mercredi 27 octobre 2010

LITTÉRATURE - Pourquoi lire les classiques ? - Laurent Nunez

Marianne, no. 705 - Culture, samedi, 23 octobre 2010, p. 82

Les classiques, ces auteurs qu'on étudie " en classe ", font peur, parce qu'ils rappellent l'école et trop souvent l'ennui. Ils sont pourtant fondamentaux.

"Tant de pages, tant de livres qui furent nos sources d'émotion, et que nous relisons pour y étudier la qualité des adverbes ou la propriété des adjectifs ! " déplorait Cioran. S'il est vrai que l'étude des grands textes tend parfois vers un formalisme décevant, deux raisons (qui s'additionnent et qui s'opposent) devraient tout de même nous pousser à lire et à relire Molière, Hugo, Shakespeare, Homère et Cervantès.

Lorsqu'un tyran veut faire plier tout un pays, son premier geste est toujours le même : il détruit la littérature de ce pays qu'il voudrait inculte et sans passé. Et, contrairement à ce qu'on pourrait penser, ce sont les oeuvres de fiction qui attirent sa colère, car il sait que l'imaginaire forge l'identité d'un peuple. Ainsi, la célèbre bibliothèque d'Alexandrie ne fut pas incendiée qu'une fois : on ne compte pas moins de six destructions non accidentelles, notamment par l'empereur Théodose en 415, puis par le calife Omar Ier en 640. La bibliothèque de Bagdad, qui fut pendant des siècles le centre intellectuel du Proche-Orient, connut le même désastre : dirigée par des chiites, elle fut incendiée par les sunnites lorsqu'ils prirent le pouvoir au XIe siècle, puis ravagée au XIIIe siècle par les Mongols, puis saccagée deux cents ans plus tard par Tamerlan... Rien n'effraie davantage un nouveau tyran qu'une oeuvre ancienne : il sait qu'il doit gommer les fictions du passé afin que rien ne concurrence sa présence dans le réel.

L'inconscient des nations

On dira que c'est exagérer le pouvoir des livres, et que de surcroît les classiques sont rarement lus par tout un peuple. Mais ce serait méconnaître le pouvoir de pénétration des grandes oeuvres dans l'inconscient d'une nation. Tous les Portugais n'ont pas lu Camoens ; mais l'épopée des Lusiades a contribué, depuis le XVIe siècle, à l'essor et au renforcement du sentiment national portugais. Tous les Espagnols n'ont pas lu Cervantès, tous les Allemands n'ont pas lu Goethe, mais ces auteurs du passé ont tout à voir avec le présent de leurs pays. Chaque jour qui passe, ils modèlent les esprits plus fortement que mille décrets sur l'identité espagnole ou allemande.

En France même, il est obligatoire, pendant les deux premières années du collège, d'étudier quelques fables de La Fontaine, et au moins deux pièces de Molière (Bulletin officiel du 28 août 2008). Cette obligation peut faire grincer des dents : qui choisit ? Et pourquoi ? Mais elle contribue, par la célébration du génie de la langue, à la construction de nos mentalités et à l'épanouissement de notre imaginaire. Elle cimente le groupe social, qui se consolide tout autant à partir des événements de l'histoire qu'à travers ces vieilles histoires fictives.

C'est pour ces raisons que des extraits de l'Iliade et de l'Odyssée sont également au programme du collège : il s'agit de " préparer les élèves à partager une culture européenne par une connaissance des textes majeurs de l'Antiquité ". Homère, Molière, mais aussi le Petit Prince et Vendredi ou la vie sauvage : les classiques sont devenus les mythes clairvoyants de nos sociétés faussement démythifiées. Puis ce sont des mythes nourriciers, qui faciliteront la compréhension future d'autres oeuvres littéraires, musicales, plastiques, cinématographiques. Loin d'être surannés, ils enrichissent par conséquent le présent et colorent l'avenir d'un jour très neuf. Que serait quelqu'un qui comprendrait, mais sans pouvoir les définir, les mots " sirène " ou " don Juan " ? Qui n'entendrait pas les sous-entendus contenus dans " la mouche du coche " ou dans " un cheval de Troie " ? Ce serait un " mouton de Panurge ", puisqu'il ne pourrait pas même creuser cette expression. Il vivrait condamné dans son époque, sans avoir jamais son mot à dire. Il serait comme au bord du groupe, sans complicité ni connivence - et bientôt hors du groupe, car le groupe inévitablement se désolidariserait de lui.

Telle est peut-être l'une des explications de la fameuse fracture sociale qu'a tenté de définir Marcel Gauchet. Dès lors, il faut l'écrire franchement : par-delà le plaisir, lire les classiques est un acte politique : c'est s'opposer au tyran, qui toujours ressuscite en nous montrant du doigt l'actualité. Faire lire les classiques est corollairement un geste républicain. C'est refuser que certains soient écartés du groupe ; c'est aussi exiger du groupe qu'il s'agrandisse.

Surtout, la lecture des classiques permet, après avoir créé un socle commun de références, de fuir la propagande du groupe social - qui parfois vaut bien celle du tyran. Par la lecture des grands cycles, comme A la recherche du temps perdu ou les Rougon-Macquart, nous progressons dans des mondes décharnés, presque achroniques et utopiques : mais ces intrusions textuelles sont nécessaires à notre intelligence, ou nous serions pris au piège d'un présent bien trop présent. Lorsque le groupe social est très fier de lui, si sûr de ses valeurs, si persuadé de sa pérennité, la lecture des classiques permet de rire de cette assurance et fournit les éléments pour le contredire. Lisez Candide, et vous saurez que le bonheur, tel que nous l'entendons, date de moins de trois siècles. Lisez Gargantua, et vous admettrez que notre époque est moins joyeuse et tolérante qu'elle ne l'affirme. Lisez Tristan et Iseut, et vous comprendrez que même l'amour fou, qu'on présente parfois comme le souverain bien, est une simple invention des poètes du XIIe siècle. Lisez l'Etranger, et vous ne comprendrez plus rien.

Effet de miroir

Roland Barthes disait que la littérature était " non arrogante ", parce qu'elle jouait avec les savoirs mais qu'elle refusait d'en fétichiser un seul. C'est ce refus du fétichisme qui fait le sel des classiques. Leur lecture signe la mise à mort des tautologies. Non, l'homme ne fut pas toujours comme il est. Non, la nature humaine, visiblement - lisiblement -, cela n'existe pas. Toute idée trop éternelle disparaît au travers de ces oeuvres pérennes : la découverte diachronique des représentations humaines permet de relativiser ces représentations, tout en leur accordant paradoxalement plus de valeur. En un temps où l'époque admire sans cesse son reflet, le reflet des époques passées peut déplaire, mais le plaisir des classiques réside dans ce déplaisir même.

* Lire l'excellent ouvrage de Livres en feu : Histoire de la destruction sans fin des bibliothèques, Folio Essais.

LAURENT NUNEZ

© 2010 Marianne. Tous droits réservés.

0 commentaires: