mercredi 27 octobre 2010

ENQUÊTE - Les cyberjusticiers de l'Internet chinois - Arnaud de la Grange


Le Figaro, no. 20602 - Le Figaro, mercredi, 27 octobre 2010, p. 2

En l'absence de transparence et de réels contre-pouvoirs médiatiques, l'impact de ces milliers de sans-grade à l'assaut de la Toile pour dénoncer les injustices et défendre leurs droits est d'autant plus grand en Chine.

Ils ont de drôles de noms, des pseudonymes parfois franchement burlesques, mais ils donnent des sueurs froides aux dirigeants de la nouvelle puissance chinoise. À Pékin, on ne prend pas à la légère les coups de griffe du « Boiteux qui marche nu » ou du « Brigand qui court après le vent ». Derrière ces noms de guerre, de simples citoyens s'appuyant sur le formidable levier d'Internet pour défendre les droits individuels et dénoncer les injustices. Avec souvent une saine mise en lumière des faces sombres de la société chinoise, et parfois aussi quelques fâcheux excès.

La corruption des cadres locaux du Parti, maladie endémique et reconnue par Pékin pour sa dangerosité, est un des grands terrains de chasse de ces cyberjusticiers. Zhou Jiugeng a ainsi payé le port d'une jolie montre de onze années de prison. Des internautes ont posté des photos de ce cadre du Parti de Nankin, arborant au poignet un joli modèle Vacheron Constantin, dont la valeur est estimée à 10 000 euros. On le voit fumer des cigarettes Nanjing 95 Imperial, dont le paquet coûte 15 euros. Les stigmates d'un train de vie enlevé, pour un simple fonctionnaire. Le Web s'est embrasé. Les autorités ont déclenché une enquête. Accusé d'avoir reçu 100 000 euros de pots-de-vin, Zhou a été condamné. Les exemples de cet acabit foisonnent. On piste les voyages des fonctionnaires à l'étranger ou les 4 × 4 de luxe garés devant les karaokés.

Une autre histoire a enflammé Internet et le pays « réel » en 2009. Dans le spa d'un hôtel du Hubei, une jeune employée, Deng Yujiao, est abordée par deux hommes qui lui demandent un « service spécial ». L'un d'entre eux est un cadre important du gouvernement local. Il frappe la jeune fille de 21 ans à la tête avant de la coincer sur un canapé. Elle attrape un couteau, le poignarde et le tue. Immédiatement, des millions d'internautes prennent fait et cause pour la jeune meurtrière. Des chansons, des poèmes à sa gloire sont postés sur des forums. Un mois plus tard, Deng Yujiao sort libre de son procès. C'est une « victoire du peuple », la « naissance d'une nouvelle justice », s'enthousiasment des internautes. « S'il n'y avait pas eu leur pression, il n'y aurait jamais eu ce genre de verdict », assure l'avocat pékinois Zhang Tianyong, spécialisé dans la défense des droits civiques. Le mois dernier, un journaliste, Xie Chaoping, ayant publié un livre embarrassant sur les déplacements de population autour du barrage de Sanmenxia, dans le Shaanxi, a été emprisonné plusieurs semaines avant d'être libéré grâce à la pression des internautes.

La « chasse à la chair humaine »

Quel est le profil de ces Zorro du Web 2.0? À côté des grands blogueurs médiatiques - comme l'artiste Ai Weiwei ou le jeune écrivain et pilote de rallye Han Han -, des milliers de sans-grade se lancent à clavier perdu dans une mission de salut public. « Les cyberjusticiers peuvent être à peu près n'importe qui : étudiants, ouvriers, hommes d'affaires, autodidactes, chômeurs... explique Renaud de Spens, spécialiste de l'Internet chinois. Ils ont en commun de s'engager dans un activisme altruiste, allant de la dénonciation de la corruption à la défense de l'environnement, en passant par la défense des droits des petites gens contre les abus des cadres locaux. » Généralement, ils évitent de s'attaquer au « centre », à l'empereur et à son entourage pékinois. Très souvent, leur vocation découle d'une histoire personnelle ou familiale. Le « Boiteux qui court nu » explique qu'il est membre du parti, mais que le fossé entre les idéaux professés par la propagande et la réalité de la pratique du pouvoir l'a profondément blessé. Zhu Kongjian se désigne lui-même comme un « combattant anticorruption, journaliste d'investigation indépendant ».

Pour Renaud de Spens, leur impact est énorme. « Ils n'ont pas de carte de presse, mais des centaines de milliers de lecteurs. Ils ne sont pas inscrits au barreau, mais participent de manière forte à l'édification d'un état de droit en Chine, dit-il. Même s'ils utilisent pseudonymes et noms de plume, certains n'hésitent pas à donner leur vraie identité, témoignant d'un vrai courage tant leur hardiesse peut leur valoir d'ennuis. » La Chine n'a bien sûr pas le monopole du phénomène, mais en l'absence de transparence et de réels contre-pouvoirs médiatiques il a ici beaucoup plus d'importance qu'ailleurs. « C'est la grande particularité chinoise, avec un gouvernement qui contrôle tout, une opinion publique privée de certains droits d'accès à l'information et à l'expression, explique Liu Deliang, directeur du centre de recherches sur la législation sur Internet en Asie-Pacifique. Les gens utilisent Internet pour faire ce qu'ils ne peuvent pas faire dans la vie réelle. »

La forme la plus extrême de cette justice en ligne, porteuse de tous les excès, est ce qu'on appelle en Chine la « chasse à la chair humaine ». Curieusement, un de ses actes fondateurs n'avait pas pour sujet les droits de l'homme... mais ceux des animaux. Le 28 février 2006, l'internaute « Verre brisé » met en ligne une vidéo peu ragoûtante. On y voit une jeune femme piétinant un chat avec ses hauts talons. Écrasant la patte de l'animal, d'abord, puis la tête, jusqu'à ce qu'elle éclate. L'indignation court vite sur le Web, et les internautes se mettent en quête des tortionnaires. Après des fausses pistes, le 4 mars, le lieu du crime est formellement identifié. Il s'agit d'un parc de l'île de Mingshan, dans la province du Heilongjiang, dans le nord du pays. Le bourreau féminin est une infirmière de l'hôpital du district, Wang Yue, et le photographe, Li Yuejun, un cameraman de la télévision locale. Les autorités lancent une enquête. Le 9 mars, le photographe publie une autocritique sur Internet. Quant à l'infirmière, elle a perdu son travail et disparu. Depuis, cette traque sans merci d'un individu sur Internet a explosé. Les adresses, les numéros de téléphone des « cibles » sont désignés à la vindicte populaire, avec un acharnement parfois inquiétant. On l'a vu dans des affaires récentes, le lynchage sur Internet est une mode universelle. Mais en Chine plus encore qu'ailleurs. « Là encore, Internet est presque l'unique exutoire, poursuit Liu Deliang. Et puis les Chinois sont aussi culturellement très curieux de la vie privée des autres. »

« Comité d'investigation en ligne »

Régulièrement, les autorités locales tentent de prendre le train de la meute en route, afin de mettre les internautes obstinés de leur côté. On l'a vu lors de la « partie de cache-cache », restée fameuse en Chine. Dans le Yunnan, en mars 2009, la police avait affirmé qu'un jeune homme de 18 ans, mort dans un commissariat, s'était tout simplement cogné la tête en jouant à « cache-cache » avec d'autres prisonniers. Tollé sur la Toile. Le chef de la propagande de la province, Gong Fei, avait fini par inviter les internautes à enquêter sur l'affaire. Très « moderne », mais finalement inquiétant. Un éditorial de l'influent hebdomadaire Caijing fait alors remarquer qu'un tel « comité d'investigation en ligne » n'aurait guère d'objet dans un pays où la justice serait crédible et la liberté d'information respectée. Parfois, l'affaire prend des tours franchement cocasses. Il y a peu, la ville de Foshan, dans le Guangdong, a lancé aux internautes un appel à la chasse aux « toilettes de la honte », ternissant sa réputation auprès des touristes. L'appel a été entendu. Entre autres, un simple vendeur a passé deux journées entières à visiter une quinzaine de toilettes publiques « répugnantes », avant de poster photos et commentaires sur le forum.

Localement, on tente aussi de maîtriser le phénomène. À Xuzhou, dans la province du Jiangsu, les autorités ont décidé d'amendes pouvant aller jusqu'à 5 000 yuans, pour toute personne publiant des informations privées sans autorisation sur le Web. Le calomniateur peut être banni de tout accès à Internet pendant six mois. Parfois, aussi, les victimes de « lynchage » obtiennent réparation. Comme Wang Fei, dont le cas a été considéré comme une première, en décembre 2008. Sa femme avait révélé son infidélité conjugale avant de se suicider. Douze heures seulement après le drame, Wang avait fait l'objet d'une traque sur Internet, moult détails de sa vie privée et professionnelle étaient exposés au grand public. Il avait perdu son travail et reçu des menaces de mort. Un ami de sa femme et un site Internet chinois, daqi.com, avaient été condamnés à lui payer respectivement 5 000 et 3 000 yuans. Mais surtout, l'affaire avait suscité un vif débat sur la nécessité ou non de durcir les lois concernant les activités sur Internet.

« Un moyen de surveillance indirect »

Une nouvelle loi, la Tort Liability Law, est entrée en vigueur le 1er juillet dernier, et son article 36 s'attaque aux atteintes à la vie privée sur Internet. « Mais le gouvernement est assez prudent. Il ne se précipite pas pour interdire la »chasse sur Internet* car il sait qu'il tient là un moyen de surveillance indirect sur les autorités locales, pour limiter les abus, explique Alasimu, membre de la commission juridique de l'Association du commerce électronique de Chine. Et la nouvelle loi autorise finalement une »chasse*dans un cadre légal. » Récemment, la province du Zhejiang a voulu promulguer une loi l'interdisant totalement, mais l'Assemblée provinciale l'a rejetée. Et des sondages ont montré que 80 % des internautes s'insurgeaient contre toute restriction.

Sur la ligne à adopter, le pouvoir chinois est donc partagé. Il sait bien qu'Internet est une soupape, un espace de liberté aujourd'hui indispensable pour que la marmite sociale n'explose pas. Pour autant, il s'inquiète des risques de perte de contrôle, de débordement par cette base populaire immense, aux 420 millions de « vigiles en ligne » potentiels.

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