vendredi 4 juin 2010

LITTÉRATURE - « Le danger pour une démocratie n'est pas la pornographie »




Le Point, no. 1968 - Idées, jeudi, 3 juin 2010, p. 94,95

Propos recueillis par Agathe Fourgnaud

Dans son nouvel essai, « De la pornographie en Amérique : La liberté d'expression à l'âge de la démocratie délibérative » (Fayard), la juriste Marcela Iacub analyse la dérive liberticide des démocraties modernes.

Le Point : Qu'est-ce qui vous a poussée à vous plonger dans l'étude, a priori plutôt austère, des arrêts de la Cour suprême des Etats-Unis ? Marcela Iacub : Au départ, le but de ma recherche était de comparer le système américain au nôtre pour comprendre pourquoi, en Europe, la liberté d'expression était si faiblement protégée. J'ai voulu savoir comment les Américains avaient réussir à construire un système dans lequel la liberté d'expression avait une position si privilégiée. Mais, en analysant la jurisprudence de la Cour suprême, j'ai découvert que ce régime si extraordinairement libertaire avait lui aussi ses limites : aux Etats-Unis, on peut parler de tout, sauf de sexe.

Dans votre livre, vous expliquez que l'on peut brûler le drapeau américain sur la place publique, mais qu'il est interdit de dire « fuck » sur les chaînes publiques de la télévision pendant les heures de grande écoute. En effet, aux Etats-Unis, l'espace du débat public est vécu comme un lieu où doivent pouvoir s'exprimer toutes les sensibilités, même les plus violentes et les plus conflictuelles. On peut ainsi assister à des défilés nazis dans les rues des grandes villes, mais les danseuses n'ont pas le droit de se produire nues dans les cabarets. Le but de mon livre est d'expliquer ce paradoxe.

Vu de France, cela semble assez fou... En France, et plus largement en Europe, la liberté du débat public est limitée par un grand nombre de délits d'opinion qui vont du racisme jusqu'à l'homophobie. Ceux-ci sont des interdits de parole censés protéger des « valeurs » consensuelles. Dans cette conception, le débat public est le lieu d'un apprentissage permanent, un lieu de consensus et non pas de désaccord. Pourtant, je montre que le meilleur remède pour que les idées atroces s'affaiblissent est qu'elles puissent s'exprimer. En France, depuis quelque temps, une des priorités est de sacraliser les signes nationaux comme le drapeau. On voudrait que même les artistes ne puissent pas faire d'oeuvres dans lesquelles le drapeau français est outragé. Ceux qui cherchent à faire de telles lois auraient beaucoup à apprendre du droit américain. En effet, pour les juges de la Cour suprême, le fait que l'on puisse outrager le drapeau national est la raison pour laquelle l'Amérique doit être révérée : c'est parce que je peux insulter les signes nationaux d'un pays qu'un tel pays mérite d'être aimé.

Mais comment en est-on arrivé à proscrire du langage médiatique américain l'emploi des mots ou des expressions à connotation sexuelle ? Tout a commencé à la fin des années 50, en pleine période de libéralisation de la parole. La Cour suprême a décidé de retirer la protection constitutionnelle à l'expression obscène. L'obscénité produisait, d'après les juges, une émotion purement physiologique, et elle n'avait donc pas de valeur sociale. Mais, dans cette première période, il suffisait qu'un message ait une quelconque valeur artistique, politique ou littéraire pour qu'il ne soit pas considéré comme obscène. A partir de 1973, les choses se sont durcies. Pour qu'un document ne soit pas obscène, il faut qu'il y ait une réelle valeur artistique, scientifique ou politique. Cette conception permet donc à un jury de juger de la qualité artistique, scientifique ou politique de tout document. Depuis 1973, l'obscénité est tenue non pas seulement pour une activité sans valeur sociale, mais pour une menace contre la démocratie elle-même. Si les messages politiques ou d'intérêt général sont considérés comme ayant la puissance de réunir les citoyens dans une même unité politique, l'obscénité est au contraire considérée comme séparatrice et diabolique; pour protéger la liberté de parler, il fallait la mettre au ban du débat démocratique. Pornographie et démocratie sont devenus ainsi deux termes opposés l'un à l'autre.

Quelles en sont les conséquences ? Loin de se contenter d'isoler la seule obscénité du débat public, la Cour suprême n'a pas cessé de valider de nouveaux interdits se rapportant de près ou de loin à l'excitation sexuelle. Les mots grossiers et la nudité, qui ont été dans un premier temps protégés par la Cour, commencent à être l'objet de nouveaux interdits à partir de la seconde moitié des années 70. A partir de 1982, les juges ajoutent une nouvelle catégorie d'expressions interdites : les images « pédopornographiques ». Non pas seulement, comme on pourrait le penser, des images qui montrent des actes sexuels avec des enfants (ces images étaient bien sûr pénalisées depuis longtemps), mais aussi des images innocentes, sans aucun contenu érotique, comme peut l'être la simple nudité d'un mineur, qui sont aussi qualifiées de « pédopornographiques » ! A cause de cette extension de l'interdit, on ne permet plus que des images contenues dans des oeuvres d'art ou dans des documents scientifiques puissent être sauvées de l'interdiction, comme c'était le cas avec la notion d'« obscénité ».

Faut-il voir dans ce rejet quasi phobique du sexuel un retour du puritanisme ? Ce n'est pas en ces termes que je pose le débat. Ce qui me semble le plus fondamental, c'est de voir comment la notion de parole impliquée par la liberté d'expression a été transformée par ces interdits d'expression sexuelle. Je montre comment ces expressions ont été traitées d'une manière complètement différente des autres, au point qu'avec cette extension de la notion de « pédopornographie » on considère que voir une image est la même chose qu'abuser du mineur qui s'y trouve représenté. On n'arrive plus à distinguer le dire et le faire, principe fondamental de la liberté d'expression. Cela n'est pas sans conséquences sur la manière de traiter des questions sexuelles, c'est-à-dire de régler des comportements de ce type. Comme on ne peut pas parler de sexe avec la même liberté que celle avec laquelle on parle d'autres choses, on a créé des règles trop répressives.

En France, un enfant de 10 ans sur deux a déjà vu des images pornographiques. Le porno d'aujourd'hui est d'une violence rare puisqu'il met en scène les transgressions les plus scabreuses. Hasard ou coïncidence, on observe depuis quelques années une nette augmentation de la délinquance sexuelle chez les mineurs. Et l'on sait que l'un des effets pervers de cette consommation précoce et abusive de porno est qu'elle contribuerait à se forger une vision techniciste et déshumanisée de l'acte sexuel. Avouez qu'il y a de quoi s'interroger sur la valeur pédagogique du porno. L'évolution des images pornographiques est un sujet en soi. Mais je ne vois pas en quoi cela peut être menaçant de voir des gens jouir ou s'exciter. Ce n'est pas parce que vous regardez une série dont le héros est un tueur en série que vous allez devenir tueur en série. On n'a jamais réussi à établir le moindre rapport de causalité entre le fait de visionner des images pornographiques et les actes de violence. Le vrai danger pour une démocratie n'est pas la pornographie en tant que telle, mais le fait qu'un régime politique ne soit pas en mesure de différencier les paroles (ce qui inclut les images, bien entendu) et les actes. Avec l'expression sexuelle, on cherche en permanence à casser cette frontière, à faire un amalgame entre les uns et les autres.

Une fois n'est pas coutume : au début de votre ouvrage, vous évoquez votre enfance en Argentine, à Buenos Aires, sous le régime du général Videla. On comprend mieux d'où vous vient cette sensibilité ultralibérale qui vous fait souvent passer pour une simple provocatrice sur les plateaux télé. Votre obsession à vous, c'est le retour de la dictature ? Enfant, j'ai vécu dans la terreur d'une dictature militaire. Depuis, je me méfie de l'abus de pouvoir de l'Etat. On oublie toujours que l'Etat est le plus à même de produire des abus, car il a le monopole de la violence légitime. Les démocraties peuvent elles aussi tomber dans des dérives autoritaires. Je crois que cette loi sur la burqa dont on discute en ce moment en est un bon exemple. Ce vêtement est accusé de menacer les valeurs républicaines. On ne comprend pas que dans une démocratie toutes les valeurs doivent pouvoir être contredites par la parole. La burqa dans l'espace public n'est rien d'autre que cela : l'expression d'un désaccord avec les valeurs dominantes.

Qui vous dit que ces femmes sont libres de leur choix ? Si l'on se met à douter de la liberté des femmes de porter une burqa, on devrait douter aussi de celle des femmes qui avortent, qui se marient, qui cessent de travailler pour élever des enfants, et tant d'autres choses. La liberté individuelle est une fiction nécessaire pour le fonctionnement d'une démocratie. Le problème de la burqa n'est pas l'absence de liberté des femmes (comme avec la prostitution), mais plutôt le mauvais usage qu'elles en font. Ces femmes sont supposées faire la propagande des formes de vie que l'on considère indignes. Pourtant, la modernité ne nous impose pas certaines formes de vie, mais nous ouvre des choix. Cela nous permet d'en faire de mauvais, de nous tromper et d'apprendre en nous trompant. Le monde le plus terrifiant est celui dans lequel on nous refuse la possibilité de faire de mauvais choix


Repères

1964 Naissance à Buenos Aires.

1985 Devient avocate au barreau de Buenos Aires, à 21 ans.

1989 Vient vivre et étudier à Paris, où elle se spécialise dans la bioéthique.

1993 Soutient sa thèse de doctorat en droit et sciences sociales (EHESS).

2002 Publie « Qu'avez-vous fait de la révolution sexuelle ? » et devient une spécialiste reconnue des questions sexuelles.

2003 Publie « Le crime était presque sexuel ».

2004 Publie « L'empire du ventre ».

2006 Ecrit un livre dans lequel elle raconte « Une journée dans la vie de Lionel Jospin ».


« De la pornographie en Amérique : La liberté d'expression à l'âge de la démocratie délibérative », de Marcela Iacub (Fayard, 330 p., 19 E).

© 2010 Le Point. Tous droits réservés.

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1 commentaires:

librairie érotique a dit…

Le danger pour une démocratie ne sera surement pas le sexe ou la pornographie, çà risque plutôt d'être la guerre, la religion excessive ou la politique imbécile !