mardi 16 novembre 2010

Des cités-Etats à la ville globale - Philip S. Golub


Manière de voir, no. 114 - L'urbanisation du monde, mercredi, 1 décembre 2010, p. 11

C'est un basculement historique : désormais, l'humanité est plus nombreuse à vivre en ville qu'à la campagne. Et le phénomène va s'amplifier, essentiellement en Asie et en Afrique, où cette croissance suscite d'innombrables casse-tête sociaux, urbanistiques et écologiques.

En 2007-2008, pour la première fois de l'histoire humaine, la part de la population mondiale demeurant dans des agglomérations urbaines a dépassé celle de la population vivant dans les zones rurales. Désormais, plus de 3,3 milliards de personnes habitent en ville, dont plus de 500 millions dans des mégapoles d'au moins 10 millions d'habitants ou de très grandes villes d'au moins 5 millions d'habitants. Selon les prévisions de l'Organisation des Nations unies (ONU), le taux d'urba-nisation mondial va s'accroître considérablement au cours des prochaines décennies, atteignant 59,7 % en 2030 et 69,6 % en 2050 ; les centres urbains anciens et nouveaux vont absorber l'essentiel de la croissance démographique à venir (1).

Cette transformation à grande échelle affectera en premier lieu les régions pauvres et émergentes les plus peuplées. Déjà très fortement urbanisés, les pays les plus développés devraient connaître une croissance de la part de la population urbaine assez faible, de 74 % actuellement à environ 85 % au milieu du siècle, poussant les possibilités d'expansion des villes à leur limite. Le même constat s'impose pour l'Amérique latine, exception parmi les régions émergentes du fait de son urbanisation précoce, dès le début du xxe siècle. Mais il s'agit là d'une urbanisation différente de celle des pays riches.

Pour leur part, l'Afrique et l'Asie connaîtront - connaissent déjà - un bouleversement des équilibres. La population urbaine africaine, multipliée par plus de dix entre 1950 et aujourd'hui (de 33 à 373 millions), atteindrait 1,2 milliard en 2050, soit 63 % environ des habitants. Celle de l'Asie, qui se chiffrait à 237 millions au milieu du siècle dernier et qui avoisine 1,65 milliard aujourd'hui, devrait plus que doubler, pour friser les 3,5 milliards. Plus de la moitié des Indiens vivront ainsi dans des villes, comme près des trois quarts des Chinois et quatre cinquièmes des Indonésiens.

Bref, selon la formule prémonitoire de l'historien Lewis Mumford (2), le monde tout entier est "devenu une ville", ou plutôt une constellation de pôles urbains souvent démesurés, formant les noeuds de l'espace économique mondialisé. L'urbanisation extensive des régions pauvres et émergentes révolutionne les modes d'être et d'agir d'une grande partie de l'humanité, et poursuivra son oeuvre de plus en plus rapidement. A la fois source et conséquence des migrations qu'elle intensifie, elle engendre de nouvelles stratifications sociales, et accentue le mouvement de transformation de l'écosystème planétaire par l'humain.

Pour saisir la véritable portée du phénomène, il faut en effet le situer dans une perspective historique longue. L'urbanisation extensive de masse est indissociable de l'apparition de l'"anthropocène" - selon le terme inventé par le climatologue James Hansen, qui voulait montrer ainsi que l'homme est quasiment devenu une force géologique depuis le début de la révolution industrielle. En raison de l'usage intensif de ressources énergétiques fossiles qu'elle réclame, cette dernière modifie l'habitat en profondeur.

Avant cette rupture, la vie économique et sociale avait été, pendant des millénaires, dominée par les rythmes lents des économies traditionnelles, villages et premières villes entretenant une "relation symbiotique avec l'environnement naturel (3) ". La société avait certes un impact local sur la nature, mais il n'était pas assez puissant pour remettre en cause les équilibres de l'écosystème. De la révolution agricole du néolithique, qui ouvrit la voie à la sédentarisation et aux concentrations de populations, jusqu'au xixe siècle, la proportion de la population mondiale urbanisée resta limitée. D'après les estimations de l'historien Paul Bairoch, qui a révisé à la hausse les évaluations antérieures, elle oscillait entre 9 % et 14 %, selon les régions et les époques (4).

Au cours de cette très longue période préindustrielle, on a certes vu se constituer de grandes agglomérations, telles Babylone, Rome, Constantinople, Bagdad, Xi'an, Pékin, Hangzhou, Nankin, etc. Certaines de ces villes constituaient des coeurs d'empire et abritaient des dizaines, voire des centaines de milliers d'habitants. Autour de 1300 de l'ère chrétienne, Pékin comptait entre 500 000 et 600 000 habitants (5). L'Europe connut au Moyen Age ce que Bairoch appelle une "poussée urbaine", avec la formation d'un réseau de villes marchandes et de cités-Etats de 20 000 habitants ou plus. Mais cela n'avait pas fondamentalement modifié l'équilibre écologique entre ville et campagne, ni révolutionné les rapports sociaux.

En 1780, on dénombrait dans le monde moins d'une centaine de villes de plus de 100 000 habitants ; on ne peut alors parler de domination urbaine, en Europe ou ailleurs. La reproduction sociale précapitaliste reposait partout sur l'agriculture, une base rurale qui fournissait le cadre général d'activité de la société.

C'est à partir de la révolution industrielle que s'affirme une "nouvelle relation symbiotique entre urbanisation et industrialisation (6) ". Requérant la concentration du travail et du capital, celle-ci propulse une restructuration de la division du travail et une urbanisation sans précédent. D'un peu moins de 20 % en 1750, chiffre déjà élevé pour l'époque, la population urbaine de l'Angleterre passe, en un siècle et demi, à 80 %. En moyenne, celle des régions nouvellement industrialisées (hors Japon) est multipliée par dix entre 1800 et 1914, pour atteindre 212 millions ; cette croissance trois fois plus élevée que l'accroissement démographique correspond à un taux moyen d'urbanisation qui augmente de 10 % à 35 % en 1914. L'industrie absorbant alors près de la moitié de l'emploi urbain, cette évolution s'appuyait sur une hausse régulière de la productivité agricole. Il ne faut pas minorer la violence de cette transformation : pour preuve, les conditions de vie et de travail de la classe ouvrière enfantine et adulte dans la seconde moitié du xixe siècle. Mais ce mouvement participait d'une évolution lente vers une hausse générale des niveaux de vie dont le xxe siècle a été le témoin.

L'expérience urbaine dans les régions mondiales colonisées a été différente. Couplée à l'expansion territoriale de l'Occident, la révolution industrielle institue une division du travail internationale nouvelle dans laquelle le commerce à longue distance joue un rôle de plus en plus important. Décrivant cette première mondialisation, Karl Marx écrit en 1848 : "[Les anciennes industries] sont supplantées par de nouvelles industries [qui emploient] des matières premières venues des régions les plus lointaines, et dont les produits se consomment non seulement dans le pays même, mais dans toutes les parties du globe. A la place des anciens besoins, satisfaits par les produits nationaux, naissent des besoins nouveaux, réclamant pour leur satisfaction les produits des contrées et des climats les plus lointains. A la place de l'ancien isolement des provinces et des nations se suffisant à elles-mêmes, se développent des relations universelles, une interdépendance universelle des nations (7). "

Or cette interdépendance asymétrique, structurée autour de rapports inégalitaires "centre-périphérie", reconfigure l'économie et les espaces des régions colonisées ou dépendantes. Leur insertion coercitive dans le marché mondial désarticule les liens traditionnels entre ville et campagne, et défavorise les circuits économiques intérieurs. Elle privilégie la production de produits de base pour l'exportation (coton, sucre, opium, céréales, métaux, etc.). Les restrictions imposées par les pactes mercantiles coloniaux entraînent un recul, plus ou moins marqué selon les régions, des activités proto-industrielles en Inde, en Chine et ailleurs ; en Inde, premier producteur mondial de textiles avant 1750, cela s'est traduit par une désindustrialisation forte.

Ainsi, dans l'ensemble, l'urbanisation est demeurée relativement faible. Mais la nouvelle structure des échanges internationaux conduit à une inflation démographique des villes côtières, devenues des entrepôts de produits primaires et de biens destinés au marché mondial. La "décontinentalisation" économique de l'Afrique subsaharienne au profit des côtes, la croissance de la population de Bombay, Calcutta ou Madras et la décroissance des villes de l'intérieur de l'Inde au milieu du xixe siècle en témoignent, tout comme la reconfiguration des villes côtières d'Afrique du Nord sous la colonisation française.

L'urbanisation rapide de ces régions mondiales au xxe siècle, surtout au cours de la phase accélérée à partir de 1950, s'est généralement accomplie sans véritable développement, à l'exception des grands ensembles urbains des nouveaux pays développés d'Asie orientale (Séoul, Taïpeh, Singapour, Hongkong, et aujourd'hui Shanghaï et Pékin). Ailleurs, l'urba-nisation désordonnée des anciens pays colonisés résulte de déséquilibres économiques et sociaux internes, souvent hérités des structures de la période coloniale, et accentués par les forces du marché mondial.

Le déversement de populations des zones rurales vers les centres urbains, stimulé par la pauvreté rurale, a conduit, en Afrique subsaharienne, en Amérique latine, en Asie du Sud et du Sud-Est, à la constitution d'immenses conurbations. En croissance démographique et spatiale constante, celles-ci connaissent un chômage de masse, des bidonvilles, des infrastructures défaillantes et de redoutables problèmes écologiques (Lagos, Dakar, Mexico, Caracas, Calcutta, Dacca, Djakarta, Manille...). Dans ces zones urbaines se côtoient des poches de très grande richesse et une très grande pauvreté, produisant à l'échelle mondiale une "planète bidonvilles (8) ".

Certes, comme le montre le sociologue Manuel Castells, les grands centres urbains des pays riches sont aussi des villes "duales", incorporant le "Sud" dans le "Nord" : fortement segmentées socialement, elles concentrent une masse importante de travailleurs ancillaires et d'exclus - souvent issus des anciens pays colonisés (9). Les inégalités sociales dans les villes dites globales qui concentrent la richesse, la culture, les savoirs et les savoir-faire (New York, Los Angeles, Londres, Tokyo, etc.) sont cependant incommensurables avec celles des zones urbaines "globalisées" dans le tiers-monde.

L'urbanisation concentre et exprime les tensions et les contradictions de l'industrialisation et de la mondialisation. C'est ce qu'avait déjà noté Henri Lefebvre quand il écrivait : "Sens et fin de l'industrialisation, la société urbaine se forme en se cherchant (10). " Phénomène irréversible, l'urbanisation interroge notre capacité à produire des biens publics, notamment l'éducation, la culture, la santé et un environnement sain pour l'ensemble des populations, condition première d'un développement durable assurant le bien-être collectif, donc l'expansion des libertés individuelles.

La constitution des grands centres dans les pays industrialisés, à la fin du xixe et au début du xxe siècle, a donné lieu à des réflexions foisonnantes. Pour résoudre le problème social que posaient les bidonvilles de l'époque victorienne, des urbanistes réformateurs ont proposé une décentralisation urbaine par la construction de nouvelles constellations plus petites et plus "vivables", permettant une gestion des masses plus aisée - les autorités nationales et régionales chinoises et indiennes vont dans ce sens aujourd'hui. Plus tard, Mumford, parmi d'autres, a imaginé une décongestion urbaine par un schéma de planification régionale et sub-régionale fondé sur l'utilisation de ressources locales et de chaînes d'approvisionnement courtes, dont l'objectif était d'aboutir à un équilibre écologique (ce qu'on appelle désormais le développement durable urbain). Ces efforts intellectuels n'ont pas abouti.

Dans les années 1970 et 1980, l'idée a fleuri d'un développement urbain "communautaire", c'est-à-dire la prise en main par les citoyens de leurs espaces de vie (community design) (11). Aujourd'hui, la question de l'appropriation citoyenne et des conditions de production des espaces urbains reste entière et représente un défi majeur du siècle.


CENT ANS D'URBANISME
Olivier Pironet

Collectif, L'Aventure des mots de la ville à travers le temps, les langues, les sociétés, Robert Laffont, Paris, 2010. Cettte somme de près de 1 500 pages, réunissant plus de 260 articles rédigés par 160 auteurs, tente de saisir les spécificités de la ville à travers les mots servant à la décrire dans huit langues - l'allemand, l'anglais, l'arabe, l'espagnol, le français, l'italien, le portugais et le russe -, de cité et città à suburb et banlieue, en passant par Stadt et medina.

"Théories/Pratiques", Urbanisme, n° 372, Paris, mai-juin 2010. Un dossier qui marque les cent ans de l'apparition du mot "urbanisme" dans le vocabulaire français. La revue souligne "les incertitudes de sa définition passée et présente" ainsi que la "pluralité des théories et des pratiques qu'il évoque".

Henri Lefebvre, Le Droit à la ville, Economica-Anthropos, Paris, 2009. Troisième édition d'un classique publié pour la première fois en 1968, dans lequel le philosophe montre que seule "une minorité de libres citoyens sont possesseurs des lieux sociaux et en jouissent", et appelle la classe ouvrière à conquérir son "droit à la ville".

Anne-Marie Frérot (sous la dir. de), Les Grandes Villes d'Afrique, Ellipses, Paris, 2000. La brutalité de l'explosion urbaine sur un continent qui compte vingt-cinq villes plus que millionnaires en habitants, et une dizaine de pays où le taux d'urbanisation approche ou dépasse la moitié de la population.


Philip S. Golub, Professeur associé à l'Institut d'études européennes de l'université Paris-VIII et journaliste.
(1) Organisation des Nations unies, "World urbanization prospects. The 2007 revision population database", Department of Economic and Social Affairs, New York, 2008.
(2) Lewis Mumford, The City in History : Its Origins, Its Transformations, and Its Prospects (1961), Harcourt Brace International, New York, 1986.
(3) Ibid.
(4) Paul Bairoch, De Jéricho à Mexico. Villes et économie dans l'histoire, Gallimard, Paris, 1985.
(5) Tertius Chandler, Four Thousand Years of Urban Growth, Edwin Mellen, Lewiston, 1987.
(6) Edward W. Soja, Postmetropolis : Critical Studies of Cities and Regions, Blackwell, Oxford, 2000.
(7) Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste (1847), Flammarion, Paris, 1999.
(8) Mike Davis, Planète bidonvilles, Ab Irato, Paris, 2005.
(9) Manuel Castells, The Informational City : Information Technology, Economic Restructuring and the Urban-Regional Process, Blackwell, 1989 ; et (avec John Hull Mollenkopf) Dual City : Restructuring New York, Russell Sage Foundation, New York, 1991.
(10) Cité par Rémi Hess, Henri Lefebvre et l'aventure du siècle, Métailié, Paris, 1988.
(11) Peter Hall, Cities of Tomorrow, Blackwell, 1996.

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