lundi 4 octobre 2010

Ces prospères Chinois qui ont fait briller Singapour

Le Monde - Culture, lundi, 4 octobre 2010, p. 21

Jusqu'en 1893, en Chine, il était interdit d'émigrer - sous peine de mort par pendaison. Ils furent pourtant des dizaines de milliers à entreprendre la " périlleuse traversée " des mers, pour " échapper à la pauvreté et à la corruption de la Chine impériale ", apprend-on, en visitant le Chinatown Heritage Centre. Cet étonnant petit musée est consacré aux premiers boat people chinois, venus, dès la fin du XIXe siècle, dans le sillage des colons britanniques, irriguer par vagues successives la péninsule malaise, jusqu'à sa pointe extrême : l'île de Singapour.

Durant la seule année 1930, quelque 250 000 coolies - travailleurs ou porteurs chinois - y débarquèrent. Mais les immigrés, à Singapour, ne forment pas une catégorie à part. Que leurs ancêtres soient originaires de Chine, de Malaisie ou d'Inde, ils sont les fondements de la nation singapourienne, chaudron métis dès l'origine, et fière de ses quatre langues officielles : l'anglais, le mandarin, le malais et le tamoul.

Ce patrimoine hybride doit être mis en lumière. Tel est le leitmotiv de la cité-Etat (4,5 millions d'habitants), qui a placé au rang de " priorité nationale " pour la décennie à venir le " développement de la culture et des arts ".

En tête d'affiche : la communauté des Peranakan avec leurs prospères Babas, dont le Musée du quai Branly expose, à partir du 5 octobre, près de 500 objets (meubles, porcelaines, costumes ornés de broderies perlées, etc.). Dans le passionnant ouvrage collectif Peranakan Chinese in a Globalizing Southeast Asia, publié en mai à Singapour par l'universitaire Leo Suryadinata, on peut lire sous la plume de JD Vaughan : " Les Chinois nés dans les détroits - les territoires colonisés de l'archipel malais - sont appelés "Babas" pour les distinguer de ceux qui sont nés en Chine. "

L'auteur, qui écrivit ce texte en 1879, relevait le goût immodéré des Babas de l'époque pour le brandy, le billard et le système des clubs, ainsi que leur fidélité, également immodérée, pour le costume traditionnel chinois. Etonnant syncrétisme !

A vrai dire, le propre du Baba (littéralement, " homme chinois ") et, plus largement, de la communauté des Peranakan (en langue malaise, " fils de "), ne tient pas seulement à son lieu de naissance. Il désigne les descendants d'émigrés chinois ayant fait souche, dès le XIVe siècle parfois, dans l'archipel malais (actuelle Malaisie, Indonésie, Brunei et Singapour) et y ayant épousé des femmes indigènes, non musulmanes. Collaborateurs attitrés des colons britanniques, auxquels ils servaient d'intermédiaires, les Peranakan formaient une caste, souvent riche et cultivée, parlant l'anglais et le malais, mais pratiquant aussi le culte (chinois) des ancêtres, mâtiné d'un mélange de taoïsme et de bouddhisme. Il existe d'autres communautés de Peranakan, celle des Jawi Peranakan (Indiens musulmans) ou des Chitty Melaka (Hindous). Mais celle des Peranakan chinois demeure, de loin, la plus large et la plus influente à Singapour. Demeurait, plutôt.

" La culture peranakan est morte, oui ! Du moins en partie. Il en reste des traces matérielles : la cuisine, les sarongs - encore qu'ils sont maintenant fabriqués en Chine ou en Indonésie... ", soupire Peter Wee, affable sexagénaire, dont la maison-musée, située dans le quartier de Katong, abrite une impressionnante collection de sarongs en batik.

Son presque homonyme Peter Lee, heureux conservateur de la très belle Baba House, authentique maison peranakan, la seule de Singapour à avoir été rénovée, ne partage pas cette nostalgie. " Nous sommes en perpétuelle négociation entre nos racines et le rêve de nos racines, souligne-t-il. Nous avons cette capacité d'être dans plusieurs mondes à la fois. "

Curieusement, alors que, selon certains linguistes, les Peranakan ne seraient plus, aujourd'hui, que 10 000, c'est-à-dire presque rien, jamais leur légende n'a été aussi médiatisée. Un musée perakanan a ouvert ses portes en 2008. Une série télévisée, " The Little Nonya ", retraçant la saga d'une famille peranakan sur trois générations, a battu, en 2008 également, les records d'audience. Sans parler des restaurants, ateliers de broderie ou de cuisine, colloques, articles et livres consacrés à la culture peranakan, qui pullulent.

Pas question d'évoquer les pages sombres, notamment les années 1940 et l'occupation japonaise, durant lesquelles les Peranakan, alliés des Britanniques défaits, furent considérés comme des traîtres, la plupart réussissant à fuir à l'étranger, alors même que les Singapouriens, ceux d'origine chinoise en particulier, subissaient violences et massacres.

Des Peranakan, on est prié de ne retenir que ce qui brille : " Ils sont l'emblème multiracial de la mixité ", résume le ministre de la culture, de l'information et des arts, Lui Tuck Yew. " Nous ne sommes pas qu'une économie ! Nous sommes une société, une nation ", insiste le représentant du National Arts Council, Benson Puah. Ce n'est pas faux, bien sûr.

A Singapour, personne ne dira le contraire. Libérale et autoritaire, la petite cité-Etat, indépendante de la Malaisie depuis 1965, a décidé de mettre les bouchées doubles, comme elle l'a fait, hier, pour construire son économie, assainir ses quais et ses rues ou bâtir des réservoirs d'eau. Qui a dit que la culture tombait du ciel ? Sûrement pas un Peranakan.

Catherine Simon

Baba Bling. Signes intérieurs de richesse à Singapour.

Musée du quai Branly, 37, quai Branly, Paris 7e. Mo Iéna.

Tél. : 01-56-61-70-00. Mardi, mercredi et dimanche, de 11 heures à 19 heures; jeudi, vendredi et samedi, jusqu'à 21 heures. Du 5 octobre au 30 janvier 2011. Catalogue, éd. Didier Millet, 272 p., 20 €.

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