuels français, qui avouent avoir le souci d'Israël, n'ont jamais ressenti pareil sentiment d'urgence.

(1) American Israel Public Affairs Committee.

(2) Flammarion, 2010. Lire aussi " Marianne " n° 684.

Encadré(s) :

" Nous ne sommes pas des sauvages " Stéphanie Marteau

Dix jours avant l'élection du président du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif), le raid israélien contre la flottille permet aux candidats en lice de marquer leur différence. A peine le sortant, Richard Prasquier, doute-t-il du " caractère humanitaire de la flottille " que Meyer Habib, son challenger, joue la surenchère. " C'est une tragédie, mais il est évident qu'on avait affaire à des islamistes turcs proches d'Al-Qaida lourdement armés ", assène cet inconditionnel de Benyamin Netanyahou. Habib fait campagne à droite toute : " Le Crif doit être légitimiste. Les juifs français doivent être au côté de l'Etat d'Israël. " Le radicalisme monte encore d'un cran à la sulfureuse Union des patrons et des professionnels juifs de France (UPJF), qui avait décerné le 13 décembre dernier à Brice Hortefeux le " prix de la lutte contre le racisme et l'antisémitisme " " Ceux qui ont participé à cette opération voulaient tuer des juifs et aider des assassins ", proclame un responsable. A ce titre, " les Israéliens auraient du couler les bateaux ".

Comme souvent, la " rue " juive est plus intelligente que ses représentants communautaires. Ainsi, Mendy, 26 ans, employé dans une charcuterie kasher du XIXe arrondissement de Paris : " Bien sûr qu'il y a eu provoc de la part de certains humanitaires. Mais il y a eu aussi des bavures côté israélien. " Religieux, il ne veut pas se " mêler de politique ". Il n'en réfléchit pas moins : " Israël lèvera le blocus de Gaza quand le soldat Gilad Shalit sera libéré. Les Gazaouis ont besoin de manger, et nous, nous ne sommes pas des sauvages ! " Albert, une kippa sur la tête, attend sa femme qui fait des courses kasher. Ce pâtissier d'une cinquantaine d'années évoque " l'erreur d'avoir tiré sur des militants. C'est illégal d'arraisonner un bateau dans les eaux internationales ". Albert observe, un peu las, que " les juifs de France surréagissent trop souvent ". La preuve par son copain, Guershon, qui déboule dans la rue, son casque à la main. Cet agent immobilier de 46 ans n'adopte pas le même ton : " C'est formidable qu'Israël aille au bout de ses opinions. Si on laisse passer ces pseudo-bateaux humanitaires, demain, ils livreront des Scud à Gaza ! Israël ne doit pas céder à la pression internationale. Si on écoute le concert des nations, il nous reste à retourner vivre en Pologne et à attendre la réouverture d'Auschwitz. " Et il admire le " self-control " des soldats de l'Etat juif : " Moi, j'aurais tiré dans le tas ! "

Mira, 40 ans, mère de cinq enfants, est encore moins placide : " Les Occidentaux ne supportent ni les juifs ni les Arabes. Ils sont ravis que nous nous entretuions. " Sans quitter ses lunettes de soleil, un sac Morgan à l'épaule, elle déverse un flot intarissable de gros mots mêlés à des références... pieuses. Mira est ulcérée par ces responsables politiques français qui ont condamné l'opération israélienne : " Ils seraient mieux inspirés de tenir tous ces étrangers qui foutent la merde ici au lieu de donner des leçons de maintien aux Israéliens. " Elle explique que les soldats de Tsahal ont agi en " état de légitime défense ".

Seul le mariage qui s'annonce à la mairie du XIXe fait lâcher prise à Mina. Au milieu des invités, des juifs pas franchement religieux, Jeanne, la soixantaine replète, se lâche : " Neuf morts, c'est rien du tout ! Il y aurait dû en avoir 500 ! Que l'Etat français réclame le retour de ces saletés de terroristes islamistes, ça me dégoûte ! " Les militants juifs pour la paix de l'UJFP, comme Nicole Kahn, 76 ans, se sentent bien seuls... La Lyonnaise se dit " horrifiée par le siège de Gaza ". Elle est très isolée : " Les errements d'Israël, c'est un sujet tabou dans ma famille ", explique-t-elle.


Bernard-Henri Lévy: Depuis Tel-Aviv, où il participait au Forum des démocraties organisé par l'ambassade de France, le philosophe a fait savoir qu'il jugeait " stupide " l'assaut donné à la flottille turque et parle d'un " ébranlement en profondeur " de la conscience juive.
hannah

Claude Lanzmann: Au sujet de l'arraisonnement, le réalisateur du documentaire Shoah a déclaré qu'" Israël [était] malheureusement tombé dans un piège affreux ". Il regrette par ailleurs que l'" establishment juif " en France soit " si prompt à condamner Israël ".

Pierre Nora: Au sujet de l'appel de paix JCall, l'académicien estime qu'il permet d'" associer le soutien à Israël avec une vigilance critique face aux dangers que fait naître la conduite suicidaire du gouvernement actuel ".

Alexandre Adler: L'éditorialiste du Figaro qualifie d'" erreur " l'intiative JCall. Toutefois, précise-t-il, les alliances dont Netanyahou est prisonnier " ont conduit le gouvernement [israélien] à agir [...] sans aucun égard pour les effets désastreux de l'usage d'une violence hors de propos ".


Des tensions bien contrôlées - Régis Soubrouillard

Après l'attaque israélienne, on pouvait craindre le pire dans les quartiers rongés par le chômage. Mais les islamistes ont compris qu'ils avaient tout à gagner à maîtriser leurs réactions.

Une fois encore, les excès et bavures de Tsahal allaientils faciliter le travail des islamistes radicaux ? Quelques heures après l'arraisonnement du Mavi Marmara, des pre mières manifestations ont donné lieu à quelques échauffourées à Paris et à Strasbourg. Mais rien de grave. Dans la nuit de lundi à mardi, une douzaine de véhicules et un entrepôt ont tout de même été incendiés à Aubervilliers, ville jumelée avec Beit Jala en Cisjordanie depuis 1997. Une cinquantaine de riverains ont dû être évacués. Le nouveau préfet de Seine-Saint-Denis, le superflic Christian Lambert, s'est rendu sur place dans la nuit afin de prévenir d'éventuels nouveaux incidents. Le lendemain, le maire, Jacques Salvator (PS), affichait déjà son soulagement quant aux véritables motivations des auteurs : " L'incendie a eu lieu dans un endroit assez neutre. Ils ne s'en sont pas pris à une école juive ou à d''autres lieux qui auraient été beaucoup plus symboliques. " Une enquête a été confiée à la Sûreté territoriale pour déterminer l'origine, accidentelle ou pas, du sinistre. Militant historique de la cause palestinienne et s'affichant comme tel, Jacques Salvator avoue avoir " ressenti une grande émotion " parcourir sa ville. " Mais, ajoute-t-il, la situation n'était pas particulièrement tendue. " La mobilisation fut cette fois-ci plus forte à Toulouse : si une première manifestation s'est déroulée dans le calme, encadrée par les partis politiques et des associations, la seconde était d'une tout autre nature. Le site toulouse7.com constatait en effet une " radicalisation des manifestations pour Gaza ". " Nul membre du Parti communiste, nul élu vert ne s'était, cette fois-ci, déplacé. Seuls les partisans du NPA étaient présents, avec 300 à 400 personnes. Beaucoup de femmes voilées et des slogans radicaux ", témoigne le journaliste Christophe Cavaillès qui était sur place.

Où sont passés les islamistes radicaux ? Pourquoi n'ont-ils pas plus exploité la situation ? " Comme d'habitude, tout dépend de ce qu'on appelle islamistes?, répond le chercheur Olivier Roy. En fait, la mobilisation ne vient pas des radicaux jihadistes ou des salafistes, mais de la jonction de deux mouvances : les habituels propalestiniens, laïcs, de gauche, tiers-mondistes, auxquels s'ajoutent de plus en plus de militants musulmans pratiquants, qui se situent plutôt dans ce que j?ai appelé "l'islamo-nationalisme", c'est-à -dire l'islamisation d'une cause nationale. " Si les services de police redoutent toujours que l'actuelle politique israélienne constitue une aubaine pour les réseaux salafistes recruteurs, Olivier Roy pensent qu'ils font " un contresens total : les salafistes soutiennent qu'il n'y a pas de compromis avec ?la société "impie". Or, ce mouvement de solidarité avec le peuple palestinien montre précisément qu'il y a des causes que l'on peut défendre en commun avec des non-religieux et que l'aide concrète à la Palestine exige la sortie du ghetto tant religieux que social ".

D'ailleurs la Toile islamique, elle non plus, n'a pas explosé. Evidemment, sur les forums radicaux pullulent toujours les mêmes insultes et commentaires ultraviolents. Mais rien à voir avec les appels au jihad permanent lancés lors des émeutes d'octobre 2005 par des illuminés espérant une révolution islamique sur fond d'" intifada des affamés et des opprimés ". Sur son blog très fréquenté, l'universitaire islamiste Tariq Ramadan a pourtant rapidement réagi, rédigeant un édito au vitriol intitulé " Le vrai visage d'Israël " : " On essaie encore de nous faire croire que l'armée israélienne a agi en état de légitime défense. Le ridicule ne tue pas? les oppresseurs ! Ces crimes caractérisés jettent une fois encore la vraie lumière sur Israël et sa politique de manipulation et de haine. " Dans les commentaires qui suivent son texte, toutes les sensibilités s'expriment, des plus violentes aux - parfois - plus apaisantes. Pour Samsam, " c'est une véritable honte, une fois de plus !! La communauté internationale doit prendre une décision juste (enfin !!!), il faut plus que condamner, il faut agir, agir pour les Palestiniens, agir pour la dignité humaine, agir contre l'oppresseur israëlien, qui justifie tous ses actes mortels pour se ?protéger?. Que Dieu le Tout-Puissant vienne en aide aux Palestiniens et à tous les peuples opprimés ". Si la condamnation est unanime et les propos batailleurs, aucun appel à l'insurrection n'est à signaler.

Tactique de la discrétion

Cette discrétion semble d'ailleurs cohérente : puisque Israël semble avoir perdu la bataille des images et de l'opinion, pourquoi en rajouter ? En radicalisant à l'excès leur propos, les islamistes perdraient le bénéfice politique de la situation : au moment où Israël est plus isolé que jamais, ce serait une erreur politique d'en rajouter. Les responsables des mouvements radicaux semblent cette fois-ci l'avoir compris. Cette relative atonie peut ainsi s'expliquer par une gestion tactique des réactions. Olivier Roy, auteur, en 2006, d'un texte qui récusait déjà l'expression " intifada des banlieues ", après les émeutes de 2005, persiste à ne pas redouter une explosion des banlieues en relation avec le conflit israélo-palestinien : " Ce ne sont pas les jeunes qui brûlent les voitures et se castagnent avec les flics qui sont à la tête du mouvement de solidarité avec les Palestiniens. Ce sont des militants plus éduqués, souvent insérés professionnellement. Ils peuvent vivre en banlieue, mais la banlieue comptent des populations variées ! " Mais il pense que l'épisode tragique de l'abordage de la flottille pour Gaza aura des conséquences sur les réseaux propalestiniens et l'islam de France. Mais pas celles que beaucoup imaginent. Car, paradoxalement, l'élargissement du mouvement de soutien aux Palestiniens s'accompagne selon lui d'une perte d'hégémonie des organisations islamistes : elles doivent en effet passer des compromis en s'associant aux organisations humanitaires et aux laïcs. Reste à savoir s'il s'agit d'un changement ponctuel ou l'ébauche d'une nouvelle donne chez les musulmans de France.


L'Etat hébreu piégé par ses chefs - Martine Gozlan

L'agression de la " flottille de la paix " est l'implacable révélateur de l'incurie des autorités israéliennes. Quel avenir pour un pays entre les mains de politiques repliés sur eux-mêmes et obsédés par la force ? Reportage.

"Je suis complètement désespéré ", dit Reuven Pedatzur, en souriant. L'ancien pilote de chasse carre sa haute silhouette sur la petite banquette du café Eden, rendez-vous branché de Neve Tzedek, le plus vieux quartier de Tel-Aviv, celui des doux rêveurs de 1909 qui l'avaient appelé " l'Oasis de justice ". Sur l'écran géant, en face de nous, repassent en boucle les images d'Ehoud Barak, le ministre de la Défense, et celles des soldats israéliens descendant d'une corde sur le pont du Mavi Marmara, bastonnés avant de tirer sur la foule en faisant neuf morts. Il y a quatre ou cinq commentateurs sur le plateau de la Chaîne 2, la télé israélienne, mais la serveuse a coupé le son. A quoi bon ? Les clients de l'Eden, tout jeunes mais déjà vétérans de l'occupation des Territoires et de la guerre de Gaza, n'ont pas envie qu'on leur explique ce qu'ils savent par coeur : Israël est totalement seul, et ce sont ses mauvais rois, ses faux prophètes, ses généraux aveugles qui l'ont collé dans ce pétrin.

Reuven Pedatzur, 60 ans, a fait toutes les guerres d'Israël. Il appartient à cet establishment militaire qu'on presse de questions depuis trois jours. Comment Tsahal a-t-il pu en arriver à cette faute qui est en même temps un piège ? A ce carnage qui exile une nouvelle fois l'Etat hébreu dans les eaux dangereuses et glacées de la réprobation universelle ?

Sur le pied de guerre...

" Désespéré ! " répète Pedatzur. Pour lui, pour ses fils déjà officiers et ses petits-enfants dont il ne voit plus l'avenir. Cet homme a combattu à Kippour, en 1973, et pendant les deux étés du Liban, en 1982 et 2006 : rien ne lui fera croire que cette flottille, même commanditée par une organisation islamiste turque, chargée de quelques farouches militants mais aussi de nombreux pacifistes sincères, constituait une menace majeure pour la sécurité d'Israël. " La vraie menace, reprend-il, c'est le processus de détérioration qui affecte toutes les décisions de l'Etat et donc celles de l'armée. Voilà ce qui met en danger mon pays. Mais pourquoi cela s'arrêterait-il ? Personne, ici, ne le voit ! "

Non, personne. Avant l'assaut du Marmara, il régnait dans le pays une atmosphère étrange. La semaine précédente, tout le monde était censé répéter un gigantesque exercice de défense civile. Comme Tsahal était en grandes manoeuvres, au nord le Hezbollah s'affichait, lui aussi, sur le pied de guerre, avec ses 40 000 roquettes, un arsenal reconstitué depuis la guerre de 2006. Au sud, Gaza et le Hamas attendaient la flottille. Le message de l'Etat hébreu à son peuple était le suivant : nous sommes en danger sur tous les fronts, mais il n'y a aucune raison de paniquer, nous contrôlons tout ! Le peuple s'était rendu assez mollement aux abris. Il serait toujours temps de se presser si éclatait vraiment une de ces guerres prophétisées par les stratèges. Une guerre avec le voisin ou avec le monde. En attendant, mieux valait vivre vite, entre la plage et le business, le shabbat et le shekel.

" Sept idiots " apeurés

Cette philosophie - aux antipodes de la philosophie en général et de la philosophie juive en particulier puisqu'elle n'implique aucune faculté d'analyse, aucune capacité de déduction ou d'anticipation - convient peut-être aux peuples mais pas à ceux qui sont comptables de leur destin. Or, les dirigeants d'Israël se sont mis à penser aussi mollement que les foules vaquant à leurs affaires, leurs amours ou leurs prières. Ils professent le même dédain pour le lendemain que leur peuple détaché du futur, isolé sur le rocher de l'instant et replié en lui-même. Le visiteur connaît la rengaine : " Pas d'attentat ? Pas de soldat tué ou enlevé ? Personne de chez nous n'est touché ? Alors, ça va... "

Non, ça ne va pas. Quand l'affaire de la flottille a commencé à prendre de l'importance, alors que les bateaux étaient encore loin mais que les regards du monde commençaient à se tourner vers eux avec curiosité et sympathie, les sept ministres israéliens du cabinet de sécurité étaient enlisés dans la même léthargie que leurs compatriotes. Et léthargie ne veut pas dire sérénité. L'Israélien moyen est un hyperactif, son agitation lui sert de système de défense. Les sept ministres qui ont décidé de déléguer à l'armée toutes les initiatives sans prendre la peine une seconde d'ausculter les émotions du grand corps international, ni de planifier un peu l'opération, ces " sept idiots ", comme les appelle l'opposant Yossi Sarid (ancien ministre et ex-leader du Meretz, le parti d'extrême gauche), se sont eux aussi comportés en hyperactifs. Du fond de leur léthargie, ce crépitement de décisions brouillonnes et brutales les rassurait formidablement. Le bruit de fond ressemblait à celui qui règne partout en Israël, dans les cafés, les restaurants, et même les synagogues : il permet de couvrir le tumulte de la peur intérieure. " Car, encore et toujours à cause du nazisme, nous sommes une société apeurée, composée d'estropiés psychiques, et c'est là qu'il faut chercher la source de notre obsession de la force ", écrivait l'ex-député travailliste Avraham Burg.

Les sept ministres d'un gouvernement qui déçoit 57 % des Israéliens (selon le dernier sondage du quotidien Maariv) ont donc dit à l'armée de foncer. Eux-mêmes n'avaient pas le début du commencement d'une idée non militaire, d'une idée civile et diplomatique. Rappelons que le chef de la diplomatie israélienne, Avigdor Lieberman, est aussi le chef d'un parti d'extrême droite, Israël Beitenou, pour qui toutes les options diplomatiques sont nulles et non avenues. Ce paradoxe désastreux explique la paresse des sept ministres et leur propension à la gesticulation. Yossi Sarid enfonce le clou : " Pour eux, chaque jour est un D-Day ! Qu'est-ce que ce sera quand une guerre totale éclatera ! " Le général Giora Eiland, un ancien responsable des unités d'élite de parachutistes, tonne à son tour : " Sur la question de la flottille comme sur des dizaines d'autres, nous sommes restés passifs aussi longtemps qu'il n'y avait pas de crise, et nous avons commencé à réfléchir uniquement lorsque la crise a éclaté... "

Il y avait évidemment des tas d'autres options.

Le général Shlomo Brom les examine amèrement dans son bureau de l'Institut des hautes études stratégiques, à Jaffa. Plus personne ne l'appelle de Ramallah : or, Shlomo Brom fait partie de ces Israéliens qui n'ont jamais interrompu les discussions avec les Palestiniens. C'est l'un des artisans de l'initiative de Genève signée en 2003 par quelques valeureux des deux camps, soutenue par toute la communauté internationale. Shlomo Brom a toujours cru qu'il y avait des partenaires côté palestinien. Ceux-là lui parlaient encore il y a moins d'une semaine. En attendant qu'ils rappellent, quand le traumatisme du Marmara commencera à guérir, le général se demande pourquoi on n'a pas saboté les moteurs des bateaux, envoyé une mission secrète pour rendre la flottille inutilisable au port d'embarquement, brouillé les communications... En somme, trouvé, même au cas où on renonçait à la diplomatie, n'importe quoi de fûté, de réactif. Brom, qui a planifié tant d'opérations jadis, est humilié et furieux. Ce n'est pourtant pas ses collègues, pas Tsahal qu'il a envie de mettre en cause. Enfin, si, le ministre de la Défense, Ehoud Barak, certainement. Mais pas les jeunes commandos parachutés sur le Marmara. Ceux-là, qui ont tiré dans le tas (les services prétendument les plus sophistiqués du monde n'ayant pas envisagé une seconde l'accueil qui fut réservé au commando), étaient otages d'une situation inextricable, impensée par leurs chefs : il ne se trouvera pas un Israélien pour les condamner. A Jérusalem, on placarde des autocollants sur les voitures : " Nous sommes tous des commandos marins ! " A Tel-Aviv, l'autre soir, des jeunes couraient dans la rue Hayarkon, le long de la mer, enveloppés dans un drapeau israélien, en criant " Am Israël Haï ! " (" Israël vivra ! "). A l'université de Haïfa, dans les rues d'Ashkelon, on a déployé d'un même coeur l'étendard bleu et blanc. Une solidarité fiévreuse, jaillie de toutes les peurs dont parlait Avraham Burg, qui flambe à chaque coup dur. Même si les morts ne sont pas juifs. Même si c'est l'autre, celui sur lequel on tire, qui doit avoir peur.

Shlomo Brom n'a pas l'intention de se laisser aller à ce genre d'émotion. L'émotion, c'est la spécialité d'un gouvernement " aveuglé par l'idéologie ", accuse-t-il. Lui-même n'est pas à gauche - cette gauche KO, réduite à 16 députés - mais au centre. Avec les 40 % d'Israéliens qui avaient voté pour Tzipi Livni, leader de Kadima, contre Benyamin Netanyahou. L'une des choses qui lui inspirent le plus de colère, c'est que la tragédie du Marmara masque complètement aux yeux du monde cette réalité indubitable : il y a un autre Israël, et si ses partisans étaient aux commandes, la folie de l'assaut dans les eaux internationales aurait peut-être été évitée. Alors, vite : que la coalition s'effondre ! Que " Bibi " chasse Lieberman et constitue un gouvernement d'union nationale ! Que reviennent aux affaires des hommes et des femmes qui croient réellement à la possibilité d'un accord avec les Palestiniens et non des marionnettes illuminées comme les sept de ce cabinet noir qui précipite Israël en enfer ! Qu'on allège le blocus de Gaza ! Que l'armée cesse d'être l'otage de la politique ! C'est la grâce que souhaite le vieux militaire à son malheureux pays.

Foire d'empoigne à la Knesset

Mais, pour l'heure, les catastrophes s'empilent. Le chef du Mossad, Meir Dagan, sérieusement déstabilisé, lâche sombrement : " Les Américains considèrent désormais Israël comme un fardeau. " Quant à la rupture avec la Turquie, elle fait très mal : manifestations massives à Istanbul, rapatriements des familles de diplomates, annulation impérative des vacances dans l'ex-pays ami qui a perdu huit de ses ressortissants dans l'assaut du Marmara. Le seul pays musulman avec lequel Israël, pendant des décennies, a mené des manoeuvres militaires ! L'échappée turque, c'était la normalité rêvée de l'Etat hébreu, un pan d'Orient ami. Et voilà qu'Erdogan, le Premier ministre islamiste, annexe la cause palestinienne en héritier du califat ottoman...

Qui l'avait prévu malgré les tensions déjà si vives, ces derniers mois, entre Jérusalem et Ankara ? " Nous n'avons pas su nous adapter à la nouvelle stratégie médiatique ", résume sobrement - un peu trop peut-être - Danny Rothschild, un autre général qui a dirigé il y a quelques années les services de renseignements militaires. Ex-coordinateur de l'armée en Cisjordanie, il a vécu deux intifadas. Mal à l'aise, aussi peu désireux de condamner l'opération que de la défendre, il incrimine dans la plus épaisse langue de bois " des failles dans la politique israélienne de communication ". Danny Rothschild étudie la question, replié dans son Institut pour la paix et la sécurité, un des multiples think tanks stratégiques israéliens. Car, ironie de l'histoire, le pays est peuplé de cercles où tout le monde réfléchit. Contrairement à ce que scande le discours officiel, les médias ne sont absolument pas négligés. Un puissant lobby soutient Netanyahou à travers le quotidien gratuit Israël Hayom, que l'on s'arrache. " Nous dépensons des fortunes pour notre propagande, rappelle un ancien ambassadeur israélien. On n'en est plus au temps où les journalistes trouvaient porte close et visage de marbre. " A chaque nouvelle tempête, les propositions d'expertise pleuvent. Mais la meilleure propagande du monde est incapable de vendre l'invendable : il n'y aura jamais de retournement de l'opinion publique internationale en faveur d'Israël sans processus de paix crédible.

Seulement, là où on attendrait des analyses sereines, capables de rassurer le peuple de plus en plus déprimé, c'est la foire d'empoigne. Le 2 juin, l'Assemblée elle-même, la Knesset, a cessé d'être l'arène de la représentation nationale, pour se transformer en pathétique reflet de la rue. Lorsque la députée arabe israélienne Hanin Zoabi a réintégré son banc au retour de son équipée sur la flottille, certains députés du Likoud et d'Israël Beitenou comme de Kadima, de l'extrême droite comme du centre gauche, ont multiplié les menaces et réclamé son expulsion. Les gardes ont dû évacuer une dizaine d'élus : on allait en venir aux mains. Une fois de plus, le bruit de fond et les gesticulations couvraient le magma des angoisses et interdisaient tout débat sur le véritable enjeu : le destin d'Israël.

A l'heure où Marianne bouclait cette édition, un nouveau bateau, le Rachel-Corrie, faisait route vers Gaza.

Encadré(s) :

Le " martyr " des Arabes israéliens est bien vivant Julien Lacorie, notre correspondant en Israël

"Cheikh Raëd Salah a été tué par le commando israélien ! " Cette rumeur a failli déclencher une intifada parmi les Arabes israéliens. Pendant quelques heures, le chef de la faction la plus radicale du Mouvement islamiste, qui était à bord d'un des bateaux attaqués, a été donné pour mort ou grièvement blessé. Aussitôt la police israélienne a été mise sur le pied de guerre de crainte d'un scénario-catastrophe analogue à celui qui s'était produit en octobre 2000, lorsque les forces de l'ordre avaient tué à Nazareth 13 Arabes qui manifestaient leur solidarité avec le déclenchement de la seconde intifada palestinienne. Pour désamorcer cette bombe à retardement, l'armée s'est donc empressée de diffuser une photo de Raëd Salah toujours vivant. La police israélienne a ainsi tiré les leçons des bavures sanglantes du passé, en déployant discrètement des renforts à proximité des localités arabes israéliennes en Galilée, dans le Néguev, à Jaffa et Nazareth. Mot d'ordre ? Pas d'attitude provocatrice. La tactique a marché. Le Haut Comité de suivi, qui chapeaute les principales organisations de la communauté arabe israélienne (1,3 million de personnes) s'est contenté d'un appel à la grève générale d'une journée. La consigne a massivement été suivie. Quelques affrontements isolés se sont, certes, produits, mais sans dégénérer. Comme si des deux côtés on souhaitait éviter le pire.

La dizaine de députés au Parlement israélien a surtout utilisé l'arme du verbe, en multipliant les diatribes contre " le crime de piraterie " et " les crimes contre l'humanité ". De son côté, Raëd Salah arborait un large sourire lorsqu'il a été amené, les pieds enchaînés, devant un tribunal. Il devrait être poursuivi pour " agression aggravée ". Véritable bête noire des autorités israélienne depuis qu'il mène campagne pour la " défense de la mosquée Al-Aqsa de Jérusalem contre les tentatives israéliennes de destruction ", cet islamiste a toutes les chances de retourner en prison et de renforcer ainsi son image de " martyr " de la répression.

En Cisjordanie, ce calme étrange J.L., notre correspondant en Israël

Tout était réuni pour une explosion de violence en Cisjordanie. Pourtant, un étrange calme règne. Les Palestiniens de la région n'ont pas déferlé dans les rues. Quelques pierres ont bien été lancées dans la partie arabe de Jérusalem. Sans grande conviction... Quant à Mahmoud Abbas, il s'est contenté du service minimum. Le président de l'Autorité palestinienne a décrété trois jours de deuil et dénoncé comme il se doit le " crime israélien ". Il a toutefois refusé d'aller plus loin, de céder par exemple aux pressions des plus radicaux qui souhaitaient un gel des négociations indirectes menées avec Israël par l'intermédiaire des Américains. Mahmoud Abbas ne voulait sans doute pas gâcher sa rencontre à la Maison-Blanche avec Barack Obama dans quelques jours. Ni surtout donner raison à ses frères ennemis du Hamas, qui l'ont bouté hors de la bande de Gaza en 2007.

Cette décision de poursuivre les discussions n'a guère secoué les médias palestiniens, lesquels sont tenus, il est vrai, d'une main de fer par l'Autorité palestinienne. Azzam al-Ahmad, un haut responsable du Fatah, le parti de Mahmoud Abbas, n'a pas hésité à épouser une partie des thèses israéliennes, en proclamant qu'il n'y avait pas aujourd'hui de crise humanitaire dans la bande de Gaza. Selon lui, cette " région n'a pas besoin d'une aide internationale " dans la mesure où une centaine de camions affrétés par l'Autorité palestinienne assurent les besoins élémentaires de la population. Bref, Mahmoud Abbas a tout fait pour limiter les dégâts après l'avantage incontestable offert sur un plateau au Hamas par Israël avec le torpillage meurtrier de la " flottille de la paix ".

Pour le moment, cette tactique semble refléter l'état d'esprit de la population palestinienne en Cisjordanie. Elle commence à ressentir les effets dans sa vie quotidienne d'un début d'embellie économique. Un léger mieux-être qui contraste avec l'enfer de Gaza, transformé en quart-monde par le blocus israélien et l'emprise islamiste.


Netanyahou, le nul ! - Élie Barnavi

Des trois scénarios possibles pour aborder la flotille prétendument humanitaire, le gouvernement israélien a choisi le pire. La faute à son dirigeant : le plus faible et le plus incapable de l'histoire d'Israël.

Les faits d'abord. Une flottille humanitaire, une de plus, s'apprête à apporter quelque secours aux Gazaouis enfermés dans leur bande de misère par un siège conjoint israélo-égyptien. C'est, évidemment, une opération de propagande montée par des organisations propalestiniennes qui n'imaginent pas un seul instant qu'Israël les laissera débarquer. Les autorités israéliennes l'ont proclamé haut et fort, et d'ailleurs les précédentes tentatives, du moins celles qui ont eu lieu depuis l'opération " Plomb durci " de l'hiver 2008-2009, ont toutes échoué. Cette fois, les Israéliens ont déclaré qu'ils laisseraient passer le chargement compatible avec leur sécurité à condition qu'il transite par le port d'Ashdod. Soit dit en passant, si le bien-être des habitants était leur seul souci, les organisateurs du convoi y auraient consenti. Si l'humanitaire était leur seule boussole, ils auraient accepté d'emporter dans leurs bagages un colis pour le soldat Gilad Shalit, prisonnier du Hamas depuis plus de trois ans sans jamais avoir aperçu ne fût-ce que l'ombre d'un délégué de la Croix-Rouge. Après tout, l'humanitaire ne se divise pas. Ils ont refusé. Les Israéliens, qui ont tout le temps de se préparer, se préparent, en effet. Les troupes d'élite s'entraînent, la marine se tient prête, et un camp de détention est installé à Ashdod pour les récalcitrants.

A partir de là, trois scénarios sont possibles. L'un est politiquement habile et humainement acceptable : Israël laisse passer la flottille. Le porte-parole des Affaires étrangères explique à la presse internationale que l'armée, placée devant un choix pénible - laisser bafouer leur ordre à Gaza ou risquer de faire couler le sang -, a choisi des deux maux le moindre. Le siège n'en sort pas grandi - cela fait bien longtemps qu'il est évident pour tous ceux qui ont des yeux pour voir et une cervelle pour comprendre que le siège imposé à Gaza est politiquement contre-productif et moralement condamnable -, mais des vies humaines sont épargnées et Tsahal ne passe pas pour un gang de voyous irresponsables.

Le deuxième scénario est politiquement neutre et humainement acceptable : Israël bloque la flottille avec des navires de guerre. Le porte-parole des Affaires étrangères explique que l'armée n'entend pas laisser bafouer leur ordre à Gaza, ni risquer de faire couler le sang. Le convoi finit par faire demi-tour.

Le troisième est politiquement stupide, humainement épouvantable : Israël envoie ses commandos marins arraisonner la flottille de vive force. Il y a des morts et des blessés. Le porte-parole des Affaires étrangères dit n'importe quoi. En fait, le gouvernement, placé devant un choix pénible - laisser bafouer son ordre à Gaza ou risquer de faire couler le sang -, a préféré risquer de faire couler le sang, y compris celui de ses propres soldats. Naturellement, c'est ce troisième scénario qui a eu la préférence du gouvernement de Jérusalem. Bien sûr, nul n'a prévu la résistance acharnée des convoyeurs d'un des bateaux, qui sont tombés sur les soldats avec des barres de fer, des couteaux, des haches, tout ce qui leur tombait sous la main. Débordés, les soldats ont tiré dans le tas.

Sur le plan purement militaire, c'est incompréhensible. On se demande à quoi servent les renseignements militaires, qui suivaient depuis des semaines les moindres mouvements de la flottille. On se demande aussi pourquoi avoir envoyé pour cette tâche ancillaire une unité d'élite, la Shayetet 13 (commando marin), entraînée pour des opérations chirurgicales contre un ennemi armé. On se demande enfin pourquoi les soldats étaient si peu nombreux et pourquoi diable on les a fait opérer de nuit.

Il ne restait qu'à cueillir les fruits diplomatiques de ce beau fait d'armes. Les Turcs, qu'on ne savait pas si sensibles aux droits de l'homme, mais qui ont payé le plus lourd tribut à l'équipée humanitaire, crient à la " piraterie " et au " crime d'Etat ". Déjà mis à mal par la dérive islamiste du Premier ministre Erdogan et la diplomatie obtuse de Jérusalem, le mariage de convenance entre l'Etat hébreu et son seul allié musulman a vécu. La rue arabe et musulmane enrage et le Hamas, du coup lavé de tout opprobre, appelle à une nouvelle intifada. Tout ce que le monde compte d'ambassadeurs israéliens est sommé de rendre des comptes dans tout ce que le monde compte de ministères des Affaires étrangères ; l'Union européenne s'émeut et condamne ; et le Conseil de sécurité débat d'une formule de mise au pilori que seule l'amitié éprouvée, dans les deux sens du terme, de Washington est susceptible d'édulcorer. Netanyahou, qui devait s'y rendre pour célébrer ses retrouvailles avec Obama, a dû rentrer dare-dare au pays. Et l'on n'a encore rien dit des négociations israélo- palestiniennes dites " de proximité ", qui viennent de démarrer péniblement et qui constituent pour le moment la seule avancée de l'administration Obama dans la région. C'est d'ailleurs l'aspect le moins grave de ce fiasco, puisque personne de sensé n'en attend grand-chose.

Enfin, sur le plan intérieur, les relations d'Israël avec ses citoyens arabes, déjà pas brillantes, sont devenues exécrables. Il faudra du temps pour apaiser une communauté qui se sent de toute manière de plus en plus marginalisée.

Bref, l'opération humanitaire n'a rien apporté aux Gazaouis ; son véritable objectif, un coup de plus porté à l'image d'Israël et à sa légitimité, n'en a pas moins été pleinement atteint.

Car, bien sûr, la question n'est pas militaire mais politique. Comment expliquer un tel gâchis ? Un ami journaliste qui refuse de croire à la thèse, trop simpliste à ses yeux, d'un mauvais calcul des risques me demande s'il n'y aurait pas un plan d'un Premier ministre machiavélique - une sorte de politique de la terre brûlée destinée à rendre impossible tout accord qui le forcerait à lâcher les Territoires occupés et à permettre la création d'un Etat palestinien. Franchement, je n'en crois rien. Netanyahou est simplement le dirigeant le plus faible, irrésolu et incapable de l'histoire d'Israël. Flanqué sur sa gauche d'un ministre de la Défense modéré mais égocentrique et privé de troupes et, sur sa droite, d'une kyrielle de ministres extrémistes et intellectuellement défectueux qui proclament matin, midi et soir qu'ils n'entendent rien lâcher ; assis sur une majorité parlementaire anarchique, jusqu'au-boutiste et démagogique ; toléré par une opinion publique amère et déboussolée qui ne sait plus à quel saint se vouer, cet homme n'est occupé qu'à se survivre et navigue à vue. Il n'a pas de " plan " et bien malin qui saura dire où il mène son pays.

On peut toujours se consoler en se disant que ce peuple mérite mieux que le troupeau de pauvres d'esprit qui le conduit de Charybde en Scylla. Mais on n'a simplement pas le temps d'attendre une hypothétique relève. Disons-le autant de fois qu'il sera nécessaire : seule une intervention résolue de la communauté internationale peut empêcher Israël de sombrer pour de bon dans la double et létale affection de la paranoïa et de la bonne conscience.

Avant qu'il ne soit trop tard et que le rêve de ses pères fondateurs ne soit englouti à tout jamais.


La Turquie, nouveau parrain du monde musulman - Guy Sitbon

Ataturk, fondateur vénéré de la nation, n'avait pas de mots assez blasphématoires contre l'islam, " cette théologie putride rêvée par un Bédouin immoral ". La religion n'a pas davantage mesuré sa revanche. Quatre-vingts ans plus tard, en 2002, élus à une majorité époustouflante, les islamistes (adoucis et modernes) ont pris les commandes de la Turquie et ne les ont plus lâchées. Progressant à pas de loup, Recep Erdogan, le Premier ministre, a bouleversé la donne. Jadis pion aux doigts de Washington, son pays s'est métamorphosé en tigre de l'Orient. Il a dévêtu la Turquie de sa livrée baroque de rempart d'Israël pour retrouver sa prépondérance dans la galaxie musulmane. Son économie, sa diplomatie, son armée sont désormais de puissants acteurs à part entière.

Erdogan s'est fixé une priorité des priorités : l'intégration à l'Europe. Hélas pour son aspiration, l'Europe ne veut pas de lui. Mais le monde est grand. Aux portes de la Turquie, des Philippines à l'Afrique, s'étend l'interminable zone des tempêtes avec son milliard de musulmans. Un marché alléchant dans un enchaînements de conflits qui ne demandent qu'à saluer leur pacificateur.

La Turquie s'attela d'abord à se rabibocher avec ses voisins antiaméricains, Syrie et Iran. Le ministre des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, obéit à une loi : " Zéro problème avec les limitrophes ". Il éclaircit ses différends avec la Syrie, traite l'halluciné de Téhéran, Ahmadinejad, de " cher ami ". Dans la foulée, il signe un protocole avec l'Arménie en dépit du génocide, collectionne les contrats en Irak, parraine les pourparlers (avortés) Israël-Syrie. A lui le monde musulman.

Pour se faire entendre des musulmans, il convient d'abord de s'affirmer dans le soutien aux Palestiniens, alors que la Turquie est un allié stratégique d'Israël. Une seule issue : le renversement d'alliance. Pas à pas mais sans mollir, Erdogan opère le tournant. La guerre de Gaza, l'an dernier, lui donne l'occasion d'un clash spectaculaire avec Shimon Peres, le président de l'Etat juif, élevé au titre d'" expert en assassinat ". Les manoeuvres militaires communes sont supprimées. Il traite Israël de " plus grande menace pour la paix du monde ", d'" Etat terrorriste ". Enfin, il appuie l'action humanitaire contre le blocus de Gaza qui finira en drame. La boucle est bouclée, Erdogan a mené à bien son dessein : il est devenu " la voix des musulmans ", le nouveau Nasser. Ahmadinejad convoitait le rôle, Erdogan le lui a soufflé. Une enquête calcule que 8 Arabes sur 10 souhaitent son leadership...

Sur Ahmadinejad, Erdogan présente toute une batterie d'avantages pour les Arabes. Il est sunnite, l'Iranien chiite. Il n'est ni extrémiste ni brouillé avec la Terre entière. Il n'a rien d'un ultraconservateur salafiste. Il ne se fixe pas des objectifs irréalistes comme " effacer Israël de la carte ". La Turquie s'enrichit par son propre travail, pas par son pétrole. En l'adoptant comme grand frère, le Proche-Orient espère se donner une chance de sortir de l'inextricable bourbier. Il est vrai qu'il n'est pas arabe. Est-ce vraiment une tare ? Les Arabes ne font pas tellement confiance aux Arabes.

Un Moyen-Orient adoptant l'étendard d'une Turquie démocratique, les Européens ont tout à y gagner. Passer de Ben Laden à Erdogan, c'est une sacrée bonne affaire. Pour tout le monde.

© 2010 Marianne. Tous droits réservés.

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