mercredi 10 novembre 2010

Don DeLillo : « L'Amérique est un cauchemar »



Le Point, no. 1991 - Idées, jeudi, 11 novembre 2010, p. 110,111

Propos recueillis par Michel Schneider

Don DeLillo, né en 1936, est l'un des écrivains américains contemporains les plus influents et les plus commentés. Il n'aime pas les interviews et laisse ses livres parler pour lui. Il a accepté de donner au Point quelques vues sur l'Amérique, dont les démons et les hantises sont au coeur de ses romans depuis son chef-d'oeuvre, « Les noms » (1982), jusqu'au dernier : «Point Oméga».

Don DeLillo,Le Point : Votre premier roman s'appelait «Americana» (1971). Aujourd'hui, comment voyez-vous l'Amérique ?

Don DeLillo : Ce n'est plus le rêve des immigrants, c'est le cauchemar de ceux qui essaient de survivre dans un monde de plus en plus dangereux et dans un pays de plus en plus fou. L'Amérique, empire du bien, est une fiction construite par le pouvoir politique au moment de la guerre d'Irak, à partir d'un mensonge diffusé du haut en bas de la société et partagé par Colin Powell comme par n'importe quel Américain, parce que tout le monde voulait croire à ce mensonge réparateur de l'image de la puissance blessée après le 11 Septembre. L'intervention en Irak n'était pas seulement une erreur, c'était un crime commis par le clan Cheney-Rumsfeld, qui a fait croire à l'Amérique qu'elle était menacée par un pays détenant des armes de destruction massive. Cela a donné une guerre virtuelle contre un ennemi inexistant, mais menée avec des moyens réels, militaires et financiers, et ayant laissé des morts réels, Irakiens et Américains. Cela a détruit la confiance que les Américains avaient encore dans leurs dirigeants et en eux-mêmes.

L'Amérique est-elle encore dominante dans un monde globalisé ?

Le centre de gravité du monde se déplace vers l'Asie. La Chine possède une bonne partie du capital des entreprises du Nasdaq et fournit au dollar l'assise d'épargne qui lui permet de tenir. Ce n'est pas encore la fin, mais le début de la fin de l'empire américain.

Est-ce, comme dans certains de vos romans, un climat de danger ?

L'Amérique est le pays de tous les dangers. Beaucoup plus que dans les années de la guerre froide, car, à l'époque, l'ennemi était clair (l'empire soviétique) et le danger était global mais abstrait (faire sauter la planète par une guerre nucléaire). Aujourd'hui, il est ressenti comme personnel, local. Inassignable, le danger est plus spécifique. Il peut frapper n'importe qui n'importe où, dans l'espace privé, chez soi, dans une salle de concert aussi bien que dans la rue ou dans des bâtiments de l'Etat.

Pensez-vous que l'Amérique soit en proie à un délire paranoïaque ?

Non, le risque est réel et, comme le dit une boutade, même les paranoïaques ont des ennemis. Mais l'événement par lequel il se traduira, nul ne peut le connaître, même après coup. Plus de quarante ans après l'assassinat de Kennedy, sur lequel j'ai écrit «Libra», on en est encore à analyser les bruits des pots d'échappement des motards, celui des caméras amateurs, les hourras des spectateurs pour reconstituer un fil chronologique, une temporalité, une causalité. Aujourd'hui encore, moi, comme tous les Américains, je suis incapable de dire qui a tué Kennedy, comment et pourquoi.

Est-ce à dire que la réalité est hors d'atteinte ? N'y a-t-il en politique que des croyances, des fantasmes, des idéaux ?

La réalité existe, mais elle est toujours une reconstruction, une croyance, un spectacle, une fiction. Ce n'est qu'une question de point de vue. Tout n'est que virtuel. C'est pourquoi, dans mon dernier roman, je montre la séquence célèbre de « Psychose » à la fois à l'endroit et à l'envers, vue par des personnages qui tournent autour. On tourne toujours autour de la réalité, avec des mots et des idées qui lui donnent forme, mais en n'en voyant jamais la totalité ni la vérité.

Que penser de la querelle récente sur la mosquée construite près de Ground Zero ?

C'est un faux problème monté de toutes pièces par des sectes chrétiennes très minoritaires. La grande majorité des New-Yorkais pense comme moi qu'il est normal et légitime que le million de musulmans vivant et travaillant à New York ait un lieu de culte et que ce lieu soit proche de celui de l'attentat où près de 500 d'entre eux ont péri. Cela aura une valeur symbolique.

Vous avez écrit sur le 11 Septembre «L'homme qui tombe». Est-ce que l'Amérique est en train de tomber ?

C'est une chute inéluctable. L'Amérique, pour moi, c'est un homme qui tombe et qui, tant qu'il n'a pas touché le sol, croit encore qu'il vole. Cela ne m'inquiète pas. Les empires finissent toujours par s'effondrer.

Qu'est-ce qu'être américain aujourd'hui ?

C'est un fardeau. Je ne me sens appartenir à aucune team.Dream ou pas. Etre américain, c'est être seul, ou en communauté hostile. Ce n'est plus se sentir appartenir à une nation. Il y a désormais des nations qui entrent en conflit, qui s'ignorent, qui s'affrontent, dans l'Est comme dans l'Ouest, en Californie comme au Texas, des nations qui littéralement ne parlent pas la même langue, n'ont pas la même religion et dont l'affrontement se fait dans la violence urbaine ou à travers la crise immobilière.

Quelle est la place de la religion dans votre vie, vos romans ou dans l'Amérique contemporaine ?

Dans ma vie, nulle depuis que, petit Italo-Américain du Bronx, j'ai cessé de croire en Dieu, ce que je regrette. Dans mes romans, la religion est très importante, comme dans l'Amérique elle-même. A la fois belles par leur rituel et atroces par leurs effets de domination, les religions sont le masque des intérêts, des croyances, des affrontements les plus violents au sein de la société américaine.

Le terrorisme menace-t-il l'Amérique ?

Le terrorisme a pris la place des marchés pour dicter à l'Amérique un récit de son avenir. Oui, c'est une menace. Mais laquelle ? Le terrorisme est à la fois une réalité et une sorte de montage de fiction. Le terrorisme, ce sont des attentats, des meurtres, mais c'est aussi une entreprise de communication, de même que la communication et la publicité politique et commerciale peuvent parfois prendre des allures terroristes.

Que pensez-vous d'Obama ?

Les Américains ont cru élire un homme qui résoudrait leurs problèmes. Ils ont en fait choisi celui qui disposait du meilleur récit, le storyteller qui racontait le mieux leur histoire. C'est un orateur exceptionnel, mais pas un homme d'action capable de résoudre les terribles difficultés que la crise financière et morale pose à l'Amérique.

Avez-vous voté pour lui ?

Un écrivain doit toujours rester dans les marges, à distance du gouvernement. Ne pas intervenir directement dans la politique. Mes romans parlent de politique sous l'angle des pathologies : terrorisme, meurtre politique, mensonge... Pas du choix à faire entre tel ou tel candidat. Obama ne m'intéresse pas beaucoup en tant qu'homme politique, mais il pourrait m'intéresser en tant que personnage de roman.

Pourquoi écrivez-vous ?

Pour voir à l'intérieur des vies, jusqu'aux racines des rêves, des pensées, des travaux, de la cruauté, de la maîtrise, du sacrifice, pour retracer les connexions neuronales qui me lient aux hommes et aux femmes qui façonnent l'Histoire. Le roman, c'est le suspens de la réalité dont l'Histoire a besoin pour échapper à sa brutale absurdité. La fiction n'obéit jamais à la réalité, même si l'on se tient au plus près des faits et des documents. Le langage est une contre-histoire. J'écris sur le danger. Le plus grand danger qui menace l'Amérique, c'est celui de la confusion, de l'inanité, du tout se vaut, rien n'a de sens. Quand vous entendez Sarah Palin citer Martin Luther King, il ne s'agit pas seulement d'un chassé-croisé idéologique, mais d'une confusion totale dans les références, les histoires et traditions.

Votre prochain livre ?

Un roman. Encore une histoire en marge de l'Histoire


Repères

1936 Naissance à New York.

1954-1958 Etudiant à l'université Fordham (New York).

1971 Premier roman, «Americana».

1972 « End Zone ».

1982 « Les noms ». 1991«MaoII» (Actes Sud)

2007 «L'homme qui tombe» (Actes Sud).

2010 Dernier ouvrage «Point Oméga» (Actes Sud).


Les romans de Don DeLillo ont souvent été prophétiques : la guerre au terrorisme était le sujet de « Mao II » (1991); les avions détruisant les Twin Towers figuraient sur la couverture d'« Outremonde » (1997); « Bruit de fond » (1985) anticipait la terreur de l'anthrax de 2001.

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