dimanche 7 novembre 2010

Banier, histoires secrètes d'un grand manipulateur - Hervé Gattegno


Le Point, no. 1990 - France, jeudi, 4 novembre 2010, p. 50-61

Révélations. Il est le personnage central de l'affaire Bettencourt. Romancier, photographe et dandy de grand chemin, il a construit sa vie - et sa fortune - sur l'art de séduire les gens illustres. Voici comment.

Voilà des semaines que sa mobylette bleue n'a plus franchi le portail de l'hôtel particulier de Neuilly. Chez Liliane Bettencourt, employés et domestiques ne l'ont pas vu depuis le début de l'été. Tous n'en sont pas fâchés. Les plus proches assurent que même leurs coups de téléphone se sont « espacés ». Sans doute un euphémisme. Quelque chose entre eux s'est brisé. Fin août, la milliardaire a annoncé qu'elle l'avait rayé de son testament. Puis, dans un entretien mis en scène par Paris Match(du 6 octobre), elle lui a fait ses adieux. « C'est quelqu'un qui veut toujours plus, toujours plus gros[...]Je dois respirer et, avec lui, je m'aperçois que je ne peux pas respirer. Je trouve cela dommage après tant d'années, mais il est devenu trop fatigant. »

Maintenant que sa protectrice lui a condamné sa porte, François-Marie Banier n'est pas loin d'être un homme seul. Plus célèbre qu'il n'a jamais été, mais déconsidéré. Les révélations incessantes de l'enquête judiciaire lui ont fait perdre sa superbe. Dans une manifestation contre la réforme des retraites, où il a trouvé malin de venir prendre des photos, il s'est fait traiter de « crapule » par un syndicaliste. Et si Vanity Fair lui consacre de longues pages, ce n'est plus désormais pour célébrer l'une de ses expositions ni la parution d'un nouveau roman, mais parce qu'il est le héros d'un incroyable fait divers français.

Vu d'Amérique, le controversé M. Banier incarne les excès de la France des années Sarkozy : trop d'argent, trop d'audace, trop de paillettes. A Paris, sa réputation de touche-à-tout excentrique en a pris un coup. A l'image de l'artiste romantique et désintéressé s'est substituée celle d'un sexagénaire avide et manipulateur. Le temps et le scandale ont flétri son visage, comme sur le portrait de Dorian Gray.

Il a changé d'avocat, ne se montre plus Chez Laurent, le restaurant chic proche de l'Elysée où il a eu ses habitudes - surtout avec sa bienfaitrice - et boude la table de La Méditerranée, voisine de son domicile, parce qu'un ancien serveur a témoigné qu'il ramassait en douce les pourboires déposés par Mme Bettencourt...

Préméditations ? Après la révélation - par Le Point et le site Mediapart - des enregistrements clandestins du maître d'hôtel de la milliardaire et la mise en cause d'Eric Woerth, il a pensé que le tourbillon politique détournerait de lui les regards, sinon les soupçons; qu'il serait, au sens propre, dans l'oeil du cyclone. Mais les dépositions accablantes ont continué de s'enchaîner, à la Brigade financière comme au tribunal de Nanterre, où la juge Isabelle Prévost-Desprez instruit un « complément d'information »dont chacun sait l'objectif : étayer, d'ici au procès, l'accusation d'« abus de faiblesse » portée contre lui par Françoise Bettencourt-Meyers, la fille de celle qui fut longtemps sa protectrice.

« C'est un prédateur qui a brisé notre famille, a dit la plaignante à la magistrate.Il est arrivé auprès de ma mère comme un bouffon puis s'est transformé en confident. Puis le confident s'est transformé en Raspoutine. » Dans Paris Match, Liliane Bettencourt a livré de cette omniprésence une version plus enjouée : « Je n'aurais pas pu vivre avec lui plus de cinq minutes ! Mais cette pagaille dans notre amitié m'a procuré un plaisir intense et on a ri follement. Il m'a intéressée, il a apporté beaucoup de vie et, je le répète, de pagaille, de rires... » Banier a dû trouver l'hommage un peu sommaire. Surtout, il a pu relever qu'elle parle à présent de lui au passé composé.

« Le passé composé », justement, c'est le titre du deuxième roman de Banier, paru en 1971 (Grasset). Le relire sous le clair-obscur de l'affaire Bettencourt suscite le trouble. Son premier livre, « Les résidences secondaires » (Grasset, 1969), lui avait attiré un début de notoriété pour sa description corrosive de la bourgeoisie parisienne. Cette fois, il va plus loin. Son personnage - son double, prénommé François - s'introduit dans une riche famille de Neuilly, les Lasserre, traumatisée par la perte d'un fils. Là, il use d'un charme cynique pour séduire chacun et tout le monde à la fois.

« Les Lasserre,écrit-il,offraient un terrain idéal à l'emprise de n'importe qui. » Comme les Bettencourt, ils vivent dans un hôtel particulier, possèdent une maison en Bretagne. La mère n'est guère maternelle, la fille joue du piano.« Et ils ont de l'argent comme on doit en avoir, murmure le héros : ils n'y font pas attention. » Au terme de cette intrigue pasolinienne (« Théorème » est sorti trois ans plus tôt), le jeune homme est percé à jour par la fille des Lasserre : « Toute votre vie, lance-t-elle,vous serez prisonnier de ce que vous avez souhaité gagner[...]Moi vivante, vous ne vous en tirerez pas. »

L'intrusion chez les Lasserre annonçait-elle l'emprise qu'il aurait exercée, quarante ans plus tard, sur la famille Bettencourt - comme la preuve d'une préméditation ? Rien ne permet de l'affirmer. Certes, Banier a prétendu avoir connu André et Liliane Bettencourt à la table des Lazareff en 1969, mais il a aussi parlé à la police d'un dîner chez Edgar Faure « dans les années 70 » et tout indique que cette rencontre, quelle qu'en fût la date, resta longtemps sans lendemain. Alors...

En ce temps-là, personne ne songeait d'ailleurs à lui prédire d'autre avenir que littéraire. Et doré. On le savait élégant, on le devinait ambitieux, mais nul ne voyait encore en lui le dandy de grand chemin qu'il allait devenir. François Nourissier l'encensait, André Maurois le louangeait, Edmonde Charles-Roux se laissait séduire jusqu'à grimper sur son porte-bagages. Elle l'emmène alors chez Aragon, qui le préfère à Radiguet et voit déjà en lui « l'être le plus fou, le plus généreux, le plus drôle qu'on puisse rencontrer ». Au guidon de sa mobylette, il apostrophe d'une voix nasillarde les personnalités croisées au coin de la rue. Il toque à la fenêtre de la DS de Giscard : « Si vous voulez être président un jour, vous devez quitter le gouvernement ! » A Michel Debré il lance : « Savez-vous que la bombe atomique n'intéresse personne ? »

Proie ou prédateur ? Les célébrités l'attirent, de nuit plus encore que de jour. C'est un jeune éphèbe qui avance toute séduction dehors. Sa beauté trouble les hommes et les femmes, mais lui préfère les messieurs. A 16 ans, chez Castel, il envoyait à Johnny Hallyday des mots d'amour griffonnés sur des billets de 100 francs. Plus tard, il se pointe au Meurice pour montrer ses dessins à Salvador Dali, qui le fait monter dans sa chambre.« Jeune homme, votre trait est trop épais, comme l'est peut-être aussi votre queue », aurait lancé le peintre. Banier a fait mille fois le récit de la scène, mais s'indigne qu'on ait pu le faire passer pour un giton. Il n'est pas à une contradiction près.« J'ai été une proie, confiait-il dans Elle, en 1990.Un jeune homme est une denrée extrêmement rare ! »

Lui sans doute plus que d'autres. Les directeurs du Monde et du Figaro succombent à son charme et publient ses chroniques, légères et narcissiques - parfois en première page... En 1972, le Sunday Times Magazine lui consacre sa couverture, sous le titre : « François-Marie Banier, golden boy of Paris ». Il a 25 ans et n'a publié que deux livres. L'article, quoique élogieux, s'ouvre sur cette insinuation prémonitoire : « Certains disent que le talent de Banier est exagéré par les vieux admirateurs en compagnie desquels on l'aperçoit si souvent. » Un rival anonyme ajoute : « Il charme les vieilles dames et les tantes. » Lui n'oppose que dédain à ces sous-entendus, qu'il dit susurrés par des jaloux.

« J'ai le meilleur père du monde, Aragon, clame-t-il aussi.Et j'ai eu la meilleure mère, Marie-Laure. » C'est Marie-Laure de Noailles, vicomtesse excentrique et descendante du marquis de Sade, mécène de Buñuel, de Man Ray et, bientôt, de l'entreprenant Banier. Elle lui a dédicacé son « Journal d'un peintre » avec ces mots : « A François-Marie Banier, auquel son visage portera bonheur. » De quarante-cinq ans son cadet, il sera bientôt comme chez lui dans son hôtel particulier, montant ses chevaux et brocardant ses amis. Elle lui trouvait « la voix de Cocteau, l'allure de Rimbaud et la chevelure de Saint-Saëns ». Tout de blanc vêtu, il avait la beauté d'un ange. Ou alors celle du diable.

Vieilles dames de préférence. Au long des années qui suivront, il fera le jeune homme de compagnie auprès de Beckett, harponné au culot sur une plage de Tanger; de Cardin, qui l'embauche comme attaché de presse; d'Aragon, bien sûr, qui se console de la mort d'Elsa en compagnie de jeunes mondains désinvoltes. L'avocat (et cousin) du poète s'inquiète alors de le voir distribuer manuscrits, livres rares et billets de banque, au point d'envisager sa mise sous tutelle; mais la procédure n'est jamais allée jusque-là.

Logiquement, les femmes de sa vie sont des vieilles dames - seules de préférence. Il a apporté des poèmes chez Hélène Lazareff (dont les secrétaires le trouvaient odieux), déboulé chez Françoise Giroud le lendemain de la mort de son fils, soutiré un magot à Sao Schlumberger pour financer une pièce de théâtre, égayé les dernières années de Nathalie Sarraute.« Il lui racontait mille histoires tordantes au pied de son lit, se souvient la fille de cette dernière, la journaliste Claude Sarraute.Il était indiscret comme une concierge, mais pétillant et drôle. » Elle assure aussi qu'il ne lui a jamais demandé un sou.« Au contraire, dit-elle,c'est lui qui l'invitait au Plaza ! » Qui a dit que cet homme-là n'en voulait qu'à l'argent ?

Un jour qu'une photo de la romancière tombe de sa poche, une autre de ses bienfaitrices propose de la lui acheter : c'est la décoratrice Madeleine Castaing, égérie de Saint-Germain-des-Prés. Au biographe de celle-ci (1), Banier a raconté ainsi le lancement de sa carrière de photographe. Avec ce commentaire : « Comme tous les avares, elle était prête à des folies. » Pas très reconnaissant.

Avant la quête de la fortune, la recherche éperdue de parents de substitution semble avoir été son moteur. S'il n'est pas né orphelin, Banier a vite haï l'univers compassé de son enfance dans le 16e arrondissement, entre un père violent qui, ayant réussi dans la publicité, cachait ses origines ouvrières et le battait comme plâtre, et une mère trop passive et frivole pour l'en empêcher. Il a décrit le tout dans un roman à clés, « Balthazar fils de famille » (Gallimard, 1985), son seul vrai succès d'édition à ce jour.

« C'est le faux qui me hante. » A-t-il gardé de ces années meurtries un certain attrait pour la brutalité ? Nombre de témoins, familiers ou employés de Liliane Bettencourt, ont raconté ses accès de colère et ses excès de langage, dont la milliardaire elle-même pouvait être la victime.« Une ou deux fois, il a été violent avec vous, c'est inacceptable », dit à l'octogénaire son homme d'affaires, Patrice de Maistre, dans l'un des fameux enregistrements. Une amie de longue date a raconté aux enquêteurs que, durant la maladie d'André Bettencourt (décédé en 2007), Banier surgissait tous les jours en lançant : « Pas encore crevé, le vieux ? » Comme elle refusait de lui serrer la main, la même dit avoir été« injuriée » par le photographe et raconte qu'il « pinçait les fesses de Liliane en l'appelant "grosse conne" ».

De son enfance meurtrie, dans le Paris huppé de l'avenue Victor-Hugo, on sait avec certitude que Banier a gardé au moins un ami pour la vie : Gilles Brücker, fils d'une voisine chez qui il se réfugiait les jours de fureur paternelle. Devenu professeur de médecine, il anime à présent avec son épouse plusieurs associations de recherche sur le sida, toutes richement financées par Liliane Bettencourt -« Banier a levé pour eux des millions d'euros », indiquait un peu vite un article de Vanity Fair en 2006...

Recommandé par le photographe, le même Brücker règne aussi sur l'entourage médical de l'héritière de L'Oréal, au point d'avoir été désigné, un temps, comme son « exécuteur testamentaire ». Il devait même être son « légataire universel ». Cela n'était écrit dans aucun livre : seule l'enquête judiciaire a permis de le découvrir. Mme Bettencourt a, depuis, annulé cette disposition aussi.

Dans l'un des innombrables messages télécopiés par Banier à la vieille dame (et désormais versés au dossier de la juge), on peut lire cette tirade, datée de 1998 : « Ai-je dit que dans tous mes romans, du premier au prochain, c'est le faux qui me hante ? Fausse famille, fausse société, faux sentiments qui toujoursn'engendrent que vrais drames... » Le secret le plus poignant de l'affaire réside peut-être là : dans ces montagnes de papiers que l'artiste a entassés et classés - ceux qu'il recevait comme ceux qu'il envoyait - et que, d'évidence, la police n'a pas tous retrouvés. Devenu photographe, Banier est resté un homme de lettres : au fil des ans, il a collectionné celles qu'il échangeait avec ses illustres ami(e)s comme autant d'attestations de moralité ou de reconnaissances de dettes. Prêtes à servir un jour, au cas où...

« La vérité explosera, lançait-il, bravache, en décembre 2009 dans Le Monde.Qu'il m'arrive quoi que ce soit, tout est dans des coffres différents et je ne crains rien. Tout ce que j'ai fait est écrit. » Sur une autre télécopie versée au dossier judiciaire et adressée à Liliane Bettencourt en 2008, juste après la mort de son mari, il prévenait : « Année après année, tout ceci est consigné, apparaît dans les lettres d'André ou dans les vôtres. Toute cette correspondance est à l'abri, impossible de faire disparaître ou de truquer ou de morceler ces échanges. Sans vos difficultés à entendre, nous serions-nous tant écrit ? Les mots se seraient envolés, seraient piétinés, là... »

Carnets intimes. La spontanéité de ces échanges est toutefois sujette à caution. Plusieurs employés de la milliardaire ont rapporté que Banier lui dictait fréquemment des courriers ou qu'eux-mêmes avaient été pressés d'attester l'affection de la vieille dame envers lui... Dans l'un des enregistrements du maître d'hôtel, on entend aussi Mme Bettencourt murmurer : « Je lui ai écrit une lettre. Il en voulait une autre. » Souvent requise pour « traduire » à la riche héritière les paroles du photographe durant leurs conversations téléphoniques - en raison de sa surdité -, une ancienne femme de chambre s'est souvenue que « François-Marie Banier parlait toujours des fax qu'ils échangeaient avec Madame et qu'ils étaient à l'abri ». Elle a ajouté : « Je crois qu'il lui faisait peur avec ça. » L'examen de leur correspondance révèle en outre que certaines de leurs confidences étaient codées - sans que l'on sache si c'était par jeu ou par souci de discrétion. Plusieurs fois, en 2008 et en 2009, la vieille dame s'adresse ainsi au photographe en l'appelant « Pierre ». Le 30 juin 2009, Banier répond ceci : « Quand vous m'écrivez, vous pouvez laisser tomber le Pierre, chacun sait que c'est moi. Notre code est découvert... »

A cette correspondance s'ajoutent les carnets intimes. Depuis toujours il note fiévreusement sur de petits cahiers noirs en moleskine ce qui a marqué ses journées - et parfois ses nuits.« M. Banier écrivait tout ce qu'il faisait, ce qu'il pensait des gens ou de la soirée qu'il venait de passer », a confié à la police l'un de ses anciens cuisiniers, en précisant : « En règle générale, les termes qui revenaient étaient "connard" ou "connasse". Il écrivait ça sur tout le monde : artistes, politiques, tous ceux qu'il rencontrait. »

Certaines de ces pages ont été saisies chez lui. Il y rapporte ses entretiens avec Liliane Bettencourt. A la date du 26 avril 2007, il lui prête ce propos : « De Maistre me dit que Sarkozy demande encore de l'argent. Si je dis oui, comment être sûre qu'il le lui donne bien ? » Embarrassé par cette découverte, le photographe a relativisé devant les enquêteurs la qualité de ses propres transcriptions : « Cela ne veut absolument rien dire sur la réalité des choses. » Admettons.

« Curieux, cet intérêt tous azimuts pour les célébrités, alors qu'il ne s'intéresse à personne, en vérité, interrogeait dans son "Journal" Matthieu Galey, chroniqueur littéraire de L'Express et figure du même monde.Il écrit, il gratte, il se considère, de l'extérieur, comme un personnage - tel que les autres le voient -, mais son narcissisme reste un rôle de plus. Le vrai François-Marie existe-t-il ? C'est peut-être l'homme d'affaires mystérieux qui dit gagner beaucoup d'argent sans révéler comment, ou l'enfant terrible[...]en perpétuelle bisbille avec sa famille, ou l'amant du petit X., pygmalion d'une ombre aimable. Il ne va pas rester lourd de tout cela. Ou peut-être un chef-d'oeuvre. » (2)

Des Picasso, des Matisse... L'affaire a dévoilé qu'il lui reste au moins une fortune : 1 milliard au bas mot, sous la forme de donations diverses, remises d'argent, abandons de créances, tableaux de maître et assurances-vie aux montants colossaux - obtenues dans des conditions parfois étranges (voir Le Point du 28 octobre).

Sans compter les expositions et les livres subventionnés par L'Oréal pour lui forger une renommée d'artiste international - mais le valait-il bien ?

L'origine de l'étrange relation entre la femme la plus riche de France et son très cher ami est connue : en 1987, Banier fut sollicité pour une séance de photos à Neuilly, afin d'illustrer un entretien accordé par Liliane Bettencourt au magazine Egoïste. Flattée par le portrait, l'héritière de L'Oréal s'enticha du photographe. On sait moins que, quelques semaines plus tard, il lui demanda une grosse somme d'argent et fut éconduit sans délai. L'histoire ne dit pas par quelle fenêtre Banier réussit à revenir après avoir été renvoyé par la porte.

La justice dira un jour si cette trouble amitié ne fut rien d'autre qu'un stupéfiant fric-frac psychologique. Le butin, lui, est détaillé dans les rapports de la Brigade financière et les comptes rendus de perquisition. A partir de 1998, le photographe s'est mué en propriétaire. Et avec quel appétit ! Année après année, il a racheté, grâce aux subsides de Mme Bettencourt, les appartements voisins du sien (huit au total), rue Servandoni, entre l'église Saint-Sulpice et le jardin du Luxembourg - jusqu'à devenir le maître d'un des lieux les plus étranges de Paris, dédale de chambres, d'alcôves et d'escaliers en colimaçon, avec piscine au sous-sol, ascenseur personnel et passages secrets dans les bibliothèques.

Des politiques - dont quelques ministres -, des artistes et des journalistes y ont fréquenté sa table, ainsi que le roi du Maroc et sa soeur, et, bien sûr, Johnny Depp et Vanessa Paradis, qui comptent parmi ses meilleurs amis. Ses ateliers - de peinture et de photographie - ressemblent à des chambres fortes; des caméras et des systèmes d'alarme sont disposés dans tous les coins pour dissuader les intrus. Pourtant, hormis une collection de livres précieux - qui comprend, entre autres raretés, des éditions originales des « Trois mousquetaires », de « Notre-Dame de Paris » ou de « La princesse de Clèves » -, l'essentiel de ses trésors cachés dort dans des coffres. Banier en détient quatre dans une banque parisienne. Le 7 septembre, les policiers y ont découvert quinze toiles de maître soigneusement emballées à l'abri des regards - un comble pour cet amoureux des beaux-arts...

L'inventaire de cette réserve secrète, complété par les actes de donation retrouvés chez le notaire, permet de reconstituer le musée personnel de Banier. Parmi ses plus belles pièces, des oeuvres de Picasso, Matisse, Fernand Léger, Arp, Duchamp, Kandinsky, Giacometti, Munch, des pastels de Delacroix et des manuscrits de Céline, Proust, Picasso et André Breton, ainsi que trois négatifs d'Eugène Cuvelier, eux aussi offerts par Liliane Bettencourt à Martin d'Orgeval, le concubin de Banier. L'ensemble pourrait être estimé entre 100 et 150 millions d'euros, selon les experts.

« Que Madame n'oublie pas son chéquier ! »

Les largesses de la milliardaire ont aussi permis à l'auteur des « Résidences secondaires » de s'offrir un palais à son goût, loin de la capitale : le Mas du Patron, domaine de 400 hectares situé sur la commune gardoise de Brouzet-lès-Quissac, non loin de Nîmes, où il séjourne une dizaine de fois par an. Achetée jadis avec l'un de ses anciens compagnons, David Rocksavage, un lord anglais qui a toujours ses entrées à Buckingham Palace, la propriété a bénéficié de nombreux embellissements entre 1998 et 2004 : bassin d'eau salée, galeries et sculptures antiques. Inutile de préciser qui a réglé les factures.

A en croire certains témoignages, les fournisseurs locaux ont souvent été payés grâce à des chèques directement tirés sur le compte de Mme Bettencourt : ces fameux chèques qu'il arrivait à la vieille dame de signer en blanc durant leurs déjeuners amicaux, après que le photographe avait appelé la secrétaire à Neuilly : « Vérifiez bien que Madame n'oublie pas son chéquier ! »

S'est-il laissé griser ? A-t-il sombré corps et biens dans cet océan de millions, lui qui a juré à tant d'amis que l'argent était sans intérêt ? Quand les policiers l'ont placé en garde à vue, en 2008, il dit avoir relu Stendhal dans sa cellule. Au tribunal, les caméras l'ont filmé en train de dessiner. A quelques proches il a promis dernièrement que, s'il devait aller en prison, il en profiterait pour écrire « le roman de[sa]vie ». Ne lui en déplaise, son récit devrait tenir autant de Simenon que de Balzac


Banier, histoires secrètes d'un grand manipulateur

Françoise Bettencourt-Meyers : « C'est un prédateur qui a brisé notre famille. De bouffon il s'est transformé en confident, puis en Raspoutine. »

« Gourou », « voyou », « provocateur ».

« Pour moi, il est un mélange de Raspoutine et de Stavisky. » C'est par cette double référence sulfureuse que Yann d'Auriol, fils d'un couple de vieux amis des Bettencourt, résume l'emprise exercée sur elle par François-Marie Banier.« Il a réussi, au cours des cinq premières années de leur rencontre, à donner une deuxième jeunesse à Mme Bettencourt en la distrayant, a-t-il précisé aux policiers.Il a ensuite eu une attitude plus directive, plus lourde, en créant le vide et en l'isolant tant vis- à-vis de sa fille et du personnel que de ses amis... »

Manières grossières. Nombre de dépositions recueillies par la Brigade financière corroborent ce portrait psychologique. Certains domestiques décrivent le photographe comme un « anticonformiste » et un « provocateur », capable de s'inviter à déjeuner sur un coup de fil ou d'« uriner dans les plantes du préau » avant d'entrer dans la maison. D'autres vont plus loin, qui racontent ses manières grossières, parfois violentes.« J'ai été témoin d'écarts de langage de M. Banier vis-à-vis de Mme Bettencourt,mais c'était pour la faire rire et, d'ailleurs, elle riait, a dit Xavier B., un valet de chambre. [...]Il pouvait être tout et son contraire, le garçon bien élevé ou encore le "voyou", le provocateur. » Christiane Djenane, ex-secrétaire de la vieille dame, raconte qu'il l'appelait « ma grosse » et qu'il « montait directement dans sa chambre sans se faire annoncer, s'allongeait sur son lit et, surtout, il criait ».

La rudesse avec laquelle il traitait sa bienfaitrice choquait le personnel, mais rares étaient ceux qui osaient l'exprimer : « Un jour, il m'a demandé si j'avais quelque chose à lui reprocher, a témoigné Pascal Bonnefoy, le majordome auteur des fameux enregistrements.J'ai été franc, je lui ai reproché son comportement vis-à-vis de Mme Bettencourt, quand il la traitait de "salope" au téléphone. Il m'a répondu : "Est-ce que vous ne dites pas 'salope' à votre femme ?" Je lui ai rétorqué : "Mais Madame n'est pas votre femme !" » Lucienne de Rozier, amie de toujours de la milliardaire, assure en outre que le photographe « s'amusait à humilier en public André Bettencourt »(mort en 2007) et que « celui-ci ne disait rien pour ne pas déplaire à sa femme ». A en croire son ancien cuisinier, Banier se montrait aussi cruel avec ses proches : « Il me considérait comme sa chose. Il jouait avec moi comme il joue avec l'ensemble du personnel et de ses relations, a-t-il confié.Il prenait plaisir à me faire souffrir, petit à petit. Par exemple à me faire faire, défaire et refaire la même chose pendant trois ou quatre jours, avec un sourire malin. »

« Madame finissait toujours par céder. » Au fil des témoignages, le terme de « gourou » revient souvent. Jacqueline de Libouton, autre amie de longue date de Mme Bettencourt, évoque une « relation étrange »,« cajolerie et méchanceté » s'entremêlent pour dissoudre toute volonté : « Liliane m'a dit que Banier lui demandait de l'argent, qu'elle refusait mais qu'elle finissait toujours par céder... » L'ex-cuisinier de Banier a précisé que, lorsqu'elle lui refusait de l'argent, il ne la prenait plus au téléphone.« Je peux vous dire qu'alors Mme Bettencourt était complètement perdue, elle ne comprenait pas. Comme elle avait refusé de lui obéir, il lui faisait payer. Cela allait jusqu'à ce qu'elle cède. »

François-Marie Banier et « Le Point »

Sollicité par nous le 15 octobre (via son assistante), M. Banier ne nous a pas répondu. Depuis notre premier article sur l'affaire Bettencourt (Le Point du 18 décembre 2008), il n'a jamais donné suite à nos demandes. Il a revanche intenté quatre procès à notre journal, pour « atteinte à la vie privée », « atteinte à la présomption d'innocence » et pour la publication d'extraits d'une procédure en cours - mais jamais pour diffamation. Condamné deux fois,Le Point a saisi la cour d'appel et la Cour de cassation. M. Banier a été débouté une fois et a fait appel. Une quatrième assignation, délivrée le 9 août, ne fait encore l'objet d'aucun jugement. Poursuivi par ailleurs par Patrice de Maistre et au nom de Mme Bettencourt après la révélation des enregistrements du maître d'hôtel, Le Point a été relaxé


1. Jean-Noël Liaut, « Madeleine Castaing » (Payot, 2008). 2. « Journal - 1974-1986 », de Matthieu Galey (Grasset, 1989).


Banier, artiste stakhanoviste - Marie Bordet

A part. Le photographe a exposé dans le monde entier. Mais sa cote est une énigme.

Il fait comme d'habitude. Il se lève à 8 heures du matin, puis part quadriller Paris, sa paire de Leica en bandoulière, entame quotidienne d'une stakhanoviste production artistique. La journée, c'est une flânerie studieuse carrefour de l'Odéon, à Barbès, square Montholon, boulevard Raspail, quais de Seine où, depuis trente ans, François-Marie Banier photographie à l'instinct des anonymes parisiens. Sans mise en scène, sur le vif. La nuit, c'est autre chose : il zoome dans les carrés VIP, portraitise les célébrités sans la moindre déshonorante paparazzade. Une Adjani grimaçante, un Horowitz tirant la langue, un Mastroianni dansant, un Depp dormant... Ce sont les deux mamelles de l'oeuvre artistique de cet homme de 63 ans, qui a réalisé plus de 500 000 clichés. Aujourd'hui, il travaille toujours comme un cinglé. Au mois d'août, il a sorti simultanément cinq ouvrages de photographies, dessins, peintures et collages. Il devait être exposé à la Maison européenne de la photographie à partir du 8 novembre. Mais, pour cause d'affaire judiciaire en cours, l'événement a été reporté à des jours meilleurs. L'artiste sent désormais la polémique à plein nez. Longtemps, pourtant, il a été seulement un photographe célèbre, exposant dans le monde entier. Longtemps, il a été un artiste admiré pour son travail. « FMB » a un dossier de presse (presque) aussi épais que son compte en banque.

C'était avant que n'éclate l'affaire Bettencourt et que le soupçon n'infiltre le grain de ses photos. Alors, si on essaie d'adopter une totale neutralité affective, quelle est la véritable cote de Banier l'artiste ? Question toute bête, mais 100 % taboue. Sa galerie parisienne - la respectable maison Hussenot - ne répond pas aux journalistes. Tous ses amis se sont soigneusement passé le mot : la boucler, en toutes circonstances. Tous ses ennemis répugnent à attaquer un homme déjà blessé. Et puis, le scandale est trop épais, jusqu'à effrayer. Henry Chapier, président de la Maison européenne de la photographie, a la gentillesse de rappeler. Il est vraiment désolé, mais il ne s'exprimera pas sur le travail de François-Marie Banier.« Cette histoire rend tout le monde complètement fou. Je suis fatigué de cette curée populaire sur fond de lutte des classes. » On a aussi appelé le grand photographe Marc Riboud. Il se souvient d'avoir quelquefois rencontré Banier, au hasard de réceptions mondaines : « Un homme drôle et charmant. » Mais la qualité de son travail, son art du portrait, il ne se les rappelle pas.

Prenons les choses dans l'ordre. D'abord, parlons argent.« FMB n'a pas de cote à l'étranger, dit un spécialiste d'une grande maison de ventes.Il est inexistant sur les marchés de New York et de Londres. Une seule photo de Banier a été recensée dans une vente publique. » Un cliché de Sagan à l'hôtel Lambert, adjugé 600 euros. Les oeuvres de Banier circulent dans un milieu très fermé.« Il vend ses photos à ses amis, qu'ils viennent du milieu des affaires, du cinéma ou de l'art », dit un photographe qui tient à son anonymat. On ne connaît pas les noms. Sauf un. En 2005, Liliane Bettencourt lui a acheté vingt-deux photos pour 856 000 euros.« Vendre ou ne pas vendre ses photos n'est pas un indicateur fiable du talent d'un artiste, dit Agathe Gaillard, célèbre galeriste parisienne, qui aime le travail de Banier.Je connais des nuls qui vendent très bien et des bons qui ne vendent rien. »

Indice numéro deux de la santé d'un artiste : l'exposition de ses oeuvres au grand public. Eh bien, Banier a un palmarès digne de Cartier-Bresson et Capa réunis. Il a accroché ses photos à Beaubourg, a montré son travail à Rio de Janeiro, au Tokyo Metropolitan Museum of Photography, à la villa Médicis à Rome, à la galerie Gagosian de Los Angeles, etc. Seulement, on soupçonne Banier, le génie mondain, d'avoir intrigué pour en arriver là.« L'exposition à Beaubourg, en 1991, a été montée avec l'amicale pression de Mitterrand auprès de la direction du Centre Pompidou, se souvient un journaliste.Le président était tombé sous le charme du personnage. » Pour le reste, la quasi-totalité des expositions de Banier ont été financées par L'Oréal.« Avec un gros sponsor, un artiste peut se payer n'importe quel musée », continue-t-il. En 2003, Banier expose à la Maison européenne de la photographie, à Paris.« Toute la maison pour un seul artiste, c'était du jamais-vu, note ce spécialiste . Mais L'Oréal a les moyens. »

Gonflé. Banier, une sympathique fiction artistique ? Sa cote serait artificiellement gonflée par L'Oréal, les expositions et les livres de photos étant financés par le groupe de cosmétiques. C'est ce que pense tout haut Véronique Bouruet-Aubertot, spécialiste de la photo, journaliste et commissaire d'expo : « Probablement grâce à ses relations, Banier a été propulsé dans des lieux d'exposition majeurs, où il n'avait pas sa place. Il sait prendre une photo, mais n'a rien apporté à l'art du portrait. Artistiquement, c'est zéro. » Pour paraphraser Oscar Wilde, il a mis plus de génie dans sa vie que dans son oeuvre. L'artiste n'est peut-être rien de plus qu'un honnête photographe, mais le personnage mondain, lui, est inclassable. Amusant, gonflé, impoli, parfois insupportable, mais charmeur, tellement charmeur. Banier a réussi à approcher des gens célèbres ou anonymes et les a figés dans leur intimité, ce qui n'est pas rien. Ça s'appelle avoir du talent.

Banier a tout de même une révolution à son actif. Une femme lui réclamait 200 000 euros car il avait publié son portrait dans un livre. Lors d'un procès en 2007, elle fut déboutée et les photographes de rue ont pu recommencer à photographier, libres et sans crainte. C'est toute une profession qui pourrait lui ériger une statue. Mais après tout... Le rejet quasi unanime dont il fait désormais l'objet ne serait-il pas fait pour arranger ce grand malin devant l'Eternel ? L'étiquette « artiste maudit » pourrait finalement ne pas lui déplaire

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