vendredi 12 novembre 2010

LIVRE - Dans les entrailles du patronat

Marianne, no. 708 - Idées, samedi, 13 novembre 2010, p. 88

Jean-Claude Daumas et Danièle Fraboulet

Pour la première fois en France des historiens se penchent sur le rôle politique des dirigeants d'entreprise. Rencontre avec les auteurs du dictionnaire du patronat.

Un nouveau dictionnaire est toujours un événement éditorial. le Dictionnaire historique du patronat français ne déroge pas à la règle. D'abord parce que, malgré de nombreuses études historiques, politiques, sociologiques, jamais les chefs d'entreprise, leurs familles et leurs organisations n'avaient fait l'objet d'un ouvrage de synthèse. Ensuite, par la diversité des entrées. Ce dictionnaire propose 303 biographies aussi bien des géants de l'économie - Bouygues, Dassault, Prouvost - que des francs-tireurs, moins importants par le chiffre d'affaires que par leur rôle dans l'histoire, comme Fred Lip ou Gaston Gallimard, Jean Peyrelevade... La seconde partie non moins passionnante enquête sur le "Monde des patrons", en particulier l'action collective, l'idéologie, la religion, et la confrontation aux événements.

Marianne : Y a-t-il un fil conducteur à l'histoire des patrons français ? Et d'abord, existe-t-il bien un patronat ?

Jean-Claude Daumas : En fait, le patronat est divisé par de multiples clivages, et ce sont les organisations qui parlent en son nom qui construisent son unité en homogénéisant ses intérêts. Toutefois, le patronat, comme n'importe quel groupe social, n'existe vraiment comme groupe uni et conscient de ses intérêts qu'au moment de mobilisations collectives sur des enjeux politiques forts comme en 1936 ou après l'arrivée de la gauche au pouvoir en 1981. Lors du Front populaire, les patrons vont répondre à la mobilisation des ouvriers. Et c'est la première fois que les patrons assument collectivement le nom de patronat. Le nouveau président de la Confédération générale du patronat français lance alors le slogan : "Patrons, soyez des patrons !", l'objectif étant de rétablir l'autorité patronale bafouée par les grèves et les occupations. C'est aussi le moment où Eugène Schueller, le fondateur de L'Oréal et le financier de la Cagoule, crée l'Action patronale, un journal qu'il écrit seul et qui diffuse un discours qui s'adresse à tous les patrons, grands et petits, afin de leur donner le sentiment de leur identité : être patron, c'est être maître chez soi.

Danièle Fraboulet : L'UIMM [Union des industries métallurgiques et minières] a failli imploser : ses dirigeants - représentants des grosses entreprises - ont signé l'accord Matignon, ce qui engendre des charges jugées insupportables pour les petits patrons alors qu'ils forment désormais le gros des troupes de l'union patronale face aux maîtres de forges. L'UIMM et ses principaux syndicats régionaux, tout comme la Confédération générale de la production française, ont dû faire évoluer leurs statuts en donnant notamment plus de sièges dans les conseils de direction aux représentants des "petits". C'est à ce prix que l'éclatement a été évité et que la création de la Confédération générale des petites et moyennes entreprises a pu être différée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. La cohésion patronale est donc ponctuelle et fragile.

Mais autour de quoi le patronat se constitue-t-il comme force sociale ? Contre les revendications ouvrières, contre l'Etat ?

J.-C.D. : Sur la longue durée, c'est d'abord le refus de l'ingérence de l'Etat. Ce sont d'abord des défenseurs de la liberté d'entreprendre.

D.F. : Sauf quand l'Etat leur rend service...

J.-C.D. : En effet. Le second trait permanent, c'est l'hostilité aux revendications ouvrières et à la présence syndicale dans l'entreprise. Mai 68 et l'arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 radicalisent les positions du patronat, qui adhère largement au libéralisme dans les années 80. Le mouvement culmine avec la création du Medef, en 1998. Pour le patronat, l'objectif est d'obtenir le retrait de l'Etat et l'assouplissement des règles du jeu en matière sociale. Un programme résumé ensuite par Denis Kessler, en 2007, lorsqu'il explique qu'il faut revenir sur toutes les réformes contenues dans le programme du Conseil national de la Résistance. Laurence Parisot va dans le même sens lorsqu'elle proclame : "La liberté de pensée s'arrête là où commence le code du travail"...

Vous éditez 303 biographies. Peut-on en tirer une leçon sur la manière dont on devient patron ?

J.-C.D. : Il y a deux grandes filières. D'abord la famille. Le plus souvent, les familles dirigent elles-mêmes les entreprises qu'elles ont fondées et dont elles sont propriétaires, mais lorsqu'il n'y a pas d'héritiers en mesure d'assurer la direction, ou qu'il faut unifier toutes les branches de la famille, elles peuvent confier le pouvoir à un manager. Chez L'Oréal, depuis la mort, en 1957, du fondateur, Eugène Schueller, se succèdent des managers extérieurs à la famille, mais qui ont fait toute leur carrière dans le groupe. François Dalle, Charles Zviak, Lindsay Owen-Jones, enfin Jean-Paul Agon. Quant à la famille Peugeot, depuis 1964, elle recrute toujours "l'homme du moment". En 1983, alors que le groupe traverse une terrible crise, les Peugeot vont chercher un financier, Jacques Calvet, qui redresse l'entreprise. Une fois la situation rétablie, on fait appel à un industriel, Jean-Martin Folz pour développer le groupe.

Ne font-ils pas partie de la famille par une sorte d'adoption, à considérer le traitement de faveur que Liliane Bettencourt réservait à Lindsay Owen-Jones ?

J.-C.D. : Peut-être, mais on peut aussi y voir un geste de gratitude. Une anecdote : à l'enterrement d'Eugène Schueller, sa fille, Liliane Bettencourt, conduit le deuil. Elle a un geste étonnant : elle prend la main de François Dalle et ils marchent côte à côte. C'est une manière de confirmer le choix de son père. Il y aura toujours entre eux des liens de grande confiance. Mais je ne crois pas qu'on puisse réellement parler d'adoption symbolique.

D.F. : L'autre voie pour les non-héritiers, c'est l'atout Etat : de nombreux dirigeants sont passés par les grandes écoles et certains ont intégré les grands corps de l'Etat (Mines et Ponts pour les polytechniciens, Inspection des finances et Conseil d'Etat pour les énarques, etc.) qui donnent accès aux hautes fonctions dans l'administration ou dans des cabinets ministériels. Les va-et-vient permanents entre la fonction publique, le secteur public et le secteur privé se multiplient après la Seconde Guerre mondiale, avec les nationalisations de la Libération, puis de 1981.

J.-C.D. : Jean-Marie Messier illustre bien l'absence d'étanchéité entre les deux secteurs. Après Polytechnique et l'ENA, il passe par le cabinet de Balladur où il prépare les privatisations, avant d'entrer chez Lazard où il découvre le dossier de la Générale des eaux, dont il prend la tête en 1996 avant de la transformer en Vivendi. Les privatisations n'ont pas entraîné la disparition de ce type de patrons. Au contraire. Les privatisations se sont faites au profit de ceux que l'on peut appeler des "patrons d'Etat". Ils ont souvent privatisé eux-mêmes leur entreprise, y sont restés ou sont passés dans d'autres. Aujourd'hui, ce sont ces patrons d'Etat qui dominent le CAC 40.

Les grands patrons ont été l'objet d'un scandale dû à leurs rémunérations extraordinaires. Peut-on identifier le moment historique où débute cette dérive ?

J.-C.D. : C'est la réforme des marchés financiers, à partir des années 80, qui a fait entrer les entreprises dans une nouvelle ère de gestion. Un nouveau rapport se crée entre les actionnaires et les managers. Cela se traduit par un gonflement des rémunérations à partir du milieu des années 90. Cependant, on partait d'un niveau plus élevé qu'on ne le croit généralement. On cite toujours J.P. Morgan, qui estimait qu'un patron ne devait pas avoir un salaire plus de 20 fois supérieur à celui de ses ouvriers. Mais, en 1989, Jacques Calvet (PSA), qui est très bien payé, gagne déjà 141 fois le Smic. L'explosion, au-delà d'un multiple de 200, c'est la fin des années 90. En 2009, on en était à 249 fois le Smic en moyenne pour les dirigeants du CAC 40. Il y a des personnalités à contre-courant. Xavier Fontanet, patron d'Essilor, perçoit quelques centaines de milliers d'euros annuels. Lorsque le Medef a ressenti la nécessité de rédiger un code de bonne conduite sur les rémunérations, appelé "code Afep-Medef", il a fait appel à ce catholique social qui rêve d'une gouvernance vertueuse. Et Laurence Parisot a réussi à obtenir l'accord de l'ensemble des patrons sur le refus d'un encadrement par la loi. C'est le paradoxe : des patrons de PME qui se plaignent de la mauvaise publicité que les salaires mirobolants des patrons du CAC 40 font au patronat la soutiennent massivement. On retrouve là, comme ciment idéologique, le refus de l'ingérence de l'Etat dans la vie des entreprises.

La politique est aussi un grand sujet pour les patrons. Cherchent-ils à en faire eux-mêmes, ou à avoir de l'influence ?

D.F. : Les patrons se sont toujours intéressés à la politique. Ainsi, au XIXe siècle, ils avaient besoin de l'aide de l'Etat pour garantir l'ordre social ou pour les protéger de concurrents étrangers. Avec l'avènement de la IIIe République, l'Etat s'intéressant de plus en plus aux domaines économiques et sociaux intervient dans les relations entre le capital et le travail. Les organisations ouvrières et patronales qui viennent de se constituer doivent donc faire entendre leur voix auprès des pouvoirs politiques. Mais peu de patrons sont députés (10 % en 1919) ou sénateurs, car il est difficile de mener de front ces deux activités. Minoritaires, ils sont cependant surreprésentés par rapport à d'autres catégories sociales, par exemple les ouvriers. Parmi les plus connus, François de Wendel, député, puis sénateur, ce qui lui est d'ailleurs reproché par sa famille, car il délaisse son entreprise. Les patrons disposent d'autres moyens pour se faire entendre. Les organisations patronales se dotent dès leur création de services juridiques chargés de la veille législative et se présentent comme experts sur de nombreux sujets. Les relations avec le monde politique et la haute administration sont facilitées par le fait qu'ils appartiennent aux mêmes milieux sociaux, qu'ils ont suivi les mêmes formations, qu'ils se côtoient fréquemment. Une autre voie existe : le financement des partis politiques, pratique commune à toutes les Républiques. La plupart du temps, cela passe par des organismes spécialisés, par exemple entre les deux guerres, l'Union des intérêts économiques, présidée par Ernest Billiet, agent d'assurance puis permanent patronal, dont l'objectif était de collecter des fonds et de les distribuer à certains partis politiques. Interrogé en décembre 1924 par une commission parlementaire, il répond : "Fort de mon droit, j'ai réuni de l'argent français pour aider des candidats qui sont restés mes amis, bien qu'ils appartiennent à des partis politiques différents." On retrouve des pratiques similaires après la Seconde Guerre mondiale, par exemple avec l'Institut d'histoire sociale de Georges Albertini ou le Centre d'études administratives et économiques de Maurice Brulfer et André Boutemy.

Plus récemment, on a accusé Roselyne Bachelot d'avoir fait passer un "amendement UIMM" à l'Assemblée, contre le CNPF, en échange d'un probable financement...

D.F. : L'UIMM a toujours financé différents partis, hors PCF. On ne sait quel candidat sortira des urnes. C'est aussi un pari, car comment savoir si le retour sur investissement sera rentable, puisque le parti ou la personnalité financés peut aussi recevoir de l'argent venu d'ailleurs... Sous la Ve République, le Parlement pesant beaucoup moins, il est désormais fort utile d'avoir des entrées dans les cabinets ministériels. Là encore, le passage par les grands corps et surtout par l'ENA favorise cette proximité.

J.-C.D. : Il y a aussi les relations personnelles. Sous le gaullisme, les communistes dénonçaient les liaisons familiales du personnel politique avec les milieux d'affaires, notamment des Debré, Missoffe ou Guéna avec les Wendel. Pensez aussi qu'Ambroise Roux, personnification du grand capital, faisait partie des visiteurs du soir de François Mitterrand, allant jusqu'à prétendre que, depuis qu'il le recevait, le président comprenait mieux l'économie ! Surtout, l'Afep, qu'il présidait, inondait l'Elysée de notes sur des projets de lois importants, comme la baisse de la fiscalité sur les sociétés et la réforme des marchés financiers. Quant à Nicolas Sarkozy, il a tissé avec les plus grands patrons des relations de complicité et d'amitié, dont la liste des invités au fameux dîner du Fouquet's donne la mesure, comme, me semble-t-il, il n'y a pas d'exemples dans l'histoire de la République.

Propos recueillis par Hervé Nathan

Dictionnaire historique des patrons français, sous la direction de Jean-Claude Daumas, Alain Chatriot, Danièle Fraboulet, Patrick Fridenson et Hervé Joly, Flammarion, 1 614 p., 65 €.

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