Malgré une personnalité contestée, l'ancien maire de Montpellier restera comme l'un des édiles les plus marquants de l'Hexagone. Peu de villes auront autant été transformées en trente ans que la capitale du Languedoc-Roussillon.
Bien sûr, les décès se prêtent aux hagiographies. Naturellement, ce n'est pas autour des cercueils que l'on évoque le plus spontanément les défauts des défunts. Ce n'est pourtant pas pour céder à ces compliments de circonstance, mais par respect des faits que l'on peut écrire ces lignes : oui, Georges Frêche, qui s'est éteint dimanche soir à 72 ans d'un arrêt cardiaque, restera comme l'un des plus grands maires de France.
On l'a oublié, mais, à l'orée des années 1950, Montpellier était moins peuplée que... Nîmes. La ville se languissait, sous l'effet anesthésiant d'une bourgeoisie autosatisfaite et de négociants assis sur l'or rouge de la viticulture languedocienne. Rien ne prédestinait particulièrement cette "cité pinardière", sans ambition européenne, sans fonction méditerranéenne, à devenir celle qu'un coup de pub présomptueux baptisera un jour la "surdouée". Or, aujourd'hui, c'est peu dire qu'elle a largement dépassé sa voisine. 220 000 habitants dans l'agglomération en 1977, 320 000 aujourd'hui : de fait, la préfecture de l'Hérault a connu sous le règne de Frêche une croissance à la chinoise - ce qui réjouissait cet ancien maoïste...
L'homme, dont la modestie n'était pas la qualité première, se présentait volontiers comme le seul Pygmalion de la ville. Ce n'était évidemment pas le cas. Il n'aimait pas qu'on le lui rappelle, mais c'est bel et bien dès les années 1960 que Montpellier prend son envol. Grâce à l'Etat, qui la choisit pour préfecture régionale, dope son université et aménage la côte languedocienne, dotant Montpellier des atours de cité méditerranéenne. Grâce à son prédécesseur de droite, François Delmas, qui organise notamment l'accueil de dizaines de milliers de pieds-noirs dans la préfecture de l'Hérault. Et grâce à l'erreur de sa voisine, Nîmes, dont le maire communiste refuse sans ménagement la venue d'IBM ! Conduisant le géant informatique à jeter son dévolu sur Montpellier, qui n'eut pas les mêmes pudeurs...
Quand Georges Frêche s'installe à l'hôtel de ville, en 1977 (il y restera jusqu'en 2004, avant d'en présider l'agglomération), le travail est donc déjà bien engagé. Mais il saura lui donner un rythme encore plus vif et lui faire prendre quelques tournants décisifs. L'édile est en effet l'un des rares, en France, à posséder une vision stratégique pour sa cité, définie en compagnie de son remarquable adjoint, Raymond Dugrand : tourner Montpellier vers la mer, dont elle est séparée d'une dizaine de kilomètres, la métamorphoser en métropole méditerranéenne. Il est aussi l'un des premiers à comprendre que le développement, désormais, ne dépend plus de la richesse du sol (l'agriculture) ni du sous-sol (les mines), mais de la matière grise. Et que, dès lors, pour créer des emplois, l'essentiel consiste à "mettre sa ville en désir", à séduire les patrons, les cadres, les ingénieurs - et leurs conjoints. Pour y parvenir, il n'a de cesse de multiplier les contacts entre les universités, les labos de recherche et le monde des entreprises, mais aussi d'investir dans le sport et la culture. En la matière, il ne fait pas dans la demi-mesure, misant aussi bien sur la danse, avec les plus grands chorégraphes (Dominique Bagouet puis Mathilde Monnier), la musique (le festival Radio France, notamment), dotant sa ville d'un Palais des congrès de premier plan, d'une salle de sport dernier cri, subventionnant à qui mieux mieux les clubs de haut niveau. Faut-il y voir un clin d'oeil du destin ? Comme un hommage, l'homme meurt la semaine où ses équipes brillent dans les classements des championnats de football, de rugby et de handball...
Mieux que d'autres, il a surtout compris que l'architecture n'est pas seulement une nécessité dans une ville qui grandit, mais aussi un formidable moyen de communication. Il est l'un des premiers à faire travailler un "starchitecte", le Catalan Ricardo Boffil, pour ériger un nouveau quartier, Antigone. Aujourd'hui encore, les plus célèbres professionnels se battent pour bâtir qui un immeuble, qui un équipement dans la capitale languedocienne. Qu'il s'agisse de Christian de Portzamparc (Port Marianne), de Zaha Hadid (Pierresvives) ou de Jean Nouvel (l'hôtel de ville).
Pas d'aveuglement, toutefois. L'oeuvre de Frêche le bâtisseur a aussi été marquée par les limites et les partis pris de son époque. Peu soucieux d'écologie, son obsession pour la croissance l'a conduit aussi bien à rayer d'un trait de plume des espaces naturels et agricoles qu'à prendre le tram avec un métro de retard, si l'on ose dire (quinze ans après Grenoble et Nantes !). Sa passion pour le spectaculaire l'a amené à privilégier les bâtiments neufs et à négliger les quartiers anciens. Son caractère tempétueux l'a empêché de collaborer au mieux avec ses voisins (les maires des communes proches, le président du département), ce qui aura privé Montpellier du grand aéroport qui lui fait défaut et du statut de communauté urbaine, dont elle avait besoin. Toutes erreurs qu'ont su éviter ses homologues plus consensuels et, pour cette raison, plus efficaces, comme Edmond Hervé, à Rennes, ou Pierre Mauroy, à Lille.
Ah, son caractère... C'est lui, aussi, qui priva cet homme à l'envergure intellectuelle hors du commun de la carrière ministérielle à laquelle, quoi qu'il en ait dit, il aspira longtemps. Las : François Mitterrand y mit toujours son veto (comme Lionel Jospin plus tard), se méfiant de cette personnalité incontrôlable - ce qui valut à l'ancien président de voir son nom apposé sur un simple "local technique" quand Frêche s'installa à la tête de la région Languedoc-Roussillon, en 2004... Il a aussi conduit ce tribun, pourtant ni raciste ni antisémite, à verser régulièrement dans le populisme et à accumuler les dérapages les plus contestables - Laurent Fabius "à la tronche pas catholique", des harkis traités de "sous-hommes", les joueurs noirs de l'équipe de France de football "trop nombreux"...
Tant pis, tant mieux. Privé des ors parisiens, Frêche, plutôt que de se morfondre en ses terres, aura toujours eu à coeur de démontrer sa valeur à la France entière en métamorphosant sa ville. Les Montpelliérains n'auront pas trop à s'en plaindre.
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Le Point, no. 1989 - France, jeudi, 28 octobre 2010, p. 48,49 Héritage. Iconoclaste, provocateur, visionnaire... Son ombre planera longtemps sur son empire. Après tout, il s'en moquait pas mal. Le PS l'avait exclu pour ses propos sur les Noirs dans l'équipe nationale de foot, la France bien-pensante prononçait son nom en se pinçant le nez - ah, ces harkis traités de « sous-hommes », accusation dont il fut lavé en justice -, Solferino avait décapité ses troupes après l'affaire de la tronche « pas catholique » de Fabius, et Frêche continuait son chemin, goguenard, ravi de son statut de victime.« Vous ne pouvez pas savoir comme c'est confortable : on vous tape dessus et, après, les gens vous serrent la main dans la rue ! » pérorait-il de sa voix tonitruante. On ne refera pas ici la litanie des mots aigres qu'il déversait sur le Parti socialiste, perdu à ses yeux depuis qu'Aubry le commande. On rapportera juste ce mot du coeur, ce coeur qui l'a lâché au retour d'un voyage harassant en Chine, à 72 ans, au soir du dimanche 24 octobre : « Que j'aie ma carte ou pas, je mourrai socialiste. » Il est donc mort socialiste. Le terme, selon lui, dépassait l'étiquette. Depuis sa première conquête de la mairie de Montpellier, en 1977, l'ex-mao avait pris l'habitude de traiter avec tous, de droite comme de gauche. Il tapait dans le dos de ses opposants UMP et avait fini par faire copain-copain avec son ennemi Jacques Blanc, son prédécesseur à la région Languedoc-Roussillon.« Je préfère un UMP intelligent à un socialiste idiot », disait-il. Georges Frêche aimait surtout que ses alliés ne lui fassent point d'ombre.« J'entends dire aujourd'hui qu'il fut un humaniste. C'est tout le contraire : il haïssait à qui mieux mieux ses opposants comme ses affidés », dénonce un ennemi. La liste est longue des amis qu'il a laissés sur le bord du chemin ou qui l'ont abandonné en route. André Vézinhet, le président du conseil général de l'Hérault, comme Hélène Mandroux, sa dauphine à la mairie de Montpellier, furent des fidèles de la première heure avant d'entrer en rébellion. Lors des réunions des sections socialistes, que Frêche tenait jusqu'aux dernières régionales d'une main de fer, il invectivait, insultait, menaçait les récalcitrants. Un despote, certes éclairé, devant lequel beaucoup d'élus UMP exécutaient des génuflexions. Un tyran charismatique, sûr de la fidélité de ses troupes.« Deux fonctionnaires sur trois du conseil régional ont été mes étudiants ! » savourait l'ex-prof de droit romain pour prouver que tout ce petit monde lui était dévoué. Six mois en Crimée. Sans doute aurait-il aimé être ministre. François Mitterrand ne l'a pas voulu.« Je ne lui a jamais baisé les babouches, c'est pour ça qu'il ne m'a pas nommé. » De cette faiblesse il a fait une force. Attaqué de toutes parts, Georges Frêche a surjoué le petit contre les grands, la province contre Paris, l'iconoclaste contre les énarques.« Je suis le seul HEC qui ait fait son stage en URSS ! » C'était à l'orée des années 60. Alors que ses camarades de promo optent pour les multinationales, le jeune Frêche part six mois en Crimée, dans une usine de pneus.« La plus belle période de ma vie. Les Russes aiment la vodka, les femmes et la fête ! » L'an dernier, le vieux chef claudicant - la faute à ses douze années de rugby, disait-il, mais c'est tout le corps qui était malade - a gagné son dernier combat politique. Après l'affaire Fabius, Martine Aubry confie à Hélène Mandroux le soin de mener une liste concurrente aux régionales. La maire de Montpellier ne passe même pas le premier tour. Frêche exulte. Il est réélu haut la main et menace de couper la tête de sa dauphine félonne.« Couic », dit-il alors en mimant le geste. Il a les moyens de le faire : au conseil municipal, ses amis sont majoritaires. Mais, comme s'il voulait laisser à son nouveau dauphin, Philippe Sorel, le temps de monter en graine, Georges Frêche reste coi. Hélène Mandroux se maintient en place. La mort brutale du grand bâtisseur de Montpellier va changer la donne. Si Hélène Mandroux devrait pouvoir continuer à diriger la ville, la présidence de la communauté d'agglomération est désormais vacante. L'« empereur de Septimanie » n'a pas organisé sa succession. Hélène Mandroux semble la candidate idoine. Mais en a-t-elle les moyens ? Georges Frêche faisait confiance à Jean-Pierre Mourre, le maire du village de Cournonsec. A l'occasion de l'opération de la hanche de Frêche, il y a quelques mois, Mourre avait assuré la régence. Les alliés de Frêche, puissants au conseil d'agglo, pourraient le soutenir. Mais à la région Languedoc-Roussillon, c'est une autre affaire. Avant les régionales de 2010, Georges Frêche avait joué avec l'idée d'un dauphin. Un soir de décembre 2009, dans une grande salle décatie de Nîmes, le candidat Frêche, appuyé sur sa canne, avait ainsi prévenu : « J'arrêterai dans quatre ou cinq ans, et je passerai la main à un jeunot. Il ne doit pas être loin de moi ! » Dans la salle, les militants avaient tourné le regard vers Christian Bourquin, debout sur le podium. Le président du conseil général des Pyrénées-Orientales était alors le successeur pressenti. La donne n'a pas changé. Exclu du PS comme tous ceux qui ont soutenu Frêche aux régionales, Bourquin apparaît comme le mieux placé. Solferino ne semble pas s'y opposer, qui pourrait réintégrer les pestiférés languedociens à cette occasion. Mais d'autres candidats sont sur les rangs : Damien Alary, président du département du Gard, et François Delacroix, ex-directeur général des services de l'agglomération. Ancien homme lige de Frêche, Robert Navarro se tient en embuscade. Certains évoquent aussi le nom de Jean-Claude Gayssot, ex-ministre communiste des Transports. On imagine le sourire de Frêche, qui claironnait il y a encore quelques mois : « Je les aime bien, les communistes. D'ailleurs, à 18 ans, j'étais léniniste ! » Quand Georges Frêche « inventait » Montpellier Saga. Depuis son élection en mars 1977, il a imprimé sa patte et façonné « sa » ville. Retour sur le parcours de l'« Imperator ». La scène se passe en hiver 1977. Un grand échalas hirsute et un peu dépenaillé bat le pavé des rues venteuses de Montpellier. Accompagné de quelques acolytes armés de tracts, il fait campagne pour les municipales, interpellant poliment les passants. Carrure de rugbyman, lunettes à grosse monture, ce jeune prof d'histoire - pas encore 40 ans - est alors bien peu connu des Montpelliérains. Candidat malheureux à la mairie six ans plus tôt, certes élu député PS sur la vague rose de 1973, il fait presque figure de trublion gauchiste de passage dans cette ville tenue depuis 1959 par le notable républicain indépendant François Delmas. Les observateurs de la vie politique locale ne lui donnent alors aucune chance. Pourtant, le vent soufflera à gauche ce 20 mars 1977. Georges Frêche est élu au second tour, à la surprise générale. Et il restera maire de Montpellier durant vingt-sept ans. Ce succès ne doit rien au hasard. Même s'il est originaire de Puylaurens, dans le Tarn, où il est né le 9 juillet 1938, Georges Frêche a compris avant les autres la nécessaire métamorphose d'une ville à laquelle il s'identifiera plus d'un quart de siècle. L'arrivée des pieds-noirs, 25 000 environ, bouleverse le corps électoral. Qu'à cela ne tienne ! Il n'hésite pas à faire une liste d'« ouverture » où figure un ancien officier condamné pour son appartenance à l'OAS. Les quartiers populaires comme la Paillade se sentent délaissés ? Il va les travailler au corps, bâtiment par bâtiment, escalier par escalier, en compagnie de ses fidèles de la première heure, comme André Vézinhet, aujourd'hui président du conseil général de l'Hérault. Montpellier est une ville bourgeoise classée à droite ? Il saura parler affaires, urbanisme et développement aux patrons locaux lors de gueuletons organisés aux meilleures tables de l'époque, comme Le Chandelier ou par la suite Le Jardin des sens. Ce qui ne l'empêchera pas, l'instant d'après, de taper une belote dans une maison de quartier puis de vibrer le soir, comme un supporteur de base, aux exploits des footeux locaux à la Mosson. Ni de « s'engueuler » avec son contradicteur d'un moment en pleine rue, façon Pagnol. De l'art d'adapter son discours et ses actes à ses auditoires sans déroger à sa ligne. Frêche, passionné d'histoire et de géographie, amoureux des Romains, réincarnation d'un Janus contemporain. Capable de cultiver un étonnant mélange d'intellectuel et de populiste primaire, de visionnaire éclairé ou de gouailleur sans nuances, selon les humeurs et les circonstances. Fierté. L'homme politique est né. A peine élu, il est déjà pressé. Même si la véritable révolution urbaine se produira sous son deuxième mandat (lire interview de J.-P. Volle, p. VI), dès son arrivée il lance son premier projet ambitieux : un immense quartier pour relier la Comédie au Lez, le petit fleuve local. Ce sera Antigone, au style inspiré de la Grèce antique. Le chantier est confié à Ricardo Bofill, l'architecte catalan star du moment. Et Antigone devient le symbole du style entreprenant de Frêche. Le ciel de Montpellier se strie de grues, l'offre de logements décolle et la frénésie du bâtiment dope une économie locale assoupie, privée d'industrie. Le quartier est officiellement inauguré en mai 1984, mais mettra vingt ans à être achevé. Il suscite critiques et polémiques ? Qu'importe ! Georges Frêche, assisté de Raymond Dugrand, son adjoint à l'urbanisme, a commencé à faire rêver les Montpelliérains. Ils entrevoient une autre cité, moderne et vivante. Aubaine pour les propriétaires, dont les terrains deviennent constructibles et prennent de la valeur. Fierté pour les Montpelliérains, toujours un peu complexés vis-à-vis de Marseille et de Toulouse. Les nouveaux élus deviennent d'audacieux entrepreneurs. lls sortent la ville médiévale de sa gangue, la poussent vers l'est, là où sont les réserves foncières. Et on voit surgir le quartier d'affaires du Millénaire, ce parc immense pour entreprises, à deux pas de l'autoroute, dans la suite de l'immense enceinte d'IBM. Ils imaginent le Corum, curieux caisson de béton à la fois palais des congrès et Opéra. Pas satisfait du résultat, Frêche aura un jour cette formule, devant des journalistes ébahis : « On mettra de la végétation, ça cachera. » L'important, avant tout, c'est que la ville accueille des congressistes qui dopent la fréquentation des hôtels. Le pragmatisme avant tout. Au fil des ans, le caporal bâtisseur va se transformer en empereur de Montpellier. Ses batailles incessantes sont les zones d'activités, les nouveaux quartiers et les centres commerciaux. Il pousse vers la mer avec Port-Marianne et Jacques-Coeur, prophétisant qu'un jour on pourra rallier le centre-ville à la grande bleue en bateau. Fada ? Bluffeur démesuré ? Les critiques pleuvent dru. Mais il n'en a cure. Le mélange des architectures est assez explosif, mais qu'importe ! La demande est là, dans une région à la démographie galopante. Les promoteurs suivent, ravis. Et, quand il faut accélérer le mouvement, le chef d'orchestre n'hésite pas. Un jour, il « annexe » une route départementale, au grand désespoir d'un préfet médusé. Un autre, il fait couper en pleine nuit des arbres qui contrarient ses projets d'urbanisme, au grand dam des écologistes. Le tempo s'accélère. Montpellier la tranquille devient Montpellier la surdouée, huitième ville de France. En privé, Georges Frêche utilise une métaphore plus triviale : « Ici, c'est les pieds dans la merde, mais la tête dans les étoiles ! » Pas faux. Les autochtones en ont pris pour trois décennies de chaussures sales et de rues défoncées. Mais la ville change de dimension : nouveau stade de foot, nouvelle piscine olympique, Comédie enfin piétonne, zénith, projet d'un immense quartier ludique et commercial baptisé Odysseum... Celui-là sera longtemps retardé, faisant l'objet de multiples recours déposés par la CCI locale. Pas grave ! La révolution est en marche, sous l'égide des plus grands architectes : Bofill, Chemetov, Portzamparc, Nouvel... Garouste et Bonetti puis Lacroix suivront pour le design du tram. Montpellier est citée en exemple pour son dynamisme, sa créativité. Frêche est salué à l'unisson comme « maire visionnaire, bâtisseur hors pair ». La ville affiche une bonne santé financière, au prix d'une gestion sans doctrine : augmentation des impôts les premières années de chaque nouveau mandat, privatisation de l'eau pour arrondir les finances, même si cela fait grimper les prix et grincer les dents à gauche. Privatisation également des parkings et du nettoyage. L'opposition de droite est laminée, dépassée. D'autant qu'en quelques années le maire a su mettre en place un maillage impressionnant. Il dispose de relais dans les quartiers et les communautés, selon l'exemple d'un aîné comme Defferre, à Marseille. Il faut voir les longues queues, à ses voeux de début d'année, d'administrés tenant à saluer Frêche Imperator. Admiration et allégeance. Le maire continue de dessiner sa ville. Il y veut également une effervescence culturelle. Il accueille le Festival de Radio France, crée Montpellier Danse, carrefour des troupes contemporaines, d'autres festivals de cinéma, la Comédie du livre, de nouvelles salles de concert et de théâtre. Il prend soin de s'entourer de spécialistes, comme René Koering pour la musique ou Mathilde Monnier pour la danse. On se rend à Montpellier pour écouter Rostropovitch, Raimondi ou Alagna, saluer le retour de Depardieu sur scène, assister à de gigantesques concerts des Rolling Stones ou des Floyd au parc de Grammont et même aux avant-premières cinéma de Besson ou Kusturica. On s'y installe aussi, comme Jean Rouaud ou Christine Angot, qui viennent un temps résider et écrire dans l'Ecusson. Passion. Dans le même temps, le maire s'emploie à faire de la cité une métropole sportive. Car le sport, c'est son autre passion. Du coup, Montpellier accueillera la Coupe du monde de foot 1998 et celle de rugby en 2007, pour laquelle sera construit le nouveau stade Yves-du-Manoir. La ville devient aussi une étape régulière du Tour de France. En parallèle, Frêche aide son ami de toujours Louis Nicollin à relancer le ballon rond en terre d'ovalie. Ce qui lui permettra de soulever avec lui la Coupe de France en 1990 dans un Parc des princes comble. Montpellier bat alors le Racing Paris 1, tout un symbole ! L'un des buteurs, pur produit du centre de formation local, se nomme Laurent Blanc. La coupe vient sur la Comédie, où elle sera suivie de nombreuses autres avec l'équipe de handball, au palmarès inégalé. Montpellier est la ville qui compte le plus d'équipes évoluant en élite dans toutes les disciplines. Le maire adore se rendre d'un sport à l'autre, n'hésitant pas au passage à pousser un coup de gueule dans les vestiaires en cas de prestation médiocre. Bon sang d'ancien rugbyman ne saurait mentir. Y compris pour les troisièmes mi-temps. Un, deux, trois, quatre. Les mandats se succèdent, comme les projets : un tram, la rénovation du musée Fabre et une nouvelle salle multimodale, Arena. Avec, chaque fois, des équipes profondément remaniées. Le coaching version Frêche ne se pratique pas dans la douceur. Souci de garder une base, mais, plus encore, d'apporter du sang neuf pour de nouvelles aventures. Le noyau dur sera constitué de hauts fonctionnaires tels que Claude Cougnenc ou François Delacroix, fidèles des premiers jours, et de quelques rares élus comme Max Lévita, Louis Pouget ou Robert Navarro, gestionnaires dévoués des sections socialistes locales. Pour les autres, la disgrâce survient souvent au bout du mandat. Georges Frêche, grand amateur de Machiavel, ne mélange pas politique et morale ou amitié. Il use également ses collaborateurs et colistiers, allant parfois jusqu'à les couvrir d'injures pour redevenir charmant l'instant d'après. Mais la méthode a ses limites. Elle va lui jouer des tours dans la construction de l'agglomération de Montpellier, oeuvre inachevée. Les fâcheries avec les maires de Palavas ou de Mauguio-Carnon vont ainsi priver la métropole d'une vraie façade maritime. D'autres brouilles, d'est en ouest, y compris avec des socialistes, retardent l'intercommunalité. Fâcheux. Mais le maître de Montpellier voit déjà plus loin. Candidat malheureux à la présidence du conseil régional en 1998, il l'emporte en 2004 et déloge de l'imposant hôtel de région son meilleur ennemi, le lozérien UMP Jacques Blanc. Frêche doit alors quitter son fauteuil de maire pour éviter le cumul des mandats. Il intronise Hélène Mandroux, son adjointe aux finances. On connaît la suite... A la région, la méthode ne change pas, mais l'époque n'est plus au passage en force. Le président se met en tête de rebaptiser son territoire Septimanie. Il fait modifier sans délai tous les papiers à en-tête et le disque d'accueil du standard. Mais, se heurtant à une vive opposition politique et populaire, il doit renoncer après bien des dépenses inutiles. Amertume. En revanche, Frêche sera mieux inspiré en créant la marque Sud de France pour les produits régionaux. De même appréciera-t-on en Languedoc-Roussillon la gratuité des livres pour les lycéens et les apprentis, la construction de nouveaux lycées ou la modernisation du TER. Un peu fatigué, le président arpente sa région comme sa ville, à laquelle il est toujours attentif. Le pas est plus lent, mais la langue et l'oeil restent malicieux. Frêche parvient même à faire passer la pilule d'une fiscalité régionale en hausse de 90 %. Du grand art. Mais ses ennuis de santé se multiplient, l'obligeant à de longues parenthèses. Et le monde a changé, rendant ses saillies verbales politiquement incorrectes. Lui n'entend pas varier. Il veut un second mandat à la région. Exclu du PS, il se régale du boulevard qui lui est offert : une liberté totale de parole et l'image d'un baron du Midi frondeur qui se bat contre les appareils parisiens. Ainsi, il sera réélu haut la main en mars 2010, avec 54,19 % des voix. Sept mois avant de mourir en scène - comme il l'avait prédit et souhaité -, un dimanche d'automne, dans son bureau de l'hôtel de région. Un bureau d'où il dominait « sa » ville et pouvait la contempler à perte de vue Les élus racontent leur Frêche HÉLÈNE MANDROUX Maire PS de Montpellier J'ai appris son décès en pleine nuit. J'étais à Nagoya, au Japon, pour le sommet mondial sur la biodiversité lorsque j'ai été informée de la disparition brutale de Georges Frêche. J'ai décidé de rentrer immédiatement à Montpellier. L'annonce fut un choc. Aussitôt, une multitude d'images et de souvenirs défile dans la tête et, forcément, je pense surtout aux bons moments, à l'histoire commune, à ce que nous avons fait ensemble au nom de l'intérêt général. Je pense surtout à l'homme. Nos divergences politiques de ces derniers mois sont aujourd'hui reléguées à l'arrière-plan. Rien ne laissait présager ces derniers temps une issue aussi rapide, même s'il rentrait d'un long voyage en Chine et que l'on savait sa santé fragile. Je suis profondément touchée, comme le sont aussi les Montpelliéraines et les Montpelliérains, les habitants de Languedoc-Roussillon, ainsi que toutes les personnes, élus ou salariés des différentes collectivités qui durant toutes ces années ont eu l'occasion de travailler à ses côtés. Maire de Montpellier de 1977 à 2004, Georges Frêche a marqué durablement cette ville de son empreinte. Il voulait faire de Montpellier une grande métropole comme Toulouse et il y est parvenu. Aujourd'hui, il fait partie de son histoire et aura été le maire du XXe siècle. Grand visionnaire et bâtisseur, il a fait passer Montpellier, aidé des équipes qui ont travaillé avec lui, au statut de 8e ville de France. Il a su réveiller cette ville en lui donnant l'image d'une cité toujours en mouvement - universitaire, culturelle, méditerranéenne, accueillante - et une dimension nationale et internationale. Une grande page se tourne aujourd'hui. Une autre reste à écrire. J'ai rencontré Georges Frêche en 1982. Ce dernier m'avait proposé de le rejoindre sur sa liste, en ma qualité de présidente d'une association de femmes médecins. Depuis, nous avons parcouru un long chemin ensemble. Je garde le souvenir d'une amitié réelle. Nous n'avions plus toujours la même conception sur certains dossiers, mais nous n'étions pas en conflit. Il savait qu'il pouvait toujours me téléphoner quand il voulait et que j'aurais toujours été là. Un ami se doit de dire la vérité, y compris si elle blesse. Je suis sûre qu'il le savait. Même devenu président de la région Languedoc-Roussillon, il était viscéralement amoureux de Montpellier, sa ville d'adoption. Son voeu de mourir en scène s'est exaucé, mais malheureusement il s'est réalisé beaucoup trop tôt, car il avait encore beaucoup à faire. ANDRÉ VÉZINHET Député PS et président du conseil général de l'Hérault J'ai rencontré Georges Frêche au début des années 70. Il venait d'être défait aux municipales de 1971 par le maire de droite sortant, François Delmas. Ce dernier s'était illustré par son soutien à l'Algérie française et par ses sympathies envers l'OAS. Curieusement, Georges Frêche allait plus tard le rejoindre dans cette affinité pour les rapatriés. Frêche montrait à cette occasion un trait de son caractère : se situer là où on n'attendait pas un homme de gauche. Il m'a invité à être sur sa liste aux municipales de 1977. D'une courte tête, nous nous sommes emparés du destin de la belle endormie qu'était alors notre ville. Je fus rapidement de ceux, rares, à qui il accorda sa confiance. Je m'honore de n'avoir jamais trahi pendant vingt et une années, jusqu'en 1998, cette saine complicité. J'ai connu à ses côtés une aventure exaltante. Celle du bâtisseur qui est parvenu à inscrire Montpellier dans le concert des grandes villes de France et des authentiques capitales régionales. Son sens inné de la communication, servi par un incroyable culot, lui a autorisé toutes les audaces. Il est parvenu à la notoriété en persuadant ses concitoyens que sa ville était surdouée, qu'elle était le coeur battant du Languedoc, qu'elle allait faire l'avenir de l'Europe au sud. La magie du verbe et de nombreuses réalisations ont contribué à lui conférer l'image d'un colosse. Pourtant, il a vacillé sur un pied d'argile, celui de ne pouvoir supporter qu'un autre que lui existe. C'était particulièrement vrai quand cet autre provenait de son cercle d'influence. C'est ainsi qu'il a tué la belle et noble amitié que nous avons su tisser pendant près d'un quart de siècle JACQUES DOMERGUE Député UMP de l'Hérault Georges Frêche fut un homme politique d'exception. Il ne s'agit pas là pour moi de glorifier son oeuvre politique, je l'ai combattu sur ce terrain et je ne renie en rien nos oppositions : sa disparation ne doit pas nous aveugler dans une crise d'hypocrisie collective. C'est le « personnage » qui a toujours attiré ma curiosité, pour un être d'une complexité intérieure évidente, qui avait fait de la politique sa vie. Une mémoire colossale, un cynisme meurtrier, un sens aigu de la caricature et de la dérision, bon vivant, voilà ce qui le caractérisait. De notre confrontation lors des législatives de 2002, Georges Frêche avait gardé une rancoeur profonde face à l'élu que j'étais. Il n'accepta jamais cet échec. De là était né un certain respect mutuel. Derrière ce colosse se dissimulait un homme qui a conduit sa vie comme celle de ceux qui ont marqué l'histoire, telle qu'il la voyait, emplie de grandeur et de grands hommes. Comment alors s'étonner de sa dernière provocation : la place des Grands-Hommes-du-XXe-siècle ? Dans son esprit, Mao, Lénine, Staline et autres dictateurs ont été une nécessité de l'Histoire. Ceux qui les ont subis n'ont pas forcément le même avis... Fin connaisseur de la nature humaine, il savait maîtriser comme nul autre l'esprit de ses interlocuteurs. S'inspirant du « Prince » de Machiavel, il n'hésitait pas à tuer ceux des siens qui pouvaient lui faire de l'ombre ou le gêner dans ses projets, à acheter ceux sur lesquels il n'avait pas de prise ou, encore mieux, à les séduire. Le Georges Frêche que je connais, c'est tout cela. Derrière cet homme politique haut en couleur et redouté, qui a consacré sa vie entière à la conquête du pouvoir, une seule question perdure : qui était l'homme ? JEAN-CLAUDE GAYSSOT Conseiller régional, ancien ministre communiste des Transports Parler de Georges Frêche alors que nous sommes tous, qu'on l'aime ou qu'on ne l'aime pas, sous le choc de sa disparition, n'est pas facile. Je vais quand même essayer de ne pas être trop partisan. En 2004, j'ai fait le choix de partir avec lui et le Parti socialiste à la conquête par la gauche de la région, jusque-là dirigée par la droite et l'extrême droite. Nous l'avons fait, non sans débat, sur la base d'un ambitieux projet commun, économique, culturel et social. En six ans, les choses ont bougé. Georges Frêche, qui avait pour lui la réussite dans sa ville de Montpellier, a imprimé la même ambition : viser l'excellence ! Il ne faisait jamais dans la demi-mesure. Certains ont pu parfois parler de démesure. Bref, cet homme à la stature nationale avait des qualités énormes et, comme souvent dans ce cas-là, beaucoup de défauts. Si nous avons été largement réélus en 2010, malgré la présence d'autres listes de gauche anti-Frêche, c'est parce qu'aux yeux de tous ses qualités l'ont emporté sur ses défauts. L'opposition des directions nationales du PC et du PS, fondée sur un prétendu antisémitisme de Georges Frêche, a été vécue comme injuste, pour ne pas dire ridicule. Aujourd'hui, j'entends avec mon groupe que les engagements pris avec lui et les socialistes du Languedoc-Roussillon soient tenus par son successeur © 2010 Le Point. Tous droits réservés.
Frêche, un incroyable destin
Par michel revol (avec Hervé Denyons à Montpellier)
Hervé Denyons
Vécu. Compagnons d'armes ou adversaires politiques, ils ont longtemps côtoyé Georges Frêche et lui rendent hommage. A commencer par Hélène Mandroux.
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