Une fois par mois, Philippe Varin convoque une étrange réunion. Le patron du premier constructeur automobile français, PSA Peugeot Citroën, s'enferme avec les membres de la direction générale dans une pièce baptisée l'Obeya - grande salle en japonais - dont les murs sont tapissés de Post-it où sont griffonnés recommandations, blocages, état d'avancement des divers projets. Là, debout pendant une heure, ce n'est pas de stratégie que l'on discute. L'Obeya permet de faire avancer rapidement des dossiers en équipe. C'est l'un des grands principes du " lean " : un concept créé par Toyota d'amélioration continue du système par l'élimination des gaspillages. Les usines du constructeur français l'ont adopté depuis longtemps.
Mais depuis qu'il est arrivé dans le groupe, il y a tout juste un an, Philippe Varin a une obsession : le faire adopter à tous les niveaux. " Quand on est patron, il faut donner l'exemple ", résume-t-il tout simplement. Et ce que ce Rémois de 57 ans, fils d'un salarié d'une marque de champagne, veut, il l'obtient. Désormais, chaque service a sa salle Obeya. " C'est un opiniâtre. Quand il a une idée, il ne lâche pas ", souligne un de ses collaborateurs. Philippe Varin l'a dit lui-même dès son arrivée : " Je suis un maniaque de l'organisation, rigoureux à la limite du pénible. "
Depuis le 1er juin 2009, ce patron quasi inconnu en France préside donc aux destinées de PSA. La mission que lui a confiée la famille Peugeot : propulser le groupe parmi les premiers mondiaux, s'implanter durablement en Chine et, pourquoi pas, conclure une alliance capitalistique, tout en préservant le contrôle de la famille. Sera-t-il l'homme de la situation ?
Pudique, ce polytechnicien, diplômé de l'Ecole des mines, répugne à se livrer. Il traîne des airs de Grand Duduche, est marié à une gynéco-endocrinologue et père de quatre enfants - deux filles, l'une est centralienne, l'autre polytechnicienne, et deux garçons plus jeunes. Il a fait ses classes dans l'écurie de Jean Gandois, l'emblématique patron de Pechiney, aux côtés d'autres cadres brillants comme Patrick Kron (Alstom), Gilles Auffret (Rhodia), ou encore Gérard Hauser (Nexans), et s'est forgé en quelques années une réputation de capitaine d'industrie.
Il entre dans la maison en 1978 comme spécialiste de la modélisation mathématique des cuves d'électrolyse d'aluminium. Puis il passe de supertechnicien - il était directeur du centre de recherche et développement - à chef de projet pour la construction en 1988 à Dunkerque de la plus grande usine d'aluminium. Un dossier de 5 milliards de francs. Là, il croise Martine Aubry, alors directrice des ressources humaines de Pechiney. Pas simple : elle prône l'innovation sociale, il a des objectifs de rentabilité à tenir. " Ils se sont très bien entendus ", affirme aujourd'hui Jean-Martin Folz, qui était alors directeur général du groupe.
Les choses se gâtent ensuite. En 1999, Pechiney négocie une alliance avec le canadien Alcan et le suisse Algroup. Bruxelles y met son veto. Ses relations se tendent avec Jean-Pierre Rodier, le successeur de Jean Gandois à la tête de Pechiney.
Trois ans plus tard, alors que Philippe Varin est patron de la branche aluminium, une activité qui représente 80 % du chiffre d'affaires, le groupe veut accroître ses positions dans la transformation. Au même moment, Corus, le groupe né de la fusion de British Steel et du néerlandais Hoogovens, met en vente ses actifs dans l'aluminium. Pechiney se porte candidat. " A l'époque, je voulais partir, mais j'ai dit à Jean-Pierre Rodier : "Je reste et je partirai une fois l'opération réalisée." " Las, cette fusion ne verra pas non plus le jour. Les dissensions entre les actionnaires anglais et néerlandais de Corus sont trop fortes. Les relations avec Jean-Pierre Rodier se dégradent un peu plus. Philippe Varin quitte Pechiney après vingt-cinq ans de maison.
La traversée du désert sera courte. Une semaine plus tard, on lui propose de prendre la direction... de Corus. " Je ne le voulais pas. Il y avait trop de rivalités entre les Hollandais et les Anglais. " Jim Leng, le vice-président de Corus, fait le déplacement à Paris. Il convainc Philippe Varin qu'il est l'homme de la situation. Ses talents de négociateur, son extrême courtoisie même dans les moments les plus critiques marquent les esprits.
A l'époque, Corus est au bord de la faillite : le cours de l'action atteint péniblement les 80 pence (94 centimes d'euros). En 2004, le groupe fait ses premiers bénéfices, après six ans de pertes. La presse salue le Frenchy. La même avait moqué son arrivée un an plus tôt. Mais c'est en 2005 qu'il réalise son coup de maître : revendre Corus à l'indien Tata Steel. L'offre est faite en cash à 608 pence l'action. " Les actionnaires ne se sont pas fait prier pour vendre ", constate Philippe Varin. Lui aussi fait une très belle affaire : elle lui aurait rapporté une quinzaine de millions d'euros !
A l'époque, Jean-Martin Folz, le patron de PSA, veut prendre sa retraite. Il concocte une liste de successeurs où Philippe Varin figure en bonne place. " En réalité, j'avais peu de mérite ! Philippe revenait déjà sur toutes les listes. Son expérience chez Pechiney et chez Corus faisait de lui un candidat idéal pour beaucoup de postes. " L'intéressé décline. Il s'est engagé auprès de Ratan Tata pour mener à bien la fusion. La famille se retourne alors vers Christian Streiff.
Deux ans plus tard, Philippe Varin fait savoir à l'un des membres de la famille Peugeot qu'il est libre. En mars 2009, Christian Streiff, affaibli par un accident vasculaire cérébral, est remercié par la famille. PSA vit alors la plus grave crise qu'a connue l'industrie automobile, et les derniers mois avec Christian Streiff ont été particulièrement chahutés.
Philippe Varin s'installe en douceur dans ses fonctions. " Lorsqu'on débarque comme moi dans une industrie que l'on ne connaît pas, la première chose à faire, c'est écouter. Dès mon arrivée, j'ai fait le tour du groupe de la cave au grenier. " Sans tambour ni trompette. Tous ceux qui l'ont côtoyé, hier chez Pechiney ou Corus, aujourd'hui chez PSA, lui reconnaissent cette immense qualité : l'écoute.
Entre 1995 et 2000, il préside d'ailleurs l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact) où il s'intéresse au stress des employés, avant que les vagues de suicides en entreprise ne portent cette thématique dans l'actualité.
Qu'est-ce qui anime l'aîné de cinq garçons ? La réponse fuse : son goût pour le management et son esprit d'équipe. A l'X, ce troisième ligne était président de l'équipe de rugby et " keissier " (président du bureau des élèves). " J'ai le gène fonctionnement d'équipe ", dit-il. " Il sait fédérer, faire travailler les gens ensemble ", confirme l'un de ses rares amis dans le gotha des patrons.
Pudique, il rechigne à se livrer : " Je n'ai pas la réputation d'être quelqu'un de très chaleureux. On dit de moi que je suis très British. Je ne comprends pas bien pourquoi ! " C'est aussi un industriel exécrant les paillettes. " Dans l'industrie automobile, il y a deux sortes de patrons : les show off (m'as-tu-vu) et les pas show off. Moi je suis fondamentalement dans la deuxième catégorie. " Mais il est bien trop courtois pour désigner ceux auxquels il pense. On tente : Carlos Ghosn (Renault-Nissan), Sergio Marchionne (Fiat) ? Ses yeux se plissent, son petit sourire se fait un peu agacé : " Allez, allez... ", lance-t-il en riant. Le monde des affaires est petit : il a connu le premier à l'Ecole des mines, le second était le patron d'Algroup lorsque Pechiney négociait la fusion.
Ses années chez les jésuites lui ont appris à s'adapter à toutes les situations et aussi à se contrôler. " Il n'élève jamais la voix, n'est jamais désagréable ni agressif ", reconnaît une de ses collaboratrices. Jacques Aschenbroich, directeur général de Valeo, qui l'a croisé à l'Ecole des mines, le présente comme " un type très solide ".
Mais cette rigueur laisse peu de place à l'émotion et à l'improvisation. Philippe Varin pourrait faire sienne cette vieille devise de la monarchie anglaise : " Never complain, never explain " (ne jamais se plaindre, ne jamais se justifier). Comme à Genève, au mois de mars, lorsqu'il apprend fortuitement que le patron de Mitsubishi, avec lequel il négocie depuis plusieurs mois une alliance capitalistique qui propulserait PSA à la 6e place mondiale (il est 8e aujourd'hui), vient d'annoncer à la presse que les négociations sont rompues. Son service de communication le presse de s'expliquer devant les journalistes. Il expédie le tout en huit minutes.
" En cela, il n'a pas changé depuis que je le connais, il a une retenue dans l'expression ", souligne Jean-Martin Folz. " Il vaut mieux éviter d'être le héros d'un jour ", justifie aujourd'hui Philippe Varin, même s'il confie qu'il " aurait bien sûr préféré que cela se termine autrement ".
Mais là aussi, il n'a pas voulu déroger à sa ligne : il fallait que PSA conserve sa solidité financière et que la sacro-sainte création de valeur pour l'actionnaire soit respectée. " Ce n'était pas le cas. Il y a une vie sans alliance capitalistique. " " Philippe Varin est un être posé, structuré. Ses dossiers avancent les un après les autres. J'ai envie de lui faire confiance ", témoigne Gaëtan Toulemonde, analyste à la Deutsche Bank.
L'ambition, la vision à long terme sont ses leitmotivs. La sienne est très claire : PSA est trop " européocentré ". Philippe Varin veut en faire un acteur global, entendre un groupe fort dans les pays émergents : le Brésil, la Russie et surtout la Chine, premier marché mondial où il se rend une semaine par mois. Mais, lors du premier comité de direction, il a demandé à chacun des membres d'écrire sur deux pages leur propre projet et les moyens d'y parvenir. L'Obeya, toujours.
Nathalie Brafman
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