L'avocat fils de, ex de, ami de, vient de trouver une place au chaud au Conseil d'Etat. Une recrue bling-bling qui fait tousser la vénérable institution...
Au Conseil d'Etat, où l'on use des mots avec précaution, la nomination au tour extérieur, le 27 octobre, d'Arno Klarsfeld comme conseiller d'Etat n'est pas loin d'être considérée par certains comme une insulte doublée d'une faute de goût. " Il est rare de nommer quelqu'un d'aussi étranger à l'éthique de la maison et à son mode de travail ", s'indigne un membre éminent du Conseil. " Il n'a pas le style argumentatif qu'on attend d'un conseiller d'Etat ", renchérit un autre. Bref, comment ose-t-on nommer un " zozo " dans une institution aussi respectable, alors que, un mois plus tôt, le 16 septembre, le Premier ministre était venu en présider l'assemblée générale en lui rendant hommage pour sa dignité, son sérieux et sa vigilance ?
Les 300 membres du Conseil d'Etat - 200 effectivement présents - ne sortent pas tous du moule de l'ENA, voie royale pour ce corps où l'on débute comme auditeur. Dès le grade suivant, un maître des requêtes sur quatre est nommé au tour extérieur puis, au-dessus, un conseiller sur trois. Un principe oxygénant que personne n'a envie de remettre en question. Ce tour extérieur sert à repêcher les recalés de l'ENA, à récupérer les compétences des tribunaux administratifs, et à offrir une autre situation flatteuse à ceux qui - ministres déchus ou ex-membres du secrétariat général du gouvernement - ont perdu la leur. On peut s'en émouvoir, mais c'est ainsi, et ça ne choque pas grand monde. Il sert aussi à récompenser ou à consoler les " amis " du pouvoir exécutif, généralement ceux du président de la République. Un privilège régalien qui exaspère lorsqu'il est utilisé sans circonspection. Sous François Mitterrand, la nomination de Paule Dayan, fille de l'ami Georges, avait provoqué des hoquets, bien qu'elle fût magistrate. " Mais la nomination de l'ex-ministre communiste Anicet Le Pors, qui avait été lourdement critiquée, s'est révélée une très grande réussite ", rappelle Marceau Long, qui présida le Conseil d'Etat de 1987 à 1995. La liste est longue de ceux dont, à tort ou à raison, les nominations ont fait jaser, d'Erik Orsenna à Régis Debray, de Jean Lecanuet à Jean-François Mattei et Jeannette Bougrab, en passant par Isabelle Lemesle, aujourd'hui présidente des Monuments de Paris, Hugues Gall, ex-directeur de l'Opéra de Paris, Pierre Zémor, consultant en com, ou les journalistes Philippe Boucher et Guy Thomas. Mais rien à voir avec le flamboyant play-boy de la cause juive, qui marqua l'opinion en se rendant à patins à roulettes au procès Papon, et en tenant dans les bras un peu plus longtemps que d'autres un top model des années 80 nommé Carla Bruni.
On sait à quel point la première dame se soucie de ses ex, comme le raconte Besma Lahouri dans son livre Carla, une vie secrète. Mais Nicolas Sarkozy s'est allié les Klarsfeld - comme Chirac avant lui - en confiant au bel Arno mission sur mission depuis 2005, bien avant de la connaître. Et c'est Michèle Alliot-Marie qui a gentiment endossé la proposition de nomination. Alors, pourquoi lui ? Pourquoi un homme qui a aussi peu le profil de l'emploi ? Courageux, rétif aux compromis, ce militant qui, depuis le biberon, a tendance à asséner ses convictions sans supporter la contradiction, n'a jamais démontré un goût prononcé pour la nuance ni la mesure. Aux débats, il préfère les coups d'éclat. Médiatiques, s'entend. Dernier en date, le 1er septembre : sur le plateau d'Ardisson, il lance un verre d'eau à la tête de Robert Ménard, de Reporters sans frontières. Mais ses engagements, réels quoi qu'on en pense - pour la guerre en Irak, pour le jugement international des criminels de guerre au Kosovo ou au Rwanda -, sont paradoxalement brouillés par son image de ludion charmant et superficiel, papillonnant nonchalamment d'un métier à l'autre, séduisant sans chercher à retenir, picorant la vie en oubliant de la construire. Cet ingénu narcissique cherche moins à convaincre qu'à se faire remarquer. " La notoriété est une arme ", a-t-il lancé un jour. Là encore, on est loin de la rigueur de mise au Conseil d'Etat.
Sous perfusion paternelle
On dirait qu'il s'en moque, comme s'il tirait sa légitimité d'ailleurs. Ex de. Ami de. Et surtout fils de. Quand il débarque sur un plateau de télévision, il commence généralement par s'entendre rappeler : " On ne vous présente plus. Vous êtes le fils de Serge et Beate Klarsfeld... " Comme si cette filiation suffisait à lui donner une identité. Lorsqu'il se présente en 2007 aux élections législatives, dans la 8e circonscription de Paris (XIIe arrondissement), c'est lui qui résume sur ses tracts de campagne : " Arno, un ami personnel de Nicolas Sarkozy. " Son atout ? " J'ai l'oreille du président de la République quand je veux, détaille-t-il alors, je peux aller l'emmerder et taper du poing sur la table quand il y a quelque chose qui bloque. " En service commandé, il fanfaronne déjà en dessinant le secrétariat d'Etat qu'il va se voir confier s'il gagne : " Un secrétariat pas plan-plan, mais une mission difficile, avec des coups à prendre, une réforme juste à mener, cela m'intéresserait. "
Battu, il est recasé à Matignon, comme conseiller. Personne ne sait très bien en quoi. " Il est conseiller pour tout, explique son père, pour tout conseil qu'on lui demande, pour tout conseil qu'il estime devoir donner. " Ses premières analyses de la situation en Haïti, où il s'est rendu avant et après le séisme, ont stupéfié par leur indigence, de même que, quelques années plus tôt, il avait consterné en publiant sept feuillets de platitudes en guise de rapport sur la délinquance des mineurs. Mais il sait quand il faut monter au front pour soutenir, par une tribune dans le Monde, la politique de Sarkozy à propos des Roms, prôner la discrimination positive, défendre les lois mémorielles et répéter partout à quel point il juge le président impeccable. A l'approche du remaniement, deux mois après son 45e anniversaire, âge minimal pour être nommé au tour extérieur, voilà l'" ami personnel de Nicolas Sarkozy " mis au chaud au Conseil d'Etat.
Pourquoi lui ? Arno boude Marianne. C'est son père qui répond : " Il souhaitait cette nomination. Et cela correspond à ses aptitudes. " En l'occurrence, Serge Klarsfeld fait allusion aux études de droit plutôt solides que le jeune Arno a menées à Paris puis à New York, où il aurait obtenu la meilleure note à l'examen national. Inscrit aux barreaux de Paris, New York et Sacramento, il peut se targuer d'une carte de visite qui en jette. Il a rarement plaidé, mais tout le monde s'en souvient. La première fois, ce fut au procès Touvier, en 1994. " Je l'ai pris sous mon aile à la demande de son père ", raconte Charles Libman, alors avocat de l'Association des fils et filles des déportés juifs de France, partie civile, que préside Serge Klarsfeld. " Arno ne manquait ni d'intelligence ni de caractère, mais il n'était pas dans les normes. Il arrivait en retard, mettait sa robe une fois l'audience commencée, et n'arrêtait pas de se bourrer de bonbons, même en présence de caméras. " Le clan Klarsfeld se distingue alors des autres parties civiles en réclamant une peine modérée pour Paul Touvier. Trois ans plus tard, en 1997, au procès Papon, Arno Klarsfeld défend toujours l'association de son père, de nouveau partie civile. Cette fois encore, sous perfusion paternelle, il ne demande pas la perpétuité, contrairement aux autres parties civiles. Provocateur, bruyant mais pugnace, Arno Klarsfeld tient son rôle. Il est l'un des rares avocats parisiens à faire acte de présence six mois à Bordeaux. Ses dossiers dans son sac à dos, il se réjouit comme un môme quand il déniche un élément que " Serge " n'a pas vu. Sa plaidoirie finale sera éblouissante. C'est son père qui l'a écrite.
Ceux qui, au Conseil d'Etat, s'interdisent de condamner leur nouveau collègue avant de l'avoir vu à l'oeuvre, se rassurent au vu de sa profession. " Sur le papier, Arno Klarsfeld est avocat, relève Maryvonne de Saint-Pulgent, chef de section au Palais-Royal. Cette nomination n'est donc pas déshonorante pour le Conseil d'Etat. " Certes, mais c'est une profession qu'il exècre, dit-il sans détour. Et qu'il n'a guère exercée. Quelques affaires financières dans les années 90, et basta ! Chez Skadden Arps, le cabinet américain qui l'a employé fugitivement, on n'a pas gardé le souvenir d'un bourreau de travail. " Nous n'avions pas la vocation ", admet Serge Klarsfeld, qui emploie volontiers le " nous " quand il parle de son fils. " Ni ma fille, ni mon fils, ni moi ne sommes intéressés par cette profession. Arno comme moi préférons jouer le rôle de procureurs, défendre les victimes et accuser les bourreaux. " Serge a prêté serment pour mieux poursuivre la tâche qu'il s'était donnée : combattre l'enfouissement de la persécution des juifs de France. " Le métier d'avocat fut pour nous un outil. Mais, s'il n'est pas appliqué dans des régions difficiles où il faut se battre pour une cause, ce n'est pas un métier très valorisant. Il faut gagner à tout prix, au mépris de ses scrupules. On y laisse parfois un nom, mais pas de trace. "
" Enfant extrêmement gâté "
La " trace ", voilà l'important. La soeur d'Arno, Lida, 37 ans, a quitté le barreau pour pouponner. Quant à Arno, il n'en finit pas de chercher sa trace sans se résoudre à lâcher celles de ses parents. Ces quatre-là s'adorent de façon fusionnelle. Il n'y a pas si longtemps, lui et sa soeur partageaient avec leur père un compte bancaire commun. Et Arno habite toujours rue La Boétie, au quartier général de Serge et Beate, qu'il appelle par leur prénom. Là, il traîne languissamment sa dégaine d'ado et joue avec son chat américain mais surtout avec sa chatte israélienne, à qui il a appris des tours et qui lui obéit comme rarement les félins. Quand cette native de Jérusalem lui montre les griffes, il la traite de " Palestinienne ".
En 2005, à 40 ans, ce décalé perpétuel confiait : " Moi, je voudrais vivre dans un grand ranch au Kenya, je voudrais avoir des léopards, des lions, plein de bêtes. Voilà, j'aimerais être Noé dans l'arche. " Deux ans plus tard, le candidat UMP déclarait candidement : " Quand j'étais petit, je voulais être archéologue, vétérinaire ou cycliste. Pas député. Mais j'aime les défis ! "
Il sera donc Noé au Conseil d'Etat. " Il va conseiller l'Etat ! " veut croire son père. Etrange défi pour un garçon qui prétendait " taper sur la table " et rêvait d'être un héros. Aux journalistes, il a souvent livré qu'il vibrait au cinéma en s'identifiant à Gary Cooper ou à John Wayne. Il faut épouser des causes plus grandes que soi, aime-t-il dire. Lui n'a pas eu le choix. Dès la naissance, on l'a habillé d'un costume chargé d'attentes vibrantes en lui donnant le prénom de son grand-père mort à Auschwitz, qui a sauvé la vie de sa famille, cachée dans le double fond d'un placard, en offrant la sienne. " Il est allé manifester dans les bras de Beate en Allemagne, explique Serge Klarsfeld. Ce fut notre premier militant, notre collaborateur le plus proche. Je lui demande conseil depuis qu'il est en âge de penser. Il nous aide beaucoup dans toutes les tâches, y compris pour porter des colis de livres. " Arno, lui, soutient que nul ne peut l'instrumentaliser, sauf son père. Enfant " extrêmement gâté ", selon les proches de la famille, il s'est coulé dans le credo paternel. Au point parfois d'en perdre ses mots, bredouillant, flottant, ses yeux lavande agrandis par un trac mêlé d'insolence. " Arno est un timide ", affirme son amie Sandrine Sebbane.
Eternel célibataire, fils pour toujours, cet athlète au mental de gamin se jette dans l'action comme on va au feu pour l'histoire ou le cinéma. Il monte sur scène, lors d'un meeting du Front national, pour crier " Le Pen, nazi ! ", sachant qu'il va se faire casser la figure, et il y perd quelques dixièmes à l'oeil. En 2002, il décide de prendre la nationalité israélienne, demande à faire son service militaire, reste là-bas dix-huit mois, dont plusieurs à la frontière.
Donc Arno Klarsfeld va devoir humblement, sans faire de bruit, se plonger dans le " contentieux " pendant plusieurs années, comme il se doit quand on débute au Conseil d'Etat. Une recherche de jurisprudence que Régis Debray qualifia de " tâche manuelle estimable, mais d'un intérêt intellectuel limité " dans la lettre qu'il envoya au vice-président pour lui signifier en 1992 sa démission et, au passage, sa déception sur certains sujets de fond. Au contentieux, épreuve initiatique, ça passe ou ça casse. " On a parfois des surprises ", dit-on au Conseil d'Etat. Certains s'y sont mis. D'autres, comme Michel Barnier, Jean-François Mattei ou Christine Albanel, ne s'y sont pas faits. Ils sont partis. La maison, pourtant, a un énorme pouvoir d'absorption. Mais il faut supporter de " sacrifier ses convictions à son confort ", selon l'expression de Debray, c'est-à-dire de voir rendus des arrêts parfois contraires à ce que l'on pense. " Et, surtout, il faut travailler ", préviennent les anciens. Sinon, on est privé de primes, calculées jusqu'à 36 % des rémunérations (en moyenne 7 000 € net mensuels pour un conseiller), au vu du nombre de dossiers abattus. Pas sûr qu'Arno Klarsfeld ait le goût des statistiques. C'est le symbole qu'en lui Nicolas Sarkozy s'emploie à choyer. Combien de temps tiendra l'homme ?
Bio express
1965 Naissance le 27 août, à Paris.
1988 Après des études de droit, entre au cabinet d'avocats de Roland Dumas.
1991 Part pour les Etats-Unis (banque Lazard, puis cabinet Skadden, Arps, Slate, Meagher and Flom, à New York).
1994 Avocat des parties civiles au procès Touvier.
1994-1996 Liaison avec Carla Bruni.
1997-1998 Avocat au procès Papon.
2002 Prend la nationalité israélienne.
2004 Soutient l'intervention américaine en Irak.
2005 Sollicité par Nicolas Sarkozy pour diverses médiations (sur l'expulsion des enfants de sans-papiers ou auprès des Enfants de Don Quichotte) et rapports (délinquance, écologie et transports...).
2007 Battu aux législatives, nommé conseiller à Matignon.
2010 Nommé au Conseil d'Etat.
© 2010 Marianne. Tous droits réservés.
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