l'Humanité - Cuisine, mardi, 1 juin 2010
La métropole accueille, pour cinq mois, l'Exposition universelle. En moins de vingt ans, la ville s'est métamorphosée et affiche des ambitions internationales. Mais la tumultueuse cité doit faire face au coût social de ses excès. Grandeur et désarroi de la ville-monde.
Envoyée spéciale.
Si Melle Lu avait su... ce n'est pas qu'elle ne serait pas venue mais elle aurait prévu... Depuis des semaines, elle se préparait à cette journée. Levée aux aurores, pomponnée, minirobe blanche chasuble et escarpins neufs à hauts talons. Une Shanghaienne gravure de mode avec ses longs cheveux et son chapeau à bords retournés. Las, en ce milieu d'après-midi, la fête vire au cauchemar. Affalée sur un des bancs du passage surélevé qui, de part en part, traverse et domine le Village planétaire de l'Exposition universelle, la jeune femme en riant pointe du doigt l'objet du délit, ses chaussures ! et elle a encore et encore tant de choses à voir. Informaticienne, née à Nankin il y a vingt-cinq ans, elle profite de sa pause forcée pour faire le point : ses coups de coeur et le reste... « Le pavillon chinois et son toit de panneaux solaires, incontournable en dépit d'une attente de plus de trois heures ; l'énigmatique britannique au look de hérisson ; l'étonnant espagnol aux façades d'osier totalement recyclables et puis... désolée je repars, il y a encore tant de choses à voir... » Époustouflée mais dubitative, la famille Zhang sort tout juste du pavillon du Futur, où s'imaginent les divers devenirs urbains. Autour d'elle, des groupes de visiteurs, au pas course, se fraient un chemin, l'oeil fixé sur le fanion, qu'agite leur guide, de la même couleur que leurs casquettes. À peine le temps de prendre une photo.
Le vieux Zhu, lui, vient de perdre l'équipe de son comité de quartier qui a organisé la visite. Sans souci, il achève son en-cas au son d'une musique électronique dispensée sur la scène de l'espace Asie et découvre une démonstration de hip-hop, excroissance de la culture urbaine. Shi Wan Jun est venu avec un regard professionnel. Étudiant en urbanisme au fameux collège d'architecture et d'urbanisme, le Caup, de l'université de Tongji de Shanghai, il ne tarit pas d'éloges sur les innovations du pavillon des Pays-Bas, « la rue joyeuse ». Le Caup est l'un des plus importants centres de réflexion sur le bâti de Chine. Shi et ses congénères s'y interrogent sur la construction durable et la gestion de l'urbanisation galopante. Et c'est naturellement cet institut qui a contribué au plan général d'urbanisme de l'Expo 2010, dont le planificateur en chef, Wu Zhiqiang, doyen du collège, a pour credo : « Penser l'Expo, c'est réfléchir au Shanghai de 2020. »
Et comment sera-t-elle, demain, cette mégapole de 20 millions d'habitants qui a déjà littéralement « explosé » sous le coup des cyclones immobiliers qui la déchirent et la remodèlent depuis une vingtaine d'années ? Tous les deux ans environ, depuis 1991, un nouveau pont enjambe le fleuve Huangpu reliant étroitement les deux grandes parties de la ville - Puxi, l'historique, à l'ouest, et Pudong, à l'est, sortie de terre en une décennie et qui se conjugue à la verticale avec ses milliers de tours d'acier et de verre évoquant Hong Kong, Singapour ou New York. Il semble bien loin le temps où les Shanghaiens affirmaient avec panache : « Mieux vaut un lit à Puxi qu'un appartement à Pudong ! »
À l'heure du déjeuner dans le centre financier de Lujiazui, coeur de Pudong, le cosmopolitisme de Shanghai s'affiche : les cadres chinois y croisent leurs clones expatriés. Plus loin, le même melting-pot se retrouve parmi les chercheurs dans la zone de nouvelles technologies de Zhangjiang. 230 multinationales ont établi leur siège asiatique à Shanghai et 274 centres de recherche et développement étrangers s'y sont implantés. « Mûrement concoctée depuis les années 1990, la métamorphose de la ville s'est accélérée avec la perspective de l'Expo. D'une cadence soutenue, on est passé à un rythme effréné », confie cet expatrié vivant depuis cinq ans à Shanghai et qui ne s'y reconnaît déjà plus.
Plus qu'ailleurs en Chine, Shanghai la tumultueuse, l'extravagante, fait face au coût social de ses excès. L'écart se creuse entre les nouveaux riches, qui profitent des ambitions de la ville, et les couches populaires - ouvriers, nouveaux chômeurs, cohortes de travailleurs migrants -, qui fuient les campagnes. Difficile ici de laisser agir le marché tout en effectuant des arbitrages cruciaux entre croissance économique et stabilité sociale. La cité peut faire tourner bien des têtes et certains s'y sont brûlé les doigts. En 2006, le plus haut responsable politique de la ville, Chen Liangyu, est tombé pour corruption. En 2010, nombreux sont ceux, y compris au sein du ministère des Finances, qui redoutent que l'argent du plan de relance et les prêts record aux entreprises ne servent surtout à acheter des actions et à nourrir le marché immobilier, plutôt qu'à aider l'économie réelle.
Dans l'ancienne concession française, quelques quartiers résistent à la déferlante des bulldozers. Pour combien de temps ? Sur les ruines de l'ancien hippodrome érigé en 1861, la place du Peuple rassemble les nouveaux bâtiments de la municipalité. Toute proche, la rue Jin'Xian offre un calme paisible et le charme discret d'un passé révolu. Des petits commerces à taille humaine alternent avec des entrées de ruelles, les « lilongs » traditionnels de Shanghai. On pousse une grille, fermée par les habitants pour la nuit, et c'est la Chine entière qui enveloppe le visiteur. Non celle des gratte-ciel, des McDo ou des Starbucks, mais celles des raviolis aillés, des perches de bambou où sèche le linge, des locataires en pyjama, smoking favori des vieux Shanghaiens. L'impasse dite des Jeunes-Talents était le royaume des écuries, transformées en logements en 1949. Les toits en tuiles rouges et les fenêtres en chiens-assis rappellent la concession française d'antan.
L'exiguïté des logements pousse les locataires dans la courée, où se constitue une grande communauté familiale. On y mange, on y joue au mah-jong ou aux cartes et, surtout, on y parle. À notre arrivée, les conversations vont bon train, les rires fusent, la curiosité fait sortir ceux qui ne l'étaient pas encore. Ils questionnent sur l'Expo en attendant la distribution d'un billet d'entrée gratuit (un par famille). Les histoires de chacun ramènent loin en arrière, de l'occupation japonaise pour les plus anciens à la révolution culturelle dont Shanghai fut un des creusets les plus chaotiques. La ville en paya largement le prix et ses habitants plus encore. À vingt ans, Mme Wang étudiait pour être infirmière quand éclatèrent les troubles. De longues années à la campagne et au retour plus rien, sinon une place dans une équipe de nettoyage d'une usine textile. « Le salaire était maigre et nous avons eu des tickets de rationnement pour acheter du riz, de l'huile, du sucre jusqu'au début des années 1990. » Au moment même où Shanghai était autorisée par Deng Xiaoping à se réveiller. Une menace d'expulsion plane sur la petite communauté composée d'une vingtaine de familles. Pour la courée, la nouvelle n'est pas si mauvaise : « Regardez dans quels taudis nous vivons ! » clame Mme Jiang, native du lilong. « Il y a trois ans, on est venu installer des douches et des toilettes individuelles, reprend sa voisine mais chez nous, c'est si petit que la cuvette des toilettes est dans notre minuscule cuisine. Nous n'avons qu'une pièce pour trois à l'étage. Il faut se plier en deux pour y entrer par l'échelle. » Le fils de vingt-trois ans dort sur un lit de camp collé au sommier des parents. « J'en peux plus, dit-il, ici c'est plein de moustiques et il pleut dans la maison. » Où seront-ils relogés ? Ils n'en savent rien encore. Mais ce sera loin, certainement en banlieue, dans des tours : le prix à payer pour un logement décent, l'eau courante et des mètres carrés supplémentaires. « La seule chose que nous voulons, c'est rester tous ensemble, tous ceux de la courée. »
Tous les lilongs du quartier sont visés, et leurs habitants ne sont pas tous disposés à partir. Pour Li, il n'est même pas question de quitter les lieux. « La cité a perdu une partie de son âme, on ne la récupérera pas à la périphérie », s'inquiète-t-il. Au fond de lui, il sait que la partie est perdue. Les traditions se perdent : son fils, dans l'import-export, vit dans son propre appartement. Impensable il y a quelques années. « Il réclamait de l'intimité, moi je préfère la solidarité avec les voisins, même si nous sommes à trois familles à utiliser la même cuisine. » « Parents et enfants peinent à trouver un langage commun, la société se développe trop vite et trop inégalement. Les jeunes nés avec les réformes économiques, lancées il y a trente ans, se construisent des ambitions et d'autres réseaux sociaux que leurs aînés », avance Tsui, sociologue à l'université de la Chine de l'Est à Shanghai.
Pourtant, la métropole voit sa population vieillir : près de 22 % des habitants ont plus de soixante ans, une proportion qui pourrait grimper jusqu'à 34 % en 2020. La municipalité s'inquiète des conséquences de la politique de l'enfant unique et invite les jeunes couples à procréer. « Il faut de l'argent pour élever des enfants », répondent invariablement ces derniers. Autre conséquence du rigoureux Planning familial, la perspective d'un manque de main-d'oeuvre. Ce qui donne un peu d'espoir à Ren, vingt-deux ans, rencontré sur un chantier du quartier Ming Han, à l'ouest de Shanghai, où les anciennes usines laissent place à des quartiers résidentiels. Ren travaille dans la ville depuis deux ans. Ce n'était pas vraiment un dépaysement. À douze ans, il avait accompagné ses parents, de la première génération des paysans-ouvriers, les « mingongs », venus du Jianxi chercher un emploi. Sans permis de résidence, le « hukou », la famille était exclue de toute aide sociale, et Ren n'avait pas eu accès à une école publique. Le garçon était retourné au pays, auprès de ses grands-parents. Pour cette seconde génération de mingongs, l'horizon tente à s'éclaircir. Le 1er mars, 13 journaux ont publié le même éditorial fustigeant la persistance du hukou comme source de profondes discriminations entre urbains et paysans. Une offensive journalistique surprenante, signe que le débat est porté sur la place publique. Shanghai, grande dévoreuse de main-d'oeuvre, a déjà assoupli ses conditions de résidence. Mais Ren devra encore patienter. Les manoeuvres du bâtiment ne sont pas prioritaires. Pourtant, sans ces vagues successives de marées humaines coiffées de casques jaunes, la « Perle de l'Orient » ne serait pas ce qu'elle est...
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