vendredi 30 juillet 2010

REPORTAGE - Les Chinois inventent les villes fantômes - Jordan Pouille

Marianne, no. 693 - Monde, samedi, 31 juillet 2010, p. 42

En voulant construire de gigantesques villes à la campagne, la Chine n'aura réussi qu'à brasser des yuans et du vide. Reportage à Kangbashi.

Les Chinois, décidément très forts, envoient des fusées dans l'espace, du CO2 dans l'air, des jouets dans le monde entier? Mais cela, chacun le sait déjà. Moins connue, cette volonté d'exaucer le voeu du regretté Alphonse Allais : construire des villes à la campagne. Et, comme les Chinois ne sont pas des gagne-petit, du genre à déplacer une bourgade de rien du tout sur une rizière de pas-grand-chose, ils ne badinent pas avec l'ambition.

En Mongolie-Intérieure, depuis 2004, une toute nouvelle ville se construit en plein milieu du désert. Etalée sur 30 km2, Kangbashi peut accueillir 1 million d'habitants. Curieux mélange d'architecture néostalinienne grandiose et de design occidental le plus audacieux, la ville impressionne. D'abord, cette " place culturelle internationale Gengis-Khan ", du nom du célèbre conquérant mongol, dont l'immensité fait honneur aux bureaux du Parti communiste et du gouvernement locaux, érigés sur la partie nord. En face de ces immenses bâtiments de verre et d'acier, des statues de bronze de 15 m de haut, à la gloire des redoutables guerriers mongols. Des sculptures de chevaux en furie complètent le décor. Devant tant d'opulence épique se dressent un opéra aux allures de yourte, un centre culturel géant, une bibliothèque en forme de livres empilés et un musée aux allures de soucoupe volante qui aurait loupé son atterrissage. Des boulevards à quatre ou six voies quadrillent la ville. Et plus on s'éloigne du centre, plus les logements sont luxueux. Comme ce quartier de villas californiennes jaunes et blanches, avec des garages assez larges pour accueillir deux Hummer.

La ville s'autorise aussi les caprices les plus farfelus. L'an dernier, elle s'est tournée vers la très sérieuse World Toilet Organization pour résoudre un problème de pissotière. Cet hiver, un Québécois est venu en classe affaires pour accorder le piano de la salle de danse. En 2008, Kangbashi a même lancé son propre prix d'architecture, qui n'a toujours pas été décerné.?

Mais alors, qu'est-ce qui ne tourne pas rond dans cette ville pour laquelle des accordeurs de piano traversent le monde ? Eh bien, là où l'on attendait 1 million d'habitants, ils ne sont que 28 000, dont 10 000 fonctionnaires municipaux et autant d'ouvriers migrants ! Aucun embouteillage ne congestionne les immenses artères : les voitures sont aussi rares que les habitants. Il se dégage donc au coeur de cet espace conçu pour le bonheur des masses une impression de grande solitude.

Sous un soleil de plomb, un fourgon d'ouvriers vient perturber le silence qui règne sur la place Gengis-Khan. S'annonçant par des coups de klaxon, le chauffeur balance sa bouteille de Coca vide par la fenêtre. Et tel un suricate au milieu du désert, Mao Hei se dresse en direction de sa proie. " C'est ma première bouteille à ramasser de l'après-midi, vous m'excuserez... " Cet ancien paysan est devenu balayeur à Kangbashi, après avoir surveillé de nuit plusieurs de ses nombreux chantiers. Sans trop se fatiguer, le vieil homme gagne 130 € par mois. Soit près du triple de son revenu de paysan, avant que ses terres aient été réquisitionnées par les autorités locales il y a six ans... Pour construire la ville !

Déplacer des populations

Copieusement humiliés par les médias nationaux pour leur folie des grandeurs, les dirigeants de Kangbashi, ville fantôme, sont sûrs de leur coup. A l'origine, il s'agissait officiellement de déplacer de 25 km toute la population de l'ancienne ville d'Ordos, dans le district de Dongsheng, pour anticiper le manque structurel d'eau, malgré la proximité du fleuve Jaune. Aujourd'hui, ces officiels jouent franc-jeu et affirment haut et fort la nécessité de construire un barrage contre les capitaux volatils ! " Je préfère que mes habitants dépensent leur argent du charbon, ici, à Kangbashi, plutôt que d'acheter des appartements à Shanghai ou Pékin ", a même déclaré Qiao Jinli, cadre du Parti local, en pensant sans doute aux patrons des mines du Shanxi, toujours très bling-bling, et aussi détestés en Chine par la population que le sont les traders en Occident.

Depuis 1979, Ordos produit du cachemire, cette laine soyeuse de chèvres élevées dans le désert de Gobi. Mais elle a connu son grand bond en avant il y a dix ans, quand la Mongolie-Intérieure se découvre 706 milliards de tonnes de charbon en réserve ! Chaque tonne extraite dans les sous-sols d'Ordos rapporte 60 yuans à la municipalité. Mais malgré cette pluie de yuans qui profite à Kangbashi, les habitants de la vieille ville ne sont pas près de déménager. Car la " vieille ville " tourne à plein régime : elle continue de s'agrandir et de s'enlaidir, à grands coups de projets immobiliers et d'expropriations coûteuses. A l'image de ce chantier, dont les réclames montrent un Napoléon juché sur son cheval cabré et exhortent les futurs clients à venir " conquérir la ville ". Dans le quartier Hui de Dongsheng, Haji gère les biens de la communauté musulmane, qu'il représente auprès du bureau local des affaires religieuses. Malin, il loue à bon prix le rez-de-chaussée de la mosquée à un marchand de tabac et d'alcool ! " C'est vrai, notre vieil imam est un peu fâché, mais le gouvernement, avec qui je m'entends très bien, va nous offrir bientôt une mosquée toute neuve cinq fois plus grande. " Comme ses voisins, Haji se pavane en Porsche Cayenne V8. Il nous fait visiter le chantier, à la sortie de Dongsheng. " Moi, je ne travaille pas dans le charbon, mais j'ai profité des expropriations. On m'a donné 700 000 € pour raser ma maison. " Soit 14 000 € par mètre carré : le jackpot !

Un magot suffisant pour s'en aller mener la belle vie à Kangbashi ? Certainement pas. " Il n'y a pas d'hôpital, pas d'école et, surtout, aucune usine, aucune activité économique là-bas, donc toujours pas de travail. " De fait, les quelques commerces présents dans la nouvelle ville ne font pas recette. Lei Yi, 23 ans, semble vivre un cauchemar depuis qu'elle y a accepté un emploi d'esthéticienne il y a trois ans. " Ma patronne est la femme d'un cadre fortuné de Shenhua [une mine d'Etat géante de Mongolie-Intérieure], alors peu lui importe si les clients ne se précipitent pas. " Sa dernière french manucure remonte à un mois. " Et encore, c'était une amie de la patronne, elle ne l'a même pas fait payer. " Le soir, Lei Yi s'enferme dans sa chambre, au fond de la boutique. " Je ne sors pas, car, le soir, c'est plutôt dangereux, il n'y a que des mingongs [ouvriers migrants] ivres dans les rues. " Lei Yi peut sortir rassurée ; la plupart des ouvriers rencontrés après leur journée de travail ne sortent pas de leurs logements préfabriqués : " En ville, la bière et les cigarettes sont trop chères, on se croirait à Hongkong ", résume Wang Zhong Bin, jeune maçon originaire du Sichuan.

Vers 17 heures, la majorité des fonctionnaires municipaux de Kangbashi prend la navette pour Dongsheng, et la ville s'enfonce dans un profond silence. Mais certains restent pour dîner chez leurs grands-parents, comme M. et Mme Yang. " Nos enfants travaillent pour le gouvernement. L'an dernier, ils nous ont acheté cet appartement à un prix préférentiel. " Un 60 m2 pour 40 000 €. Aujourd'hui, il vaut déjà plus du double.

A Kangbashi, les fonctionnaires sont aussi les premiers propriétaires de tous ces appartements, qu'ils rachètent à la ville 50 % moins cher que le prix du marché... A eux, ensuite, de les offrir à leurs parents retraités en mal de quiétude, ou bien de les revendre, contre une bonne plus-value, aux millionnaires du charbon à la recherche d'investissements. " Au final, ce sont les officiels d'Ordos qui en profitent le plus ", beugle notre chauffeur de taxi qui nous emmène vers Dongfang New Land, le dernier complexe résidentiel de standing au style de hacienda mexicaine.

Les sapins et cactus arrivent par camions entiers ; la résidence sera inaugurée sitôt les bassins remplis. Le promoteur nous assure que tout est déjà vendu, même si 90 % des appartements sont inoccupés. " Les appartements ont été achetés par lots de cinq ou six. Aujourd'hui, les propriétaires attendent que les prix grimpent avant de revendre leurs appartements aux particuliers. Mais ils sont déjà plus chers qu'à Dongsheng, alors, les jeunes familles ne sont pas pressées de venir s'installer ", explique un agent immobilier.

Mais si les plans des autorités locales se déroulent sans accroc, ce sont les 37 000 étudiants de Dongsheng qui feront bientôt la transhumance vers Kangbashi, avec, faut-il espérer, les parents derrière. Tous les services administratifs de la municipalité ont déjà été déplacés dans la ville nouvelle. Résultat : il faut se rendre à Kangbashi pour payer une simple contravention !

L'esprit de grandeur

Ce vide n'effraie pas les nombreux architectes étrangers qui ont pris part à l'aventure. Comme Preston Scott Cohen, célèbre architecte de Boston, désormais très apprécié dans le Far West chinois, depuis que son économie carbure au charbon. " J'avais bien connu ça avec les pays arabes. Lorsqu'on bâtissait au milieu du désert, sans vraiment chercher à en comprendre l'utilité.... " Après une bibliothèque à Taiyuan, dans le Shanxi*, un musée à Xi'an dans le Shaanxi*, et un centre commercial à Pékin, le voici associé au dernier projet de Kangbashi, Ordos 20 + 10, pour lequel 20 architectes étrangers et 10 chinois sont invités à imaginer la future zone économique high-tech de la ville.

En 2008, Preston Scott Cohen cachetonnait déjà pour Kangbashi grâce à Ordos 100. L'objectif du projet de l'époque était de construire 100 villas pour nouveaux riches conçues par 100 architectes étrangers ! " Nous avions carte blanche, sans aucune contrainte environnementale. Il leur fallait juste une grande piscine intérieure ", se souvient Preston Scott Cohen. Les réunions auxquelles lui et ses confrères ont assisté ressemblaient plutôt à de jolies colonies de vacances. A l'origine d'Ordos 100, on trouve Cai Jian " ami du président, Hu Jintao ", autoproclamé " descendant direct de Gengis Khan ", devenu milliardaire grâce à l'industrie du yaourt, puis celle du charbon. Quand les villas ont été dessinées, le magnat a distribué 100 enveloppes de 36 000 dollars en cash,? mais c'en est resté là. Car, entre-temps, le célèbre architecte pékinois Ai Wei Wei, coordinateur du projet, est devenu un farouche opposant au régime communiste.

Pas de quoi refroidir notre architecte américain. " Je sais bien que c'est une ville fantôme, et je ne serai pas étonné si, là encore, le projet capote, mais c'est aussi cela, la Chine. L'important est de répondre aux exigences des officiels qui se livrent à une compétition féroce entre différentes provinces. Ils veulent de la grandeur, de la réussite, dans l'esprit des tours Rockefeller à New York ! "

Et dans le train couchettes qui ramène les hommes d'affaires chinois à Pékin, des contrats juteux plein les mallettes, chacun s'amuse des dernières folies des habitants d'Ordos. Comme ce jeune Chinois, concessionnaire de grosses berlines allemandes : " Ma liste de clients s'allonge ; je n'ai pas assez de voitures pour tout le monde, mais certains sont prêts à ajouter 100 000 yuans [11 700 e] pour figurer en tête et conduire enfin leur voiture. " Les guerriers mongols sont toujours aussi redoutables.

* Le Shanxi et le Shaanxi sont deux provinces distinctes.

Encadré(s) :

Qingshuihe, la ville périmée

D'autres cités de Mongolie-Intérieure ont été tentées par cette fièvre bâtisseuse, mais s'y sont brûlé les ailes. Comme Qingshuihe, dont les officiels ont eu, il y a cinq ans, cette idée géniale : construire une nouvelle ville, moderne et attractive, 20 km plus au nord et proche de Houhehot, la capitale. Un budget colossal de 600 millions d'euros a été imaginé par ces dirigeants " visionnaires ", qu'ils espéraient être en grande partie financé par le gouvernement central. Mais Pékin a refusé, et la ville s'est lourdement endettée, jusqu'à se résoudre à interrompre totalement le chantier au printemps 2007. Au milieu des chèvres, perdues dans les steppes, moisissent désormais un tribunal, un commissariat de police ou un collège grandioses. Des dortoirs avaient été érigés, en attendant des futures usines. Seuls quelques maçons viennent encore s'aventurer par ici, pour dépecer les bâtiments et repartir les camions remplis de matériaux. Jamais consultés, les milliers d'habitants qui espéraient une nouvelle vie se retrouvent maintenant coincés dans une ville ruinée. " Il n'y a plus rien pour l'hôpital, les écoles, les ordures ne sont plus ramassées et les routes ne sont même plus entretenues. J'ai l'impression d'être retourné vingt ans en arrière ", explique Jun Li Hong, un artisan. Devenue la risée des Chinois et le symbole d'une élite communiste décadente, Qingshuihe s'est au moins trouvé un nouveau nom : " la ville périmée ".

Une bulle prête à éclater ?

En Chine, les prix de l'immobilier ont explosé ces dernières années. Pour le seul mois de mai 2010, on enregistrait une hausse moyenne de 12,4 % dans 70 villes, et 12,8 % en avril. A Pékin et Shanghai, les prix ont doublé en quatre ans. Certes, le gouvernement tente de mettre un frein à la spéculation en interdisant, par exemple, les emprunts bancaires au-delà du deuxième appartement. Mais il profite également de cette bulle, pour une raison simple : les terrains que s'arrachent les promoteurs à prix d'or sont la propriété de l'Etat ! Les économistes sont divisés sur la question d'une bulle spéculative chinoise prête à exploser. De fait, certains considèrent que la forte hausse du prix de l'immobilier n'est que le reflet " sain " d'un besoin grandissant de logements, puisque la population rurale continue de migrer vers les villes, où les salaires sont, en moyenne, trois fois plus élevés.

© 2010 Marianne. Tous droits réservés.

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