Manière de voir, no. 114 - L'urbanisation du monde, mercredi, 1 décembre 2010, p. 72
LE RETOUR DE LA BIOSPHÈRE
Burj Khalifa, à Dubaï : 828 mètres. Taipei 101, à Taïwan : 508 mètres... Les villes du monde rivalisent de projets de gratte-ciel grandioses. Pourtant, la tour, forme architecturale indifférente aussi bien aux éléments naturels qu'aux rapports humains, appartient davantage au xxe siècle qu'au xxie.
Objet architectural né à la fin du xixe siècle, le gratte-ciel résulte de la combinaison d'une technique constructive (ossature métallique), de la mise au point de l'ascenseur et du téléphone, et surtout de l'invraisemblable richesse de certaines firmes qui s'offrent un bâtiment emblématique, suscitant toutes les jalousies. Le premier immeuble de grande hauteur (40 mètres) est édifié à New York en 1868, le deuxième à Minneapolis et le troisième à Chicago en 1885, par William Le Baron Jenney. La tour devient l'expression du capitalisme par excellence.
C'est dire si elle est datée : elle est toujours dépassée par une entreprise plus performante qui marquera sa suprématie en édifiant la tour la plus haute. Au "toujours plus" insatiable des capitaines d'industrie ou de la haute finance correspond le "toujours plus haut", symbole, à leurs yeux, de la puissance : leur tour, à la fois siège social, enseigne, marque. Il y a quelque chose d'infantile dans cette compétition ascensionnelle, excepté pour une poignée d'architectes convaincus que la tour exprime l'avenir... d'un siècle passé !
Le véritable défi, dorénavant, consiste à inventer une forme architecturale qui puisse répondre aux attentes contrastées de citadins à la recherche d'un confort réel, respectueux de l'environnement, et accompagner les mutations urbaines à l'oeuvre. Les sans-domicile-fixe (SDF) attendent des balises de survie (structures légères de services d'urgence), premier pas vers un logement décent. Les mal-logés souhaitent des habitations plus confortables et adaptées à la taille de leur famille ou à leur univers sensoriel. Le logement social, également, réclame de nouvelles normes et des insertions plus urbaines. Bref, les enjeux sont énormes et nécessitent des expérimentations audacieuses dans le mode de financement, le système d'attribution, l'architecture de ces habitats - et, pourquoi pas, l'implication des futurs locataires dans leur construction.
La tour n'est pas la réponse au logement du plus grand nombre : elle est coûteuse, les charges représentent un second loyer - ce qui explique qu'elle soit réservée à l'habitat de luxe -, elle ne possède aucun espace public, la vie est centrée sur l'ascenseur, la livraison à domicile, l'isolement de la ville "réelle". Elle est une impasse en hauteur, comme la caractérise Paul Virilio, dans Ville panique. Ailleurs commence ici (Galilée, Paris, 2004).
Quant aux bureaux, on connaît mal l'absentéisme provoqué par l'enfermement dans un univers dédié à l'air conditionné, mais les témoignages abondent sur les angines à répétition et autres pathologies respiratoires. Après l'attentat du 11 septembre 2001, les employés des entreprises du World Trade Center se sont retrouvés dans des bureaux de petits immeubles ; ils sont satisfaits de leurs nouveaux locaux, regrettant juste l'ambiance de Manhattan (1).
Pourtant, quelques architectes stars, stimulés par tout un lobby immobilier, affirment sans aucune preuve que la tour résout la question foncière (ce qui est vrai en partie), accroît la densité (ce qui n'est pas démontré), économise l'énergie (les données demeurent contradictoires), participe à l'esprit de la ville (ce n'est pas toujours évident), etc.
Lors du Marché international des professionnels de l'immobilier (Mipim), à Cannes, en 2007, les visiteurs pouvaient admirer les maquettes des futurs gratte-ciel de Moscou (tour de la Fédération, 448 mètres, livrée en 2010), de Varsovie (Zlota 44, 54 étages, 192 mètres), de New York (tour de la Liberté, 541 mètres, celle du New York Times, 228 mètres), de Dubaï (828 mètres), de la Défense (tour Granite de Nexity par Christian de Portzamparc, Generali par Valode et Pistre, tour phare d'Unibail par Thom Mayne, 300 mètres, livrée en 2012), de Londres (Renzo Piano et la London Tower Bridge, 300 mètres)... Une incroyable frénésie constructive, à l'image de l'arrogance des multinationales. Déjà, en 1936, lors de ses conférences à Rio de Janeiro, Le Corbusier réclamait une tour de 2 000 mètres pour Paris. Seuls des Japonais ont pour l'instant travaillé sur le projet d'une tour de 4 kilomètres de haut ou d'une pyramide de 2 004 mètres (dite "TRY 2004") pouvant accueillir sept cent mille résidents permanents.
Dès 1930, l'architecte Frank Lloyd Wright dénonçait le "tout tour" : "Les gratte-ciel n'ont pas de vie propre, pas de vie à donner, n'en recevant aucune de la nature de la construction. (...) Parfaitement barbares, ils se dressent sans égards particuliers pour les alentours, ni les uns pour les autres (...). L'enveloppe des gratte-ciel est sans morale, sans beauté, sans permanence. C'est une prouesse commerciale ou un simple expédient. Les gratte-ciel n'ont pas d'idéal unitaire plus élevé que le succès commercial (2)." Bien sûr, il n'anticipait pas sur la victoire du centre commercial (shopping mall) et du décor qui l'accompagne, du moins dans certaines mégapoles.
Cet ersatz de ville se satisfait d'une telle image, dans laquelle la tour tient le rôle principal. Guy Debord, dans la revue Potlatch (n° 5, 20 juillet 1954), s'en prend au "plus flic que la moyenne" (il vise Le Corbusier) qui ambitionne de "supprimer la rue" et de bloquer la population dans des tours, alors même qu'il s'agit pour lui de valoriser les "jeux et les connaissances que nous sommes en droit d'attendre d'une architecture vraiment bouleversante". Il développera, par la suite, la psychogéo-graphie, l'urbanisme unitaire et la dérive, critiquant sans relâche la froide géométrie des grands ensembles, ces tours et barres insensibles au vagabondage ludique.
Zhuo Jian, urbaniste chinois (3) qui dénombre sept mille immeubles de grande hauteur à Shanghaï (une vingtaine dépassant les 200 mètres), constate que le sol s'affaisse de plusieurs centimètres chaque année. Les experts expliquent qu'une tour est énergivore dans sa fabrication (les aciers et les verres de plus en plus sophistiqués exigent une importante dépense d'énergie pour être fabriqués) et dans son entretien (air conditionné, éclairage des parties centrales des plateaux, ascenseurs, etc.), même si l'on envisage d'autres procédés, comme ceux utilisés pour l'ingénieuse tour Hypergreen de Jacques Ferrier (4). Ils insistent sur la durée de vie limitée (sans travaux de rénovation), une vingtaine d'années, de ce "produit" onéreux et peu adaptable à divers usages. Croire qu'il est facile d'y loger une université, une bibliothèque, des logements de luxe, un hôtel cinq étoiles, aux horaires et aux "clients" si différents, relève de l'illusion.
Et à Paris ? Le Front de Seine, les Olympiades, le quartier Italie-Masséna, les Flandres et la tour Montparnasse (1973, 210 mètres) n'encou-ragent guère à édifier d'autres tours et condamnent l'urbanisme de dalle. En 1977, le Conseil de Paris fixe à 37 mètres la hauteur maximale des constructions. En 2003, une consultation auprès des Parisiens enregistre 63 % d'opposition à des immeubles de grande hauteur.
Pourtant, en juin 2006, des architectes localisent dix-sept sites pouvant accueillir des tours de 100 à 150 mètres et des immeubles d'habitation de 50 mètres (soit dix-sept étages). En janvier 2007, trois sont retenus (porte de la Chapelle, Bercy-Poniatowski et Masséna-Bruneseau) par la municipalité, à titre de test. Douze équipes dessinent des tours pouvant grimper jusqu'à 210 mètres, sur des terrains inhospitaliers, couturés d'infrastructures lourdes, bruyantes et polluantes. La plupart des projets soignent les espaces verts et les lieux publics, s'articulent à la banlieue voisine et réclament des transports en commun. Toutefois, ils conservent une monofonctionnalité verticale, ne tiennent pas assez compte de l'effet masque pour l'ensoleillement du quartier et de l'accélération des vents, du traitement des nuisances et du coût énergétique de ces constructions. Quant à l'esthétique, le débat ne fait que commencer !
Il est par conséquent absurde d'être bêtement pour ou contre : il existe des tours splendides, qui honorent le paysage de la ville qu'elles contribuent à embellir - qui resterait insensible à la beauté de certaines villes "debout", comme New York ou Chicago ? Il est cependant aberrant de poser une tour solitaire sans se préoccuper de l'urbanisme, c'est-à-dire des transports collectifs, de la relation au sol, à la rue, des rapports d'échelle avec le reste du bâti, du jeu des proportions entre les façades, le parvis, les plantations.
Si, au lieu d'édifier des tours au mode de vie contraignant, certains concepteurs concentraient leur intelligence à concevoir des écoquartiers, non pas seulement aux normes actuelles dites de haute qualité environnementale (HQE), souvent basiques, mais aussi à celles de "haute qualité existentielle", prenant soin des gens, des lieux et des "choses de la ville" (par exemple, des éclairages doux et rassurants), alors l'urbanité serait moins sélective et l'altérité moins discriminante.
La tour ne permet pas la rencontre. Du reste, ni la littérature ni le cinéma n'en font un lieu magique ; au contraire, elle alimente les scénarios-catastrophes ! Méfions-nous des modes, par nature passagères.
(1) Sophie Body-Gendrot, La société américaine après le 11-Septembre, Presses de Sciences Po, Paris, 2002.
(2) "La tyrannie du gratte-ciel", conférences de 1930, dans L'Avenir de l'architecture, Editions du Linteau, Paris, 2003.
(3) Cf. Urbanisme, n° 354, Paris, mai-juin 2007.
(4) Cf. Olivier Sidler, "Analyse de la consommation énergétique des tours", Enertech, janvier 2009, www.enertech.fr
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