vendredi 29 octobre 2010

Enquête sur une jeunesse en panne d'ascenseur social - Perrine Cherchève






Marianne, no. 706 - Magazine, samedi, 30 octobre 2010, p. 62

Les nouvelles générations vivent avec une certitude : celle de réussir moins bien dans la vie que leurs parents. Quel que soit leur milieu social ou la durée de leurs études. Et les plus jeunes ont bien compris qu'aujourd'hui le piston remplaçait souvent le mérite, quoi qu'en disent les beaux discours sur l'égalité des chances...

Ils étaient retournés au lycée ou à l'université aussi vite qu'une rivière rentre dans son lit. Après deux mois de manifestations raz-de-marée contre le CPE, la jeunesse, pas mécontente d'avoir forcé le gouvernement de Villepin à battre en retraite au printemps 2006, avait fait silence, et remis le cap sur ses priorités. Rattraper le temps perdu en illusions, décrocher le bac, jouer des coudes pour arracher un stage et saisir au vol un job précaire... A force de se heurter aux portes qui verrouillent le marché de l'emploi, on les croyait résignés. Ou pour le moins trop essoufflés pour repartir à l'attaque. Qui aurait pensé qu'une réforme qu'ils ne toucheront du doigt que dans un demi-siècle deviendrait leur préoccupation immédiate ? Qu'avant même d'avoir entamé une vie active, ces ados rêveraient déjà de la fin ? Et qu'ils iraient rejoindre cet automne les millions de salariés qui refusent d'" aller " jusqu'à 67 ans, en reprenant les mêmes slogans qu'hier. " A ceux qui veulent précariser les jeunes, les jeunes répondent résistance ! " hurlait Gaëlle, 22 ans, le 19 octobre dernier, avenue des Gobelins à Paris.

Aujourd'hui étudiante en licence de sciences de l'éducation à la fac de Créteil, hier lycéenne mais toujours scotchée à la banderole de l'UNL (Union nationale des lycéens), Gaëlle crie en boucle ce qu'elle disait en sourdine en 2006. " On le voit bien, aujourd'hui avec des études bac + 4, on a un boulot à 1 300 € et on ne peut même pas se loger. A ce train-là, on n'aura jamais le même niveau de vie que nos parents. On ne sera jamais comme eux ! " dit-elle. Eux ? C'est-à-dire maman, aide-soignante, et papa, ingénieur à France Télécom en préretraite. Un couple modèle classe moyenne. " Des gens comme ça, qui gagnent bien leur vie, il y en aura de moins en moins ", théorise Lucille, 22 ans, étudiante en art textile à Paris qui défile avec ses deux copines d'école, Clémentine, 21 ans, et Laetitia, 19 ans. Ces trois jeunes femmes, toutes filles de cadres, s'expriment sans détour : elles ont peur. Peur " de ne pas trouver de boulot ", dit Clémentine. Peur " de ne pas savoir à quoi s'attendre ", reprend Laetitia. " On ne peut pas faire de plans. On est dans les études à fond pour pouvoir y arriver. Mais on risque d'être déclassés ", conclut Lucille.

Déclassement. Un mot anxiogène totalement assimilé par la génération des 15-20 ans, et un processus qui, avant de s'exprimer brutalement dans les manifs, a été largement décrit par les sociologues. Il signifie chuter socialement, être marginalisé. " Cette angoisse sourde qui taraude un nombre croissant de Français repose sur la conviction que personne n'est à l'abri, qu'une épée de Damoclès pèse sur les salariés et leurs familles, que tout un chacun risque à tout moment de perdre son emploi, son salaire, ses prérogatives, en un mot son statut ", analyse le sociologue Eric Maurin (1). A quoi s'ajoute cet immense sentiment d'injustice qui submerge la jeunesse, convaincue que le diplôme est indispensable mais ne protège de rien. " Finalement, il n'y a plus que l'argent et le piston qui marchent ", lâche Lucille, en rafraîchissant la mémoire de ses copines avec " l'affaire Jean ". Une affaire " révoltante, dit-elle, mais à l'image de ce qui se passe dans la société dans d'autres circonstances. "

L'" exemple " de Rachida Dati

Souvenez-vous. Octobre 2009, il y a tout juste un an. Nicolas Sarkozy, devenu le temps d'un discours sur la réforme des lycées le héraut de la méritocratie républicaine, tirait aussi les ficelles pour placer son fils Jean, 23 ans, en deuxième année de droit, à la tête de l'Epad, le très riche quartier d'affaires de la Défense. On connaît la suite. Devant le tollé généralisé, son fiston annonçait sur TF1 qu'il renonçait à sa baronnie. " L'affaire Jean ", un mauvais exemple pour la jeunesse ? " Si j'avais été à la place de Jean Sarkozy, je n'aurais pas dit non, rétorque Rose, sans malice. D'accord, la méthode fait rager, beaucoup de gens l'ont critiquée. Mais si cela avait été leur fils, ils auraient fait la même chose ! " Rose, 23 ans, bac + 5 qui termine des études d'ingénieur chimiste, n'est pas une fille à papa. Ni son père, commerçant, ni sa mère, agent à La Poste, n'ont le bras long. Sa famille, classe moyenne sans plus, dit la même chose que Sarkozy aux gamins qui, comme elle, n'ont pas le privilège de la naissance : " Les études, ça paie ! " Elle l'a cru. Mais après un stage à rallonge qui n'a pas débouché sur le job précaire qu'on lui faisait miroiter, suivi de quatre mois de chômage, la jeune femme a parfaitement intégré les (nouveaux ?) codes de la réussite sociale.

Pour mettre toutes les chances de son côté, Rose " réseaute " comme elle peut, c'est-à-dire avec les moyens du bord. Elle suit avec assiduité les modules des conseillers de l'Afij (Association pour faciliter l'insertion professionnelle des jeunes diplômés) qui l'aident à peaufiner CV et lettres de motivation, et arpente les forums pour l'emploi en dégainant sa carte de visite. " Je la donne à tout le monde. On ne sait jamais. On peut rencontrer une personne qui connaît une personne, etc. ", explique-t-elle. Elle a même adressé un mail au parrain de sa promo, un ex-ministre dont elle veut taire le nom. Lequel lui a renvoyé une lettre de recommandation, signée de sa main. " Rachida Dati a fait comme ça. Elle n'a utilisé que le piston et cela ne lui a pas mal réussi ! " s'exclame Rose. Non que la jeune femme ambitionne de devenir ministre de la Justice, députée européenne ou maire du VIIe arrondissement de Paris comme son héroïque modèle de l'intégration républicaine... Non, Rose aimerait (seulement) " intégrer une unité de recherche et développement dans l'industrie cosmétique. J'ai fait des études qui ont coûté 15 000 e. Mes parents ont payé très cher pour que je réussisse mieux qu'eux. Si ça devait ne pas marcher, je serais furieuse ", confie-t-elle évoquant ses angoisses, ses " hauts et [ses] bas ". Un jour gonflée à bloc et le lendemain déprimée. Vanessa, sa voisine rencontrée sur les bancs de l'Afij, renchérit. " Je suis en pleine période de démotivation ", avoue-t-elle. Bac + 5, master de tourisme, inscrite à Pôle Emploi depuis six mois, elle veut faire du " marketing pour une compagnie aérienne ou un tour operator ". Pour l'instant les premiers échos des rares entretiens d'embauche qu'elle a réussi à décrocher ne sont guère encourageants. " Il paraît que ma formation est trop généraliste ", s'étonne-t-elle.

Vanessa, 23 ans - papa chef d'une petite entreprise de transport et maman secrétaire -, croyait dur comme fer qu'avec sa formation elle aurait " 95 % de chances " de décrocher un CDD après son stage. Ses parents, qui ont cher payé les études de leur fille aînée, pensaient aussi souscrire une assurance vie contre le chômage. Mais, ces derniers jours, Vanessa doute. " Ne pas trouver, c'est frustrant. On se sent inutile et coupable. On se demande : "qu'est-ce qui n'a pas marché ? Où est-ce que je m'y suis mal prise ? Pourquoi ça marche pour d'autres et pas pour moi ?" On se rend compte que le marché du travail est une jungle, c'est chacun pour soi. Si on a la chance d'avoir des amis proches ou de la famille haut placée, il ne faut pas hésiter à y aller ", affirme-t-elle avec force. Sauf que, du piston, Vanessa n'en a pas. " J'espère réussir aussi bien que mes parents. Mais maintenant je ne suis plus sûre de rien, soupire-t-elle. Le risque aujourd'hui, c'est de me retrouver conseillère dans une agence de voyages. Enfin, si j'arrive à décrocher un emploi. "

Revoir ses prétentions à la baisse

De quoi seront faites les vies de Rose et de Vanessa ? Après de longues études, bien plus longues que celles de leurs parents, les deux jeunes filles seront-elles contraintes de revoir à la baisse leurs prétentions professionnelles pour se contenter de postes d'employées ? Dans dix ans, seront-elles des trentenaires diplômées à leur tour reléguées dans le " descendeur social " ? Nourri par la crise, le déclassement a pris une ampleur spectaculaire, s'invite dans les colloques, à la une de la presse. L'hiver dernier, le magazine Alternatives économiques publiait un hors-série " Génération " (2) qui en 80 pages mesurait le fossé social séparant les jeunes des vieux. Dans son éditorial titré " Les générations à la peine ", Thierry Pech écrivait ceci : " Les inégalités de revenus et de statut dans l'emploi se sont plutôt creusées ces dernières décennies au détriment des jeunes générations. Les enfants sont de moins en moins assurés d'atteindre une position sociale équivalente ou supérieure à celle de leurs parents. Les titres scolaires, chèrement acquis, ne sont plus toujours synonymes d'insertion rapide sur le marché du travail. Les situations de pauvreté et de mal logement affectent particulièrement les 20-30 ans? Et l'avenir ne paraît guère prometteur. " Quelques semaines plus tard, Phosphore (3) posait la (bonne ?) question : " En France, les bonnes places se gagnent-elles au mérite ? " Le magazine des ados prenait ainsi la mesure de l'inquiétude des lycéens qui, avant même de poser un pied dans le marché du travail, ont déjà l'angoisse de rater leur vie.

Vendredi 7 mai 2010. Grand amphithéâtre de la Sorbonne. Scrutés par le regard sans vie des statues de Descartes, Lavoisier, Rollin, Richelieu et Robert de Sorbon, une centaine d'étudiants et de lycéens écoutent attentivement les " experts " distribuer des conseils d'orientation et faire la promotion des bonnes filières à l'occasion d'un colloque organisé par le Conseil économique et social et la région Ile-de-France. Par les temps qui courent, le thème choisi est une invitation à l'optimisme : " Jeunes : des raisons d'avoir confiance ". Invités sur l'estrade et sagement assis sur des fauteuils en velours rouge, quelques jeunes dynamiques témoignent, tous heureux de leurs options et de la carrière professionnelle qui s'ouvre à eux... Que du bonheur ! Jusqu'à l'intervention du président de la région. Les paroles de Jean-Paul Huchon, debout, micro à la main, cassent l'ambiance en résonnant dans l'immense amphi aux plafonds voûtés : " Les jeunes sont inquiets parce que le mythe de l'ascenseur social s'est effondré, dit-il. On peut se retrouver déclassé, et le déclassement est un phénomène terrible pour ces jeunes qui ont beaucoup de diplômes. Cela crée des choses très difficiles à vivre. " A peine le président parti, un invité tente de rattraper le coup : " La société cultive le pessimisme, la peur de l'avenir. Il n?y a pas d'échecs inscrits d'avance. " Vite dit !

Selon le sociologue Camille Peugny (4), le déclassement n'est ni un fantasme ni une nouveauté. Des générations " sacrifiées ", il y en a eu pléthore bien avant la crise de 2008 et les manifestations de 2010. Le processus aurait même commencé par frapper les générations nées " autour des années 60 ", soit à l'aube du déclin de la société industrielle, avant d'anéantir les suivantes. " Ce sont elles qui vont être les premières à subir l'avènement de la société postindustrielle, diagnostique le chercheur. Elles se trouvent aux prises avec des évolutions qui vont considérablement influencer leur destin. " A partir des années 60, l'entreprise se désagrège et la solidarité qui liait les travailleurs se délite jusqu'à disparaître sous la double poussée de la mondialisation et de la révolution technologique qui permettent de réduire considérablement les coûts de la main-d'oeuvre. " Tandis qu'auparavant les salariés étaient les acteurs d'un compromis social, ils sont désormais isolés, observe Camille Peugny. Alors que le risque était partagé, il repose désormais sur les seules épaules des salariés, puisqu'il suffit à l'actionnaire, pour se protéger du risque, de diversifier sa mise. " La place du salarié devient accessoire, son travail, négligeable et l'on connaît la suite : relégation, exclusion, chômage, déclassement et repli sur soi...

Le deuil des illusions

Au début du IIIe millénaire, quelques " déchus " oseront d'ailleurs témoigner de leur imprévisible déclin professionnel. Dans On vous rappellera (5), Sophie Talneau, 28 ans, diplômée de l'Ecole supérieure de commerce de Nantes, raconte la dégringolade sociale qui l'a conduite du chômage au RMI, avant de pouvoir rebondir en publiant avec succès son journal en 2005. Sans doute avait-elle déjà mis le doigt dans le mille. " La vie d'un chômeur diplômé commence toujours par un deuil : celui de ses illusions, écrit-elle. Ensuite seulement vient l'heure des choix. Pour ceux que l'inactivité rebute, rien de mieux que de rempiler pour une ou deux années d'études supplémentaires, voire pour une reconversion. Pour les autres, le meilleur moyen pour ne pas risquer de venir grossir les chiffres du chômage est d'avoir de la chance, ou de solides relations. " De la chance. Ou des relations. Anna Sam a eu de la chance. On se souvient de la trajectoire hors du commun de cette employée à temps partiel chez Leclerc, titulaire d'un DEA de littérature qui rêvait de travailler dans l'édition, devenue star de la blogosphère après avoir raconté, drôle et féroce, sa vie quotidienne de caissière. Sophie Talneau, Anna Sam. Deux itinéraires individuels... Avant la naissance de Génération précaire. Ce collectif créé en septembre 2005 à l'initiative de filles et fils de la France d'en haut, qui plus est diplômés de Sciences-Po, pour dénoncer le scandale des stages gratuits à répétition qui ne débouchent sur rien, a été comme une révélation. L'élite intellectuelle, entrée dans le marché du travail comme dans du beurre avant la fin des Trente Glorieuses, découvre ahurie que ses héritiers ne sont à l'abri de rien ! Qu'en plus d'un diplôme prestigieux il leur faut un carnet d'adresse gros comme un Bottin mondain pour espérer décrocher un job à la hauteur de leurs ambitions. Depuis, Génération précaire a fait des petits avec Jeudi noir, parti en guerre contre le " mal logement ", un handicap lui aussi facteur de déclassement.

Au petit matin, samedi 24 octobre, la troupe expulse manu militari les occupants de La Marquise, un hôtel particulier inhabité depuis près de quarante ans, place des Vosges, dans le IVe arrondissement de Paris. A l'initiative de Jeudi noir, cette somptueuse bâtisse de 1 000 m2 était squattée depuis des mois par une trentaine d'étudiants et de jeunes diplômés bac +++++ en quête d'emploi, tous refoulés du marché de l'immobilier francilien faute de revenus suffisants.

Laurent, 39 ans, militant aguerri et ex-informaticien à l'abri du besoin, était devenu en quelque sorte le " surgé " de La Marquise. Ces " postados ", comme il les appelle, Laurent savait tout d'eux. D'où ils viennent, combien gagnent les parents de ces enfants de familles bourgeoises provinciales, trop nantis pour loger en cité U, mais qui ne veulent pas risquer de mettre leurs études en péril en travaillant à plein temps pour payer une piaule hors de prix à Paris. " Quand ils arrivent à Paris, ils pensent qu'ils vont tout dominer. Puis il y a une aigreur qui se développe parce que cela ne marche pas comme ils le veulent ", explique-t-il. Le militant de Jeudi noir ajoute : " Aujourd'hui, il n'y a plus de structures sociales permettant aux parents de transmettre le capital économique et culturel qu'eux-mêmes ont acquis. Les comportements égoïstes, comme le piston, se sont substitués à la solidarité. Résultat, en période de crise, quand vous n'avez pas de réseaux sociaux pour vous soutenir, vous chutez. "

A moins d'avoir une béquille, c'est-à-dire du piston. Ultime recours pour les familles qui le peuvent et cherchent n'importe quel moyen de rouvrir les portes de l'ascenseur social pour y pousser leurs gamins. Martine, 55 ans, cadre sup dans une agence de publicité, père chirurgien, mère au foyer, s'est résolue à faire jouer ses relations quand elle a pris conscience que sa fille, Camille, allait droit dans le mur. A 22 ans, Camille, brillante bachelière, avait déjà changé deux fois d'itinéraire sans trouver sa voie. " J'ai longuement hésité, confie sa mère, un peu honteuse d'avoir utilisé un "passe-droit". Moi, personne n'a eu besoin de m'aider. J'ai fait des études et après c'est venu tout seul. Le piston, je ne trouve pas ça très moral. Mais je ne pouvais tout de même pas la laisser tomber, c'est ma fille... " Alors en 2007, Martine passe quelques coups de fil à des patrons qu'elle connaît bien. Des gens sûrs, compréhensifs et qui ne risquaient pas de l'humilier avec une phrase du style : " Tu te rends compte de ce que tu me demandes ! " Une semaine plus tard, l'un d'eux rappelait : une assistante partait en congé maternité, Camille ferait peut-être l'affaire, en CDD pour commencer. Depuis, la jeune femme a été embauchée. Elle n'a sans doute pas la vie professionnelle dont elle rêvait. " Mais j'ai eu de la chance ", estime-t-elle.

Réalité statistique et sociale

Gabriel, 22 ans, soupire. Lui a décoché son bac pro maintenance et équipements industriels en 2008, quand la crise a débuté. " Ça ne m'a pas aidé ", lâche-t-il. Il a cherché un job pendant un an et demi, trouvé quelques missions d'intérim avant d'atterrir en février dernier chez Envie, une entreprise d'insertion qui répare des appareils électroménagers d'occasion et les remet sur le marché à un prix défiant la concurrence. " Je suis tombé sur une annonce. Ils cherchaient du monde? " En février dernier, le jeune homme a signé un CDD de vingt-quatre mois et occupe depuis un poste de réparateur sur machines à laver, payé au Smic. Gabriel a deux ans pour respirer et l'entreprise continue à le former pour qu'il puisse " rebondir ", comme on dit aujourd'hui de ces salariés transformés en balles de ping-pong que l'on se renvoie. En 2012, il espère trouver un emploi dans le privé, mais reste persuadé qu'il n'aura pas " la vie tranquille " de son paternel, entré à l'usine Renault de Douai à l'âge de 17 ans comme mécanicien. Il y a encore quelques années, ce dernier aurait pu le pistonner. Mais, aujourd'hui, chez Renault les rares " fils de " sont des intérimaires.

" Dans la France des années 2000, connaître une moins bonne réussite que ses parents n'est plus exceptionnel : c'est une réalité statistique indiscutable et une réalité sociale méconnue ", martèle Camille Peugny. Une réalité indiscutable, méconnue et d'autant plus inacceptable qu'entre 1982 et 2002 le niveau de qualification a augmenté, génération après génération. En trente ans, la part des 15-25 ans niveau bac ou bac pro est passée de 25,1 % à 54,7 %. Le nombre de jeunes non qualifiés (niveau troisième) a fondu de 170 000 à 42 000 entre 1975 et 2005 et celui des bacheliers a été multiplié par trois entre 1980 et 2008. Dans la France des années 2000, 22,5 % des 25-34 ans sont titulaires d'un diplôme supérieur contre 9,8 % des 55-64 ans. Cherchez l'erreur ! " Depuis 1960, la structure sociale a changé, explique le sociologue François Dubet, directeur d'étude à l'Ehess et professeur à l'université de Bordeaux. Avant, beaucoup de gens pouvaient monter sans que personne descende. Or, depuis vingt ans, il n'y a plus de mobilité structurelle. " En haut, les diplômés toujours plus nombreux rivalisent pour obtenir des places de plus en plus rares. Pour sortir vainqueur de la compétition, " il faut tout ", ironise le sociologue : un diplôme d'une grande école, des relations, du charme, de la beauté et un réseau formidable. Autant dire que les beaux discours sur l'égalité des chances ne tiennent plus la route.

Dynasties de fils et fille de...

" Quand le nombre de places stagne ou régresse, un jeu à somme nulle (voire à somme négative) tend à s'instaurer, écrit François Dubet. Les mieux placés risqueraient même de tout perdre s'il régnait une authentique égalité des chances. Il suffit d'observer leurs stratégies pour voir que malgré les appels pressants à l'égalité des chances, ils s'arrangent pour se protéger de la concurrence des outsiders. Ils accumulent les patrimoines, multiplient les réseaux et leur capital social, scolarisent leurs enfants à l'étranger, etc. En bref, ils se comportent comme une classe héréditaire, une aristocratie " (6). Depuis quelques années, émergent ainsi de nouvelles dynasties de trentenaires, fils et fille de... qui ont fait des pâtés de sable dans les mêmes jardins d'enfants, ont joué dans la cour des mêmes écoles, habitent les mêmes quartiers, partagent les mêmes codes et réussissent formidablement. Certes, tous ne sont pas dénués de talent ! Mais ils évincent de la compétition les enfants tout aussi doués de la classe moyenne supérieure, à qui il manque aujourd'hui ce gros " plus ", et qui risquent de dévisser à vitesse grand V.

" Dans la France des années 2000, à l'âge de 40 ans, un fils de cadre supérieur sur deux et une fille sur trois sont employé(e)s ou exercent des emplois d'ouvriers. En apparence, ils sont des ouvriers et des employés comme les autres. Et pourtant, leur expérience est marquée d'une trace indélébile, celle de venir d'ailleurs, de plus haut, celle d'avoir, quelque part échoué ", constate Camille Peugny, qui pour son enquête sur " le déclassement ", a recueilli de nombreux témoignages bruts. Exemples. Femme de 39 ans, hôtesse d'accueil, père cadre dans la fonction publique. Elle raconte ses études à Paris dans des conditions financières pas très confortables. Elle aurait pu poursuivre jusqu'à la licence, mais " n'a pas forcément pris la décision de poursuivre. Donc je me suis arrêtée avec mon bac + 2, mon DUT. Et heureusement que je me suis arrêtée là ! Quand je vois qu'avec un bac + 2, quand même, bac + 2 ce n'est pas rien !, je me retrouve à faire l'hôtesse d'accueil ! Quand même, bac + 2 pour répondre au téléphone, c'est dingue quand on y pense. Mon père, avec le BEPC, il dirige une équipe ! " Homme, 39 ans, employé municipal, père médecin. Ses parents ne lui ont jamais mis vraiment la pression. C'était inutile. Pour eux, la réussite de leur progéniture allait de soi. " Quand on est médecin, on n'imagine pas que son fils ne réussisse pas [...]. Papa est médecin, maman a une belle place aussi [cadre dans la fonction publique], donc les enfants réussissent... "

Réussir. Dans la famille de Sacha 32 ans, tout le monde a " réussi ". Sauf lui. Famille aisée, " intellectuellement développée ", précise-t-il. Sa mère est dans la " com ", ses oncles et tantes sont médecins. Mais c'est son grand-père, ingénieur, qui a " construit la bourgeoise familiale ". En petit-fils de bourgeois, Sacha a fait ses études dans un lycée privé affichant 100 % de réussite au bac. " J'étais plutôt bien parti. " De fait, il décroche un bac S, tente une première année de médecine, échoue et se rabat sur le droit pour être avocat. " Une profession à robe ", plaisante-t-il. En licence, il prend un virage à 100 % et entre dans la communication, pistonné par maman. Sacha fait quelques stages payés des queues de cerise pendant les vacances et, en 2002, lâche le droit pour un CDD, qui deviendra un CDI, dans une petite agence de marketing. " Je dirigeais une équipe et j'étais payé 3 000 € brut par mois. J'ai fait ma place et j'y suis resté sept ans. " En juillet 2008, Sacha démissionne pour " monter une boîte d'immobilier " avec un ami. La crise déboule. Et vlan... " J'ai vite senti que ça ne décollerait pas ", explique-t-il. Depuis Sacha rame. Il s'est inscrit à Pôle Emploi, a décroché deux CDD de deux mois et demi dans des boîtes de com en réactivant le bouche à oreille. " Je sais que je ne gagnerai jamais autant que ma mère, mais avoir un réseau, ça aide clairement, admet-il. Quand j'entends parler de quelque chose, je passe un coup de fil à un pote pour qu'on pense à moi. Dans les agences, il y a 600 candidats pour un CDD. S'il n'y a pas quelqu'un pour mettre votre CV en haut de la pile... Et puis, je sais qu'en cas de coup dur il y a la famille. "

Quand le mérite ne suffit plus, quand la croissance économique ne les pousse plus, quand les diplômes ne les protègent plus, les jeunes se tournent vers papa-maman, dernier filet avant la chute. Pour combien de temps encore ?

Note(s) :

(1) Auteur de la Peur du déclassement, Seuil/La République des idées, 2009.
(2) Hors-série no 85, troisième trimestre 2010.
(3) No 348 de juin 2010.
(4) Auteur du Déclassement, Grasset & Fasquelle, 2009.
(5) Hachette Littératures, 2004, 16 €.
(6) Les Places et les chances, repenser l'injustice sociale, Seuil/La République des idées, 2010.

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