vendredi 29 octobre 2010

Pourquoi il faut aimer les frontières - Régis Debray

Marianne, no. 706 - Idées, samedi, 30 octobre 2010, p. 84

Dans " Eloge des frontières ", le médiologue loue les vertus de la limite. Elle offre une résistance aux démesures avilissantes et nocives. Et garantit des repères vitaux. Aujourd'hui, une urgence.

EXTRAITS

Une idée bête enchante l'Occident : l'humanité, qui va mal, ira mieux sans frontières. D'ailleurs, ajoute notre Dictionnaire des idées reçues (dernière édition), la démocratie y mène tout droit, à ce monde sans dehors ni dedans. Pas de souci. Voyez Berlin. Il y avait un mur. Il n'y en a plus. Preuve que la Toile, les paradis fiscaux, les cyberattaques, les nuages volcaniques et l'effet de serre sont en voie d'expédier nos vieillottes barrières rouge et blanc à l'écomusée, avec la charrue à mancheron de bois, la bourrée auvergnate et le coucou suisse. Aussi tout ce qui a pignon sur rue dans notre petit cap de l'Asie - reporters, médecins, footballeurs, banquiers, clowns, coachs, avocats d'affaires et vétérinaires - arbore-t-il l'étiquette " sans frontières ". L'on ne donne pas cher des professions et associations qui oublieraient sur leur carte de visite ce " Sésame, ouvre-toi " des sympathies et des subventions. " Douaniers sans frontières ", c'est pour demain. [...]

Moins d'Etat : plus de mafia

Je viens d'une terre ferme, toute ridée d'histoire, d'une Europe fatiguée d'avoir été longtemps sur la brèche, qui pense aux vacances et rêve d'une société de soins. Ses officiels ont à coeur d'effacer ses frontières linguistiques sous une langue unique, le globish, qui n'a d'anglais que le nom. Notre Euroland - capitale : Bruxelles - a officiellement répudié l'ancien " concert des nations ", d'où naissent curieusement toutes sortes de couacs et fausses notes. Il s'étonne que le Grec n'y ressemble pas au Suédois, le Lituanien à l'Italien, ce que chaque crise lui rappelle à son corps défendant. [...] Il est pénible de reconnaître le monde tel qu'il est, et plaisant de le rêver tel qu'on le souhaite. Nous préférons tous le Valium à l'angoisse, d'où notre penchant pour le borderless world, cette berceuse pour vieux enfants gâtés. [...] Vingt-sept mille kilomètres de frontières nouvelles ont été tracés depuis 1991, spécialement en Europe et en Eurasie. Dix mille autres de murs, barrières et clôtures sophistiquées sont programmés pour les prochaines années. Entre 2009 et 2010, le géopoliticien Michel Foucher a pu dénombrer 26 cas de conflits frontaliers graves entre Etats. Le réel, c'est ce qui nous résiste et nargue nos plans sur la comète. Fossile obscène que la frontière, peut-être, mais qui s'agite comme un beau diable. Il tire la langue à Google Earth et met le feu à la plaine - Balkans, Asie centrale, Caucase, Corne de l'Afrique et jusqu'à la paisible Belgique. [...] La misère mythologique de l'éphémère Union européenne, qui la prive de toute affectio societatis, tient en dernier ressort à ceci qu'elle n'ose savoir et encore moins déclarer où elle commence et où elle finit. Quidam ou nation ou fédération d'Etats-nations, quiconque manque de se reconnaître un dessus n'assume pas son dehors. Ne tolère pas jusqu'à l'idée d'avoir un dehors. Et ignore donc son dedans. Qui entend se surpasser commence par se délimiter. L'Europe a manqué prendre forme : ne s'incarnant dans rien, elle a fini par rendre l'âme. [...]

La frontière a mauvaise presse : elle défend les contre-pouvoirs. N'attendons pas des pouvoirs établis, et en position de force, qu'ils fassent sa promo. Ni que ces passe-murailles que sont évadés fiscaux, membres de la jet-set, stars du ballon rond, trafiquants de main-d'oeuvre, conférenciers à 50 000 dollars, multinationales adeptes des prix de transfert déclarent leur amour à ce qui leur fait barrage. Dans la monotonie du monnayable (l'argent, c'est le plus ou le moins du même) grandit l'aspiration à de l'incommensurable. A de l'incomparable. Du réfractaire. Pour qu'on puisse de nouveau distinguer entre le vrai et le toc. Là est d'ailleurs le bouclier des humbles, contre l'ultrarapide, l'insaisissable et l'omniprésent. Ce sont les dépossédés qui ont intérêt à la démarcation franche et nette. Leur seul actif est leur territoire, et la frontière, leur principale source de revenus (plus pauvre un pays, plus dépendant est-il de ses taxes douanières). La frontière rend égales (tant soit peu) des puissances inégales. Les riches vont où ils veulent, à tire-d'aile ; les pauvres vont où ils peuvent, en ramant. [...] Le prédateur déteste le rempart ; la proie aime bien. [...]

Si le dossier noir de la frontière traîne partout (du style : " Le nationalisme, c'est la guerre ! "), le sans-frontiérisme humanitaire excelle à blanchir ses crimes. Mieux : il a transformé un confusionnisme en messianisme. Il a habillé en révolution une contre-révolution. Retournons-lui sa méchanceté polémique avec une avoinée d'" ismes " (le juste envers de ces souverainisme, jacobinisme, culturalisme, relativisme et cynisme, dont il affuble lui-même les empêcheurs de se singer en rond). En avant, les bonnets d'âne ! Qu'est-ce que le sans-frontiérisme ?

- Un économisme. En épousant le global marketplace, en " internalisant " l'économie d'échelle et de gamme, en conférant à la libre circulation des capitaux et des marchandises, bizarrement censée exclure celle des violences, l'aura du bon coeur et d'une communauté des destins, il déguise une multinationale en une fraternité. Et donne le coup de pied de l'âne au politique englué dans sa glèbe par la contrainte électorale. Il avalise le moins d'Etat en masquant son corollaire : un plus de mafia ; donne un lustre de générosité à la loi du plus fort ; et couvre d'un manteau de compassion dérégulations et privatisations. Portées par la finance baladeuse, l'écriture numérique et l'universalité du bit, nos sociétés off-shore s'en lèchent les babines. Sponsors garantis. Charity business au top.

- Un technicisme. Un outil standard n'a ni latitude ni longitude. Mon dernier modèle aura une durée de vie brève, mais se retrouvera partout en un tournemain. Le standard Unicode, susceptible de coder toutes les écritures (y compris vos milliers de kanjis), s'impose à tous les ordinateurs. Cette hubris robotique qui veut se donner pour une métaculture mondiale, numérique et fibre optique aidant, finira par confondre le posthumain avec le feu follet.

- Un absolutisme. Le délinquant n'intériorise pas la notion de limite. Le prophète non plus. Ni le pseudo-savant. Ces trois lascars ont en commun de s'extralimiter. C'est parce qu'ils ont réponse à tout et se croient partout chez eux qu'ils sont des hommes dangereux. Le missionnaire à l'étoile comme l'inquisiteur à turban et le charlatan en blouse blanche ignorent la sagesse des choses finies. Ainsi font les religions universelles, qui s'abandonnent à leur pente vers l'infini - au lieu de la remonter. L'arabisant André Miquel ne détecte pas la frontière en Islam encore aux approches de l'an 1000. Il y est question de mouvances, non de territoires (frontière naturelle, mais floue, du Sahara ; mobile et disputée en Espagne et avec Byzance, mais toujours irritante et illégitime). Selon le droit coranique, le monde serait partagé entre dar el-Islam et dar el-harb (" pays de la guerre "). Entre les deux, une frontière ne saurait être qu'une halte. La monnaie de l'absolu ? Aucun esprit laïc ne peut accepter cette prétention à l'omnivalence planétaire, que ce soit celle de l'oumma néomédiévale ou de l'Occident néomissionnaire. La première valeur de la limite, c'est la limitation des valeurs.

- Un impérialisme. Puisque l'empire ne s'oppose pas au royaume par sa masse géographique, mais par ceci qu'il impose des limites aux autres, non à lui-même. La nouvelle Rome reprend la devise de l'ancienne, signée Ovide : " Aux autres peuples a été donné un territoire limité : la ville de Rome et le monde ont la même étendue. " L'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (Otan) couvre désormais le Caucase et l'Asie centrale. Et " Justice sans limites " fut le nom initial donné par Washington au premier acte de sa " guerre contre le terrorisme ", qui finira par une déconfiture. Le " devoir d'ingérence " est devenu l'eau de rose dont se parfume un empire d'Occident vieillissant. Il ne s'estime plus tenu de déclarer la guerre pour la faire et se moque du droit des gens en tant que de besoin, puisque son droit à lui vaut pour tous, la loi internationale ne valant pas pour lui. [...]

Toute frontière, comme le médicament, est remède et poison. Et donc affaire de dosage. Puissent nos gestionnaires en charge, enclins aux comédies de la proximité et aux faux-semblants des murs de verre, faire au moins d'honorables pharmaciens, si la prise de corps européenne relève d'une chimie qui les dépasse. Cauchemardons. Plus de traits à l'encre violette sur le cadastre en mairie ? La guerre de tous contre tous au village. Entre l'école et la télé ? L'analphabétisme généralisé (l'école étant sur tous les écrans, pourquoi la mettre quelque part ?). Entre l'intra-muros et le périurbain ? Le glissement de la cité à l'agglomération. Entre les âges - enfance, adolescence, maturité ? La moule amorphe collée à son rocher, l'ado trentenaire vivant chez sa maman. Chanson douce au départ, la pensée kitsch, qui voudrait supprimer tout ce que le jardin a d'épineux, le transforme en désert. Mon pays commence à s'en lasser, et l'on voit renaître, quoique nos politiques veuillent nous faire vivre à l'économie, l'aspiration à marquer de pierres blanches les étapes d'une formation, à redessiner le jeu de l'oie où chaque case mérite initiation, de l'entrée au collège à la sortie de la vie. A scander la monotonie des jours, à réinventer les rites de passage. [...]

Les frontières attendent leur comité d'éthique. Seules les loyales devraient être admissibles : bien en vue, déclarées et à double sens, attestant qu'aux yeux de chaque partie l'autre existe, pour de vrai. Bonnes seront dites celles - car il en est de très méchantes - qui permettent l'aller-retour, la meilleure façon de rester soi-même entrouvert. Un pays comme un individu peuvent mourir de deux manières : dans un étouffoir ou dans les courants d'air. [...]

Le " devoir " de frontière

Puis-je vous livrer in fine, tout vagabond que je suis, et parce que j'en suis un quasi-professionnel, ce que j'aurais aimé souffler à l'oreille de mes franco-centrés de compatriotes, si j'avais encore le courage de jeter des cailloux dans la mare ? " Vous qui avez rêvé, enfant amoureux de cartes et d'estampes, fleuves azur et les montagnes bistre, vous qui aimez les bateaux ivres et les soleils marins, parce que "c'est toujours au-delà des frontières que se trouvent les mines d'or" et que le vrai coup de foudre est au-delà du fleuve ; vous qui craignez encore plus l'insipide que les emporte-gueule, qui préférez le sacrilège au je-m'en-foutisme et qui vous demandez comment rester nègre ; vous qui avez plus de bonheur à vous trouver dans plutôt que sur Clochemerle, Lyon ou Paris, à être dans un pays et non "sur zone" ; vous, professeurs d'école, qui ne désespérez pas de voir fêter à l'avenir une Journée de la jupe, et vous, étudiants de Villetaneuse, de Nanterre ou du Mirail, qui rêvez de campus avec portails d'entrée, d'universités qui, sans être des cloîtres, ne seraient pas des no man's land entre deux parkings (et, de ce fait, bardés de grilles, de barreaux et de gardes de sécurité), [...] vous, les otages du bruit, qui rêvez de pôles silence, de zones sourire, comme il y a des rues piétonnes ; vous, recrus d'obscénités, qui rêvez, en marge des arènes d'étripage, de bassins de civilité comme il y avait, jadis, des bassins d'emploi ; demandez donc à vos ministres, députés et sénateurs, gardes-frontière négligents, mais si prolixes sur les droits de l'homme, d'ajouter à leur catalogue le droit à la frontière, pour parer aux mortelles glissades - tout se vaut, ils se valent tous, donc rien ne vaut. Un droit ? Non, le devoir de frontière, et une urgence. "

Eloge des frontières, de Régis Debray, Gallimard, 104 p., 7,90 €.

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