Fière de son titre de " plus grande démocratie du monde ", l'Inde flirte sans complexe avec la junte militaire birmane. Ce paradoxe, qui n'en finit pas d'étonner et de décevoir aux Etats-Unis et en Europe, ne suscite guère de critique en Inde, où la realpolitik en diplomatie fait l'objet d'un large consensus, qu'il s'agisse de la Birmanie ou de l'Iran.
La visite indienne qu'a achevée jeudi 29 juillet Than Shwe, le chef du régime militaire birman, a une nouvelle fois confirmé que New Delhi appréhende sa relation avec son sulfureux voisin oriental sous un angle prioritairement stratégique. Lutte d'influence régionale avec la Chine, perspectives d'exploitation du gaz birman, coopération face aux insurrections ethniques du Nord-Est indien - à la frontière avec la Birmanie - les raisons pour New Delhi de dialoguer avec la junte de Naypyidaw (la capitale birmane depuis 2005) ne manquent pas. Durant ses cinq jours de tournée indienne, le général Than Shwe a été reçu avec les honneurs. La presse a couvert la visite avec compréhension au nom du réalisme. " Les engagements ou les boycottages motivés par l'idéologie tendent à être inefficaces ", a jugé un éditorial du quotidien The Indian-Express.
A New Delhi, les commentateurs ne se privent pas de rappeler que l'Inde s'était naguère associée à l'ostracisme international qui avait frappé la junte birmane au lendemain de la sanglante répression du mouvement démocratique de 1988. " Il fut un temps où l'Inde était du côté des anges sur la Birmanie ", écrit le chroniqueur Siddharth Varadarajan dans le quotidien The Hindu.
Jusqu'au jour, précise le journaliste, où l'Inde " a compris qu'elle perdait du terrain vis-à-vis de la Chine ", le grand rival régional qui, lui, ne s'est pas embarrassé de scrupules pour s'engouffrer dans le vide ouvert par l'isolement international du régime militaire birman.
Poussée chinoise
Les Chinois sont aujourd'hui massivement présents en Birmanie, notamment dans l'exploitation de ses ressources en hydrocarbures, dans la baie du Bengale. Pékin a lourdement investi dans un projet de gazoduc et d'oléoduc voué à relier le port birman de Sittwe à la province chinoise du Yunnan. Un raccourci continental qui permettrait aux pétroliers chinois d'éviter opportunément un détroit de Malacca jugé trop risqué en cas de crise géopolitique.
New Delhi ne peut ignorer cette poussée chinoise qui, au-delà de la Birmanie, vise l'ensemble de son voisinage (Pakistan, Népal, Bangladesh, Sri-Lanka), au point d'attiser chez certains stratèges indiens le fantasme d'un futur encerclement.
Mais l'obsession chinoise n'est pas la seule motivation de New Delhi. Des préoccupations de sécurité intérieure l'animent également. Les Indiens sont confrontés à l'instabilité récurrente du Nord-Est du pays qui partage 1 600 km de frontière avec la Birmanie.
Maillon faible de la fédération indienne, cette région enclavée, où l'Assam hindou est flanqué de minorités tibéto-birmanes christianisées, est en proie à des rébellions séparatistes trouvant des sanctuaires hospitaliers en Birmanie. Les groupes insurgés opérant dans les Etats frontaliers du Mizoram, Manipur et Nagaland inquiètent particulièrement New Delhi en raison de leur capacité à survivre, voire à prospérer grâce à des trafics transfrontaliers.
Lors de la visite du général Than Shwe, Indiens et Birmans ont signé une série de cinq accords, dont l'un porte sur la " coopération antiterroriste ". Les deux pays s'engagent, selon les termes du communiqué commun, à éviter que le territoire de chacun ne serve de base arrière à des activités " insurgées " ou " terroristes " visant l'autre partie.
L'Inde a également besoin de la Birmanie pour désenclaver économiquement cette zone frontalière récalcitrante. Difficile d'accès par l'ouest indien - un mince passage baptisé " cou du poulet " traverse l'Etat du Bengale occidental -, cette région du Nord-Est est plus aisément accessible par la Birmanie. D'où le projet d'un corridor routier qui relierait le port birman de Sittwe à l'Etat indien du Mizoram. Ce nouvel axe permettrait ainsi d'envoyer au Mizoram des biens chargés à Calcutta et débarqués à Sittwe. Les lois de la géographie imposeraient de passer plutôt par le Bangladesh, mais les relations tendues par le passé entre New Delhi et Dacca avaient convaincu les Indiens de transiter plutôt par la Birmanie.
Entre la rivalité avec la Chine et la pacification de son Nord-Est rebelle, New Delhi a ainsi de nombreuses raisons d'amadouer la junte birmane.
Frédéric Bobin
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