mardi 27 juillet 2010

Chinois du labeur 14-18 - Emmanuèle Peyret


Libération, no. 9082 - Cahier Été, lundi, 26 juillet 2010, p. ETE4

Toute la semaine, les cimetières et leurs rites. Aujourd'hui , la nécropole chinoise de Nolette, en Picardie.

Quel étrange petit trou de verdure niché dans un trou de la Somme. Un chemin au milieu de nulle part, un enclos au milieu des champs : des stèles blanches, alignées comme les croix à Verdun, 838 exactement, fichées dans un gazon plus anglais que picard, à l'ombre de gigantesques pins, des petites fleurs proprettes, une entrée gigantesque comme un temple chinois. Personne en vue. Et des inscriptions en anglais et en chinois sur les fameuses petites stèles : Li chan Kuei, 1917; Sun chan Kuei, 1918; Kuoyou King, 1919; Wang ta Chi, décembre 1917; Lu Lung Fa, décembre 1917; Yen Huai Kung, 1917...

Une longue litanie de morts chinois avec, au choix, quatre épitaphes : «A noble duty bravely done» («un noble devoir bravement effectué»), «A good reputation for ever» («une bonne réputation pour l'éternité»), «A good fellow and a fierce worker» («un bon camarade et un sacré travailleur»), «A little man but a great heart» (»un petit homme mais un grand coeur»), celle-ci piquant les yeux plus que toute autre.

Dans le livre d'or niché à l'entrée, une seule piste d'explication : le cimetière chinois de Nolette-Noyelles-sur-Mer, dans la Somme, est entretenu par la Commission des tombes et mémoriaux de guerre dans les pays du Commonwealth. Ça se voit à l'oeil nu, vu le soin délicat apporté à l'entretien en question, mais ça n'explique pas ce que ces Chinois, morts pendant la Première Guerre mondiale, font en terre picarde. Le livre d'or est rempli de ce genre d'interrogations : «Très beau cimetière mais que faisaient-ils en France et pourquoi sont-ils morts ?», «Bien entretenu mais pas d'explication, «Ne pas oublier d'accord, mais pourquoi sont-ils là et les causes ?»

Un «Rappel de l'absurdité de la guerre», a noté un autre visiteur, qui ramène immédiatement à l'absurdité de ce cimetière, construit et inauguré en 1921 par les Anglais dans la louable intention d'honorer le Chinese Corps Labour, des travailleurs de force venus de Chine en 1917. Non pas pour combattre, ils n'en n'avaient pas le droit, mais pour des tâches moins héroïques : creuser des tranchées, ramasser les morts, déminer les terrains. Et évidemment, servir de blanchisseurs. Leur réputation les avait précédés sur les champs de bataille de la Somme, où environ 96 000 coolies volontaires arrivèrent en train (après le bateau jusqu'à Marseille), dans des conditions épouvantables, pour servir les forces anglaises sur les bases arrière de Saint-Valéry-sur-Somme.

Des «Forçats», comme les appelle Yassine Chaïb, directeur régional de l'Agence nationale pour la cohésion et l'égalité des chances de Picardie dans un article intitulé «Le cimetière chinois de Nolette en Picardie» (1). Des paysans venus du nord de la Chine, uniquement des hommes jeunes, expatriés, vivant dans l'espoir de faire fortune en Occident avant de rentrer au pays. Un camp de transit fut établi à Noyelles, tous y passèrent, certains y restèrent pour y travailler à l'écart des locaux, sous une discipline de fer. Et les Picards de 1917 purent ainsi s'étonner de ces petits hommes «vêtus de vestes en coton bleu matelassé, sans manches : bleus de chauffe, jambes ficelées dans des bandelettes entrelacées, petits bonnets ronds avec cache-oreilles de fourrure», selon les souvenirs d'un adolescent cité par Yassine Chaïb.

Un film de l'INA les montre à la descente du bateau, rasés, épouillés, avant d'aller suer sous le chapeau conique dans les tranchées ou sur les voies ferrées pour un franc par jour. Un autre extrait raconte un nouvel an chinois à Noyelles-sur-Mer, village picard aux maisons en torchis, villageois ravis devant le dragon sautillant dans les ruelles. «Infatigables, raconte Yassine Chaïb, Ils surprenaient les Européens par leur vivacité, leur endurance, et leur joie de vivre.» Une ardeur qui ne les a pas empêchés de tomber comme des mouches : accidents du travail, manque d'hygiène, de nourriture, mauvais traitements, froid, épuisement... Jusqu'à la grippe espagnole qui a fait des ravages sur cette population très fragilisée : environ 20 000 morts, selon des données officielles.

Après la guerre, les survivants sont restés en France, partis à Paris s'installer autour de la gare de Lyon, pour former la première vague de l'immigration chinoise. Certains se sont mariés à des Françaises : le dernier est mort à La Rochelle en 2002. Le cimetière de Nolette, en Picardie, le «Pays du soleil couchant», comme les Chinois l'appelaient, est le plus grand cimetière chinois de France, «La plus grande nécropole de travailleurs chinois de la Grande Guerre, et le seul qui leur soit entièrement consacré».

Le dernier mot sera dédié, en patois picard, à ces étranges travailleurs : «É z'ai vus habillés en bleu aveuc leur zius bridès, leur pieu ganes conme édz aillots, pi leus dints noérs conme du cirage. Pauvres Chinouos, vnus d'si loin d'leu poéyi, travailleu in France, comme des mercenaires !»

(1) «Hommes et Migrations», n° 1 276, décembre 2008, Soldats de France.

LIRE ABSOLUMENT : Le Jongleur de nuages par Ysabelle Lacamp

© 2010 SA Libération. Tous droits réservés.

0 commentaires: