vendredi 12 novembre 2010

L'Elysée nid d'espions : Journalistes cambriolés, médias, magistrats et avocats fliqués...


Marianne, no. 708 - Événement, samedi, 13 novembre 2010, p. 16

Laurent Neumann et Frédéric Ploquin

Il se passe de drôles de choses dans la "République irréprochable" qu'appelait de ses voeux le candidat Nicolas Sarkozy. L'affaire Bettencourt et ses suites rocambolesques montrent que le temps des barbouzes n'est pas révolu...

"Officines." Depuis des années, le mot hante les discours de Nicolas Sarkozy. En 2005, déjà, le ministre de l'Intérieur Sarkozy disait tout le mal qu'il pensait de ces "officines" qui l'auraient pris pour cible dans l'affaire Clearstream. De qui, de quoi parlait-il ? Mystère. Le 7 septembre 2009, à la veille du procès de Dominique de Villepin dans cette même affaire, il revenait à la charge : "Les officines, les combines, il y en a beaucoup trop... Maintenant, que les prévenus s'expliquent." Pas plus d'éclaircissements. De nouveau, le 12 juillet, alors que se multiplient dans la presse les révélations sur l'affaire Woerth-Bettencourt, il récidive : "Je ne suis pas naïf, je vois bien que derrière tout ça il y a des officines, il y a des gens." Lesquels ? Motus.

Pourtant, interrogé à Bruxelles le 29 octobre sur une série troublante de trois cambriolages dans les locaux du site Médiapart et de l'hebdomadaire le Point et au domicile personnel d'un journaliste du Monde, le chef de l'Etat qui voit des officines partout se contente cette fois de répondre : "Je ne vois pas en quoi cela me concerne." Un commentaire éludant de manière pour le moins maladroite le soupçon qui pèse sur l'Elysée d'avoir mis sur pied une sorte de cabinet noir, destiné à surveiller de près des journalistes indociles et fouineurs. Une équipe disposant de toute la force de frappe des services de renseignement et n'hésitant pas à oeuvrer aux marges de la loi, comme les barbouzes du bon vieux temps. Réalité ou fantasme ? Tenons-nous en aux faits.

Dès juillet dernier, des sources sérieuses ont assuré à Marianne que le téléphone mobile du coauteur de ces lignes était surveillé, notamment depuis que nous avons publié les fameux "carnets Bettencourt" et les extravagantes sommes d'argent liquide qui circulaient en 2007 au domicile de l'héritière L'Oréal. Vrai ou faux ? Impossible de le savoir. Qu'importe, à Marianne, nous ne sommes pas paranoïaques.

Sauf que d'autres journalistes couvrant eux aussi l'affaire Woerth-Bettencourt nous ont affirmé avoir été pareillement alertés. Des avocats, persuadés que les lignes téléphoniques de la juge Isabelle Prévost-Desprez, chargée de l'affaire Bettencourt à Nanterre, étaient aussi sous surveillance, nous ont assuré prendre toutes leurs précautions, y compris lorsqu'ils échangent avec elle dans son bureau qu'ils soupçonnent d'être sonorisé. Le défenseur de Françoise Bettencourt-Meyers, Me Olivier Metzner, se dit lui-même "convaincu" d'être sur écoute. "Même les paranoïaques ont des ennemis", disait Woody Allen. Les faits, rien que les faits.

Les faits, c'est que, depuis huit ans, Nicolas Sarkozy tient seul les manettes du ministère de l'Intérieur. Les faits, c'est que, à tous les postes clés de la police, le chef de l'Etat a nommé des fidèles et des amis sûrs. Le fruit de deux séjours Place Beauvau, où il a recruté son plus proche collaborateur, Claude Guéant, ancien patron de la police, devenu secrétaire général de l'Elysée. Les faits, c'est que l'affaire Bettencourt le concerne directement puisqu'une instruction est désormais ouverte pour financement illégal d'activités politiques, notamment à propos de sa campagne présidentielle de 2007. Voilà pour la toile de fond qui sert de décor à ce polar politico-barbouzard, loin, bien loin, de "la République irréprochable" que le candidat Sarkozy promettait d'instaurer.

Affaires troublantes

Les faits, c'est ensuite une série d'affaires troublantes dans lesquelles entre en scène la fameuse DCRI (Direction centrale du renseignement intérieur), née de la fusion entre les RG d'antan et l'ex-DST. Un service aujourd'hui dirigé par Bernard Squarcini, surnommé "le squale", un de ces grands flics qui doivent tant à Nicolas Sarkozy et qui le lui rendent bien (lire p. 20). La première de ces affaires éclate au mois d'avril dernier, lorsque le Journal du dimanche évoque sur son site Internet des rumeurs sur la vie intime du couple présidentiel. La réputation du chef de l'Etat est en jeu. Frédéric Péchenard, directeur général de la police nationale (et ami d'enfance du chef de l'Etat), décide alors - à la demande de l'Elysée - de mettre la DCRI sur le coup. Quelques vérifications techniques plus loin, le contre-espionnage français découvre que les deux bidouilleurs du JDD ont mis leurs informations en ligne depuis un McDo des Champs-Elysées. Mais c'est un "tuyau" qui aiguille les recherches vers l'ancienne garde des Sceaux, Rachida Dati. Elle utilise un téléphone portable de l'UMP dont les appels sont épluchés. Son conseiller en communication passe aux aveux dans le bureau du ministre de l'Intérieur, Brice Hortefeux. Bilan provisoire : les plus hautes autorités de l'Etat ont bel et bien "privatisé" le contre-espionnage français pour enquêter sur une affaire privée au nom, bien sûr, de la sûreté de l'Etat et des intérêts supérieurs de la nation. Quant à Rachida Dati, elle donne corps à la rumeur de l'existence d'un "cabinet noir" qui court déjà les rédactions : "Cela ne m'étonnerait pas !" Entre-temps, dit-on à la DCRI pour justifier ces investigations, l'ancienne ministre de la Justice serait, sans le savoir, entrée en contact téléphonique avec au moins une personne ciblée dans le cadre d'une enquête menée par un service antiterroriste...

La seconde affaire est moins connue. Elle met en scène le Quai d'Orsay et le plus célèbre journaliste du Canard enchaîné, Claude Angeli. L'irritation ne surgit pas cette fois du côté de l'Elysée, mais de Washington, où l'on s'inquiète de retrouver dans le Canard le contenu de bulletins diplomatiques confidentiels concernant des opérations alliées en Afghanistan. Jean-David Levitte, le conseiller diplomatique de Nicolas Sarkozy, est fermement invité par les Américains à sévir. Bernard Kouchner, le ministre des Affaires étrangères, parle alors de "compromission" et porte l'affaire devant la justice. C'était il y a plus d'un an... Saisie par le parquet, la DCRI mène l'enquête, non sans en avoir avisé Claude Angeli, qui assure à son interlocuteur du service de renseignement que, pour autant, il ne "lâchera pas Kouchner".

L'enquête démarre façon bulldozer, histoire de couper l'envie à tous les diplomates de communiquer des informations brûlantes à la presse. Plus de 60 fonctionnaires et agents du Quai d'Orsay sont entendus. Plusieurs taupes présumées sont démasquées et aussitôt déplacées sur ordre du ministre. Pour la DCRI, pas de doute, c'est ce qui a probablement motivé Claude Angeli à l'heure de rédiger l'article du Canard dans lequel, voici dix jours, il accusait l'Elysée de superviser la surveillance de certains journalistes. Selon l'hebdomadaire satirique, un groupe spécial au sein même de la DCRI s'occuperait de cette mission très particulière. Une sorte de cabinet noir chargé d'espionner les journalistes enquêtant sur des affaires sensibles. Dès le 2 novembre au soir, veille de la parution de l'article, Bernard Squarcini, le patron de la DCRI, se fendra d'un coup de fil offusqué à Angeli avant de porter plainte.

Contexte délétère

Les faits encore. Chacun sait que, depuis début 2008, l'affaire Woerth-Bettencourt est suivie heure par heure au Château, où l'on craint plus que tout les révélations politiques qui pourraient surgir en marge de cette bataille familiale aux enjeux financiers inouïs. C'est un article du Monde qui met le feu à la boutique. L'auteur, Gérard Davet, publie des extraits inédits d'une audition de Patrice de Maistre, le gestionnaire de fortune de Liliane Bettencourt. Un procès-verbal très embarrassant pour Eric Woerth, ex-ministre du Budget et ancien trésorier de l'UMP, dont aucun avocat n'a encore obtenu copie. Frédéric Péchenard, le grand patron de la police, - à nouveau sur ordre de l'Elysée ? - s'en ouvre alors à Bernard Squarcini, le chef de la DCRI. Lequel comprend très vite que le champ des hypothèses est restreint. Si l'on exclut le procureur de Nanterre, Philippe Courroye, connu pour ne rien lâcher qui puisse nuire à Nicolas Sarkozy, et son supérieur hiérarchique, le procureur général de Versailles Philippe Ingall-Montagnier, la source du journaliste ne peut se situer qu'au sein de la brigade financière ou au cabinet de Michèle Alliot-Marie, ministre de la Justice. C'est encore un "tuyau" qui aurait offert la solution à Bernard Squarcini. En l'occurrence un journaliste qui aurait pointé du doigt l'un des proches collaborateurs de Michèle Alliot-Marie, le magistrat David Sénat, vieux routier des cabinets ministériels que Péchenard et Squarcini ont bien connu lorsqu'il était Place Beauvau. Un haut fonctionnaire soupçonné de renseigner la presse, voilà qui relève bien de la DCRI, dit-on dans l'entourage de Squarcini, arguant notamment que le magistrat est précisément chargé de mener la révision de la notion de "secret-défense". L'analyse des "fadettes", le relevé des numéros d'appels téléphoniques et de SMS reçus et émis, met au jour un certain nombre de communications entre le journaliste du Monde et le magistrat, lequel se voit discrètement informé, fin juillet, des ennuis qui vont s'abattre sur lui. Un arrangement à l'amiable pourrait être trouvé, mais le magistrat ne l'entend pas ainsi. Il veut démontrer que les enquêteurs ont agi en dehors des clous en pratiquant une lecture extensive du fameux article 20 de la loi du 10 juillet 1991. Ce que confirme la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (la CNCIS). Le Monde porte plainte pour violation des sources, mais David Sénat, lui, se retrouve sur la touche.

La chasse aux sources des journalistes se poursuit du côté du tribunal de Nanterre. Le procureur Philippe Courroye s'agace à son tour de voir la presse publier des informations brûlantes sur l'affaire Bettencourt. Ça tombe bien, Me Georges Kiejman, l'avocat de Liliane Bettencourt, a déposé une plainte le 1er septembre dernier pour violation du secret de l'instruction après la parution d'un article du Monde sur une perquisition effectuée au domicile de la milliardaire. Le procureur, qui veut avant tout se débarrasser de la juge de Nanterre, Isabelle Prévost-Desprez, saisit l'Inspection générale des services (l'IGS), autrement dit la police des polices - selon nos informations, la brigade financière aurait refusé cette mission -, pour éplucher les relevés téléphoniques de deux journalistes du Monde, Gérard Davet et Jacques Follorou. Bingo ! Les "fadettes" de Jacques Follorou font apparaître un certain nombre de SMS échangés avec la juge. Rien d'étonnant dans la mesure où le journaliste et la magistrate se connaissent depuis des années, ils ont même coécrit un livre. Qu'à cela ne tienne, le procureur Courroye saisit le procureur général de Versailles pour tenter d'obtenir ce qu'il cherche : le dessaisissement de la magistrate, la seule juge indépendante dans cette affaire. Qu'importe la présomption d'innocence ! Qu'importe que la CNCIS ait signalé que le fameux article 20 n'autorisait les contrôles de "fadettes" que lorsque "la défense des intérêts nationaux" était en jeu ! Qu'importe, surtout, si dans un document classé "confidentiel-défense" et rapporté mercredi dernier par France Info, Jean-Paul Faugère, le directeur de cabinet de François Fillon, rappelait courant octobre au ministère de l'Intérieur que "la loi interdit aux services de renseignement de se procurer directement les factures détaillées auprès des opérateurs de téléphone". La note de Matignon précisait d'ailleurs que "l'article 20 de la loi de 1991 sur les interceptions de sécurité ne peut être invoqué pour recueillir des données personnelles". La DCRI, comme le procureur Courroye, a visiblement passé outre, en toute impunité. En toute illégalité ? La chambre d'instruction, qui pourrait bientôt être saisie, devra le dire.

C'est dans ce contexte délétère qu'intervient l'épisode des trois cambriolages de journalistes. Le 21 octobre, peu après 19 heures, un homme d'une quarantaine d'années se glisse dans l'immeuble parisien du journal le Point en passant par une galerie commerciale. Il se rend directement au 3e étage sans passer par l'accueil, tente vainement de forcer la porte, reprend l'ascenseur en direction du 4e où la porte cède assez facilement. Par l'escalier intérieur, il gagne le 3e et se dirige vers le bureau occupé depuis moins d'une semaine par le journaliste chargé de l'affaire Bettencourt, Hervé Gattegno, dont il subtilise l'ordinateur portable (mais pas le Dictaphone qui se trouve sur la table). Dans un bureau voisin, il vole un second ordinateur avant de repartir, sacoche à l'épaule. Sauf que le monte-en-l'air laisse derrière lui des images enregistrées par les caméras de surveillance. On y distingue nettement un homme aux cheveux bruns et courts, vêtu d'un manteau, d'un pantalon clair, de chaussures de ville et d'une écharpe à rayures. Il n'a visiblement pas choisi sa cible au hasard, mais le journaliste visé n'est pas certain pour autant que ce vol soit lié à l'affaire Bettencourt.

Vols et cambriolages

Dans la foulée, Gérard Davet, journaliste au Monde, découvre qu'il a été cambriolé à son domicile, situé au rez-de-chaussée d'un immeuble du XIe arrondissement de Paris. On lui a dérobé un ordinateur portable et un GPS. A ce jour, Gérard Davet aurait été entendu à trois reprises par la police judiciaire qui, par ailleurs, chercherait à savoir si l'intranet du journal le Monde a été victime d'une intrusion extérieure...

Quelques heures plus tard, le site Mediapart révélait à son tour un vol qui, lui, s'est déroulé entre le 7 et le 8 octobre. Les ordinateurs portables de la direction de la communication ont disparu, ainsi qu'un disque dur comportant des données financières sur l'entreprise. Ce n'est que quelques jours plus tard que les deux journalistes du site, chargés du dossier Bettencourt, s'aperçoivent que les CD-Rom contenant les fameux enregistrements pirates effectués par le majordome au domicile de Liliane Bettencourt leur ont également été dérobés. Des CD-Rom qui se trouvaient dans un tiroir et dont on voit mal l'usage qui pourrait en être fait dans la mesure où la justice, la police et les avocats en possèdent déjà une copie. Mais les mêmes journalistes de Mediapart ajoutent bientôt un nouvel élément au dossier : ils disent avoir été "géolocalisés" par les services de renseignement lors de leurs enquêtes sur l'attentat de Karachi. Autrement dit, on aurait suivi leurs déplacements pour connaître l'identité de leurs contacts. On a beau ne pas être paranoïaque, ça commence à faire beaucoup...

Faut-il pour autant voir, derrière ces méfaits, la main de l'Elysée ? Du côté des services du contre-espionnage, on proteste en expliquant que ces vols d'ordinateurs ne sont d'aucune utilité. D'abord parce que l'on peut en connaître le contenu de l'extérieur. Surtout parce que "tout acte de ce genre finirait tôt ou tard par être porté à la connaissance du public", assure un membre de la DCRI. Place Beauvau, on explique que les RG ont été dissous, que les archives de la fameuse "section presse" ont été broyées, et que "plus personne ne suit les journalistes depuis 2008". Et Frédéric Péchenard d'ajouter : "Je suis là pour protéger le président de la République, mais je ne ferais jamais rien d'illégal."

Resterait alors, dit-on du côté de la police, l'hypothèse des "officines privées". De celles que le chef de l'Etat voit partout et que l'Assemblée nationale doit prochainement réglementer le 22 novembre ? Un cabinet spécialisé dans l'intelligence économique ? Une agence de détectives privés qui travaillerait pour tel ou tel protagoniste du dossier Bettencourt ?

Seule certitude : ce ne sont pas des "officines privées" qui ont demandé à éplucher les relevés téléphoniques de journalistes ou de magistrats, mais la DCRI, dirigée par un ami du chef de l'Etat, et un procureur de la République, proche lui aussi du président de la République.


ILS ONT OSÉ LE DIRE

Brice Hortefeux, ministre de l'Intérieur : "Il n'y a pas de police politique dans notre pays. C'est une plaisanterie. La DCRI, c'est pas la Stasi ou le KGB."

Rachida Dati, ex-garde des Sceaux : "Que ce soit le président de la République qui supervise, cela me paraît impossible, sinon ce serait très, très grave, donc je ne peux pas l'imaginer [...]. Pour autant, il ne faut pas prendre cela à la légère."

Bernard Squarcini, patron de la DCRI (Direction centrale du renseignement intérieur) :"Il n'existe pas de cabinet noir à la DCRI. Aucun groupe n'est chargé de s'intéresser aux journalistes."

Frédéric Péchenard, directeur général de la police nationale : "Je suis le directeur de la police républicaine, pas le chef des barbouzes."

Me Olivier Metzner, avocat de Françoise Bettencourt-Meyers : "Est-ce que envoyer des barbouzes pour voler des ordinateurs de journalistes [...] qui travaillent sur l'affaire Bettencourt, est-ce que c'est acceptable dans notre démocratie ? Est-ce que le fait de surveiller les téléphones de la juge Isabelle Prévost-Desprez, ce n'est pas une pression extrême, invraisemblable ?"

Patrick Bloche (PS) : "Entre surveillance malsaine et interventionnisme à tout-va, l'air devient irrespirable dans notre démocratie."


A quoi joue le patron du renseignement ?
FRÉDÉRIC PLOQUIN

Bernard Squarcini, le chef de la DCRI, est un "Sarko boy" qui a rendu, autrefois, des services personnels au futur chef de l'Etat. Cette amitié politique l'a-t-elle amené à prendre des risques ?

Bernard Squarcini est-il à Nicolas Sarkozy ce qu'Yves Bertrand, alors grand patron des Renseignements généraux (RG), fut à Jacques Chirac ? Une sorte de chef d'orchestre des basses oeuvres et de maître de la rumeur ? "Oui, en pire", affirment ses détracteurs. "On a justement créé ce nouveau service pour mettre un terme aux coups tordus", réplique le chef de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), née de la fusion des RG et de la DST, sous la houlette de Nicolas Sarkozy et de Claude Guéant, le secrétaire général de l'Elysée.

Protestation officielle que le contre-espion en chef assortit aussitôt d'un aveu : les récentes opérations "spéciales" imputées à son service, au terme desquelles ont été démasquées les sources présumées de plusieurs journaux, c'est bien lui... Mais il assume : "C'est mon métier. La déstabilisation d'un Etat se fait aujourd'hui à coups de fuites organisées, de lobbying ou de rumeurs sur la vie privée des hommes politiques. Balancer des informations sensibles lorsqu'on est membre d'un cabinet ministériel relève du sabotage." La détection de l'informateur présumé du Canard enchaîné au Quai d'Orsay comme d'une taupe présumée des journalistes au sein de l'appareil judiciaire, cela ferait donc partie de son métier. "J'ai sifflé la fin de la récréation, résume Bernard Squarcini d'une phrase lapidaire, mais je ne suis pas là pour m'occuper de toutes les sources des journalistes. Juste de celles qui menacent de déstabiliser les institutions." Et d'expliquer qu'il a assez à faire avec le terrorisme international pour ne pas perdre du temps à gérer une cellule spéciale chargée d'espionner les journalistes. Surtout ces dernières semaines, alors qu'une source saoudienne annonçait que deux avions allaient exploser au-dessus de Chicago, qu'un avion chargé d'explosifs devait quitter le Yémen pour la France, et que plus de 25 agents dormants, formés en Afghanistan, allaient passer à l'action en Europe... Une accumulation telle que Frédéric Péchenard, directeur général de la police, l'a poussé à sortir de son silence pour alerter l'opinion...

"Le Squale", comme on le surnomme, a fait toute sa carrière aux RG, avant d'en devenir le numéro deux. Yves Bertrand, le patron, gérait le renseignement politique ; lui s'occupait du terrorisme et de l'opérationnel, en technicien reconnu. Il rencontre Nicolas Sarkozy lorsque ce dernier devient ministre de l'Intérieur et se préoccupe du sort de l'île de Beauté. Un dossier que Squarcini connaît par coeur, et pas seulement parce que sa famille est originaire d'un village de Corse-du-Sud qui vit grandir un nombre impressionnant de croupiers : voilà plusieurs années qu'il "traite" les turbulents nationalistes insulaires pour le compte de la Place Beauvau. La traque de l'assassin présumé du préfet Erignac, Yvan Colonna, lui fournit l'occasion de briller, surtout que l'info qui permettra son arrestation a été recueillie par les RG... qui en ont profité pour sonoriser la moitié du maquis.

Son étiquette de "Sarko boy" se renforce un peu plus lorsque le ministre de l'Intérieur entend le promouvoir à la tête des RG en lieu et place d'Yves Bertrand, poussé dehors pour cause d'implication présumée dans la calomnie Clearstream. Mais Jacques Chirac et Dominique de Villepin opposèrent un ferme veto à cette nomination. Squarcini perd les RG, mais en compensation gagne alors son galon de préfet et se retrouve à Marseille, où il rend au futur président de la République de discrets services personnels. Le flic n'a pas sa carte de l'UMP, il n'est pas né à Neuilly-sur-Seine, mais le lien qu'il tisse est de l'ordre de l'intime. C'est lui, par exemple, qui déniche cette adresse en Provence où le ministre se rend en toute discrétion avec son épouse d'alors, Cécilia. Lui qui le met à l'abri alors que l'échéance présidentielle approche et que ses frères ennemis de la droite font feu de tout bois contre lui, y compris en enquêtant sur sa vie privée. Lui qui organise, hors de la vue des journalistes, un discret repas amical dans une calanque isolée. Autant d'attentions qui finissent par créer chez le futur candidat le sentiment qu'avec un Squarcini à proximité il se sentira toujours en sécurité...

Lorsque le préfet revient à Paris, c'est pour orchestrer la naissance de la DCRI, unissant une partie des RG à la DST - fusion pas toujours aidée par Michèle Alliot-Marie, alors ministre de l'Intérieur -, et en prendre la direction. Un service entièrement dévoué à Sarkozy ? "Celui que l'on doit servir, c'est celui qui occupe le grand fauteuil, en bas", dit Squarcini, allusion au bureau du ministre de l'Intérieur, Place Beauvau. Mais c'est le président en personne qui l'aurait sommé de découvrir qui propageait de mauvaises rumeurs sur son couple ? Le président, qui se serait fendu d'un appel en direct pour démasquer la taupe dans l'affaire Bettencourt ? "Je reçois mes ordres du directeur général, du ministre et de son directeur de cabinet", maintient Squarcini.

De forts soupçons

Le soupçon qui pèse aujourd'hui sur lui vient du fait qu'il concentre à la fois les capacités techniques et les pouvoirs judiciaires de l'ancienne DST... et le domaine de compétence qui était autrefois celui des RG. Un soupçon renforcé par le fait que la solide couverture politique dont il bénéficie pourrait le conduire à prendre des risques. A-t-il pu ordonner des cambriolages dans les rédactions pour s'approprier les ordinateurs de journalistes à la pointe des affaires sensibles ? A cette accusation, Squarcini oppose un argument technique : "Si nous nous intéressons à un ordinateur, nous n'avons pas besoin de le voler pour savoir ce qu'il contient !" Au détour de la conversation, il se fait un plaisir de rappeler que "c'est la gauche qui a écouté Plenel", le patron de Mediapart, référence explicite aux années Mitterrand, quand une cellule gendarmesque écoutait des dizaines de journalistes dans tout Paris. Avant de justifier le fait qu'un président ne se sente "pas concerné" par des vols d'ordinateurs au siège d'un journal...

"On fait un métier noble que l'on est en train de dépoussiérer, poursuit le patron de la DCRI. On est en train de bâtir un service reconnu à l'étranger sur le plan de l'antiterrorisme. On aurait beau me donner des ordres tordus, je ne pourrais même pas les exécuter, parce que je n'ai pas de barbouzes sous la main, mais des gens tout à fait normaux." Et de souligner qu'il parle désormais d'une seule voix (ou presque) avec le nouveau patron de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), Erard Corbin de Mangoux, un ancien conseiller de Sarkozy à l'Elysée, lui aussi promu pour mettre fin aux dérives anti-Sarko de ce service dépendant du ministère de la Défense, où sévissaient de vieilles souches gaullistes, mais aussi quelques "dangereux" socialistes.

"Squarcini est sarkocompatible, mais ce n'est pas un lieutenant de Sarkozy", assure un policier qui le connaît bien. "Squarcini est habile et malin", précise un député de l'opposition. Suffisamment pour conserver tous les SMS de soutien que les journalistes lui ont envoyés ces derniers jours alors que d'autres journalistes le présentent sous les traits du grand méchant loup...


De de Gaulle à Chirac...
La République des barbouzes et des coups tordus
Vincent Nouzille

Les écoutes illégales et les officines douteuses ont nourri les scandales de la Ve République. Aucun président, de De Gaulle à Chirac, n'y a échappé. Plongée dans les grandes affaires qui ont défrayé la chronique.

La Ve République est née en 1958 d'un coup tordu, celui des gros bras du général de Gaulle prêts à tout pour favoriser son accession au pouvoir. Un défaut congénital dont elle est restée marquée. La toute-puissance de ses présidents, favorisée par la Constitution, repose en partie sur ce volet sombre : celui des barbouzeries organisées en haut lieu. Certes, les monarques de l'Elysée se lavent toujours les mains des basses oeuvres qui servent leurs desseins. Mais dans les antichambres de l'Elysée, de Matignon ou du ministère de l'intérieur, des conseillers zélés usent souvent de moyens plus ou moins avouables pour parvenir à leurs fins. Leurs missions : protéger leur mentor, coûte que coûte. Surveiller ce que trame la presse, l'opposition ou tout allié jugé imprévisible. Aider les amis sûrs. Déstabiliser les autres. Manipuler l'information. Orienter la justice. Et tant pis s'il faut s'affranchir des règles et jongler avec la loi.

Tout a commencé par le complot du 13 mai 1958, lorsqu'un Comité de salut public se constitue à Alger, dirigé par le général Massu, vent debout contre la politique hésitante des gouvernements de la IVe République. Les partisans de l'Algérie française mènent l'insurrection, appelant à la rescousse le général de Gaulle, qui attend son heure depuis sa retraite de Colombey-les-Deux-Eglises. Une poignée de ses supporteurs inconditionnels se démène, en vérité, depuis des mois, pour préparer clandestinement ce retour sur la scène politique. L'opération a été baptisée "Résurrection". Parmi eux, Jacques Soustelle, gouverneur de l'Algérie depuis 1955, et des activistes comme Léon Delbecque, Roger Frey, Jacques Chaban-Delmas, Charles Pasqua et Jacques Foccart. Ce dernier, ancien pilier du service de renseignement gaulliste durant la guerre sous le pseudo de "Binot", a créé des sociétés d'import-export qui recrutent des barbouzes et financent en partie ce réseau. En quelques jours, les comploteurs accréditent la rumeur selon laquelle les généraux insurgés d'Alger vont débarquer manu militari à Paris et prendre le pouvoir. Les gaullistes ont prévu d'en profiter pour passer à l'action, les armes à la main s'il le faut. Certains attendent, dans une cave de Marseille, le feu vert de l'opération "Résurrection" avant d'attaquer la préfecture. Cette ambiance de tension militaire finit, in extremis, par convaincre le président René Coty de faire appel, le 29 mai 1958 dans la soirée, au "plus illustre des Français" pour diriger le gouvernement. Grâce à ses lieutenants, à Paris et à Alger, de Gaulle a réussi son coup plus vite que prévu.

Le SAC, une milice politique prête à tout

Dès lors, de Gaulle peut instaurer la nouvelle République qu'il appelle de ses voeux et en devenir le premier président fin 1958. Sa garde rapprochée prend des postes clés : Jacques Foccart, dit "La Foque", s'occupe du renseignement et des affaires africaines à l'Elysée tandis que Roger Frey tient le ministère de l'Intérieur. Sous sa houlette, les Renseignements généraux (RG) espionnent les conversations des journalistes, des opposants et même de certains ministres gaullistes, grâce à quelque 200 lignes qui leur sont réservées au Groupement interministériel de contrôle (GIC), installé dans les sous-sols des Invalides. La ligne "404" est branchée en permanence sur le bureau et le domicile parisiens de François Mitterrand. Le leader de la gauche s'en amuse presque, évitant au téléphone d'impudiques "Je t'aime" à ses amies, de peur "d'offenser les pouvoirs publics".

Pour les basses besognes, les RG peuvent aussi compter sur l'aide du Service d'action civique (SAC), véritable police politique du régime qui associe militants sincères, gros bras d'extrême droite, policiers sans vergogne et truands amis. Cette milice a été créée dès 1958 par une poignée de durs - dont Alexandre Sanguinetti, Jean Bozzi, Dominique Ponchardier, Paul Comiti, Pierre Debizet et Charles Pasqua.

Titulaires d'une carte tricolore qui leur sert de sésame, les membres du SAC ne répugnent pas aux coups de main, aux escroqueries, aux trafics en tout genre et aux opérations illégales. Ils participent à la traque des agents du FLN, puis à celles des extrémistes Algérie française de l'OAS. Le SAC constitue aussi son propre réseau de renseignement, sous la direction d'un ancien du Sdece, Charles Vincenzini, un proche de Foccart. En lien avec la DST et les RG, ses "agents", réunis en troïkas, surveillent notamment les activités du Parti communiste français et des ennemis potentiels du régime. Ils effectuent des filatures dans des Simca 1000 banalisées, interceptent des courriers, réalisent des perquisitions sauvages et ont libre accès aux fichiers policiers. "Durant les dix premières années de son existence, c'est-à-dire de 1958 à 1968, le SAC eut l'appui total de Roger Frey qui régnait, le terme n'est pas trop fort, sur la Place Beauvau", résumera Patrice Chairoff, un ancien de cette police parallèle, dans B... comme barbouzes (éd. Alain Moreau, 1975).

Durant les événements de Mai 68, les RG décuplent leurs écoutes, épiant le Canard enchaîné, les leaders étudiants comme Daniel Cohn-Bendit, le patron du PSU, Michel Rocard, ou des intellectuels, tel Jean-Paul Sartre. Le SAC pousse même le bouchon un peu plus loin, en préparant clandestinement avec la DST des opérations d'internement de plus de 50 000 meneurs étudiants et d'opposants dans les stades ! Le journal Libération publiera en février 1974 un document interne du SAC de Marseille, daté du 24 mai 1968, qui listait les noms des personnes à emmener dans les stades de l'Huveaune et du Vélodrome "en cas de clash et sur ordre de Paris". Le SAC appréciera peu cette mise en cause : les locaux marseillais de Libération seront la cible d'un attentat dans la nuit du 20 au 21 mars 1974. Le journal révélera ensuite les noms des membres du commando, associant flics des RG et figures du SAC...

"Ce n'était pas joli-joli, de regarder par le trou de la serrure"

Fin mai 1968, le général de Gaulle finit par reprendre la situation en main, sans utiliser la force. Ses sbires ont organisé la manifestation monstre des gaullistes du 30 mai contre la "chienlit". La vague bleue aux élections législatives de juin siffle la fin de la récré. Mais le séisme de Mai 68 a ébranlé le pouvoir. Usé, de Gaulle finit par démissionner après l'échec de son référendum constitutionnel en avril 1969. Son ancien Premier ministre Georges Pompidou est élu dans la foulée à l'Elysée.

Sous sa bonhomie physique et sa réputation d'homme de dialogue, le nouveau président cache un dur à cuire. "Si les circonstances conduisaient à la nécessité de tirer sur la foule, il n'hésiterait pas à en donner l'ordre", rapporte, presque effaré, le général américain Vernon Walters, à qui Pompidou se confie durant plusieurs jours lors d'une visite aux Etats-Unis. D'ailleurs, Pompidou fait confiance à son ministre de l'Intérieur, Raymond Marcellin, pour tenir le pays "rênes serrées". Marcellin est un coriace, aussi souriant qu'une tombe de granit, obsédé par l'ordre et peu regardant sur les méthodes.

En ce début des années 70, l'heure est à la reprise en main et à la chasse aux sorcières. Les flics sont chargés de freiner toute contamination de la société par les "déviants" de tout poil. Les RG renouent avec la DST pour traquer les mauvais citoyens. Un fichier de 3 000 noms de militants gauchistes est créé. Le SAC est remobilisé, ainsi que des milices patronales, pour casser les grèves ou repérer les dissidents. Les flics et leurs barbouzes posent des micros en série, recrutent des indics, prennent des photos compromettantes, espionnent syndicalistes et opposants. "Nous écoutions les hommes politiques, nous pénétrions dans leur vie privée et tout ça me paraissait normal", confiera l'ancien commissaire des RG Paul Roux au journaliste Francis Zamponi, pour son livre les RG à l'écoute de la France (La Découverte, 1998).

Ces pratiques abusives sont alors couvertes en haut lieu. Raymond Marcellin le justifiera ainsi dans ses mémoires : "Ce n'était pas joli-joli, de regarder par le trou de la serrure, d'écouter aux portes ou, dans un restaurant, de suivre avec attention les conversations des convives de la table voisine, mais peut-on, a priori, au nom de la bonne conduite en société, exclure par un texte de loi ces moyens traditionnels de l'arsenal des procédés de police ?" Un argument un peu commode pour justifier un flicage généralisé et sans aucun contrôle !

Le ministère de l'Intérieur fait même du zèle. Fin 1973, consigne est donnée à ses agents de poser des micros dans les nouveaux bureaux du Canard enchaîné, rue Saint-Honoré, à Paris. Selon les services de contre-espionnage, l'hebdomadaire satirique serait truffé de méchants rouges, des agents de "subversion" de puissances étrangères, qui ont accès à des documents "secret-défense". En réalité, le palmipède dérange par ses révélations. Mais l'opération vire au fiasco. Une pseudo-équipe d'ouvriers plombiers-chauffagistes est surprise, le lundi 3 décembre 1973, vers 22 h 15, dans les locaux par André Escaro, dessinateur du Canard, qui passait par là. Peu dupe des travaux entrepris, Escaro file prévenir les dirigeants du journal, tandis que les "ouvriers" prennent la poudre d'escampette, en laissant derrière eux des traces de leur forfait. "C'est Watergate au Canard", titre le journal le surlendemain, en félicitant le ministre "microcéphale" de cette opération de sonorisation avortée. "L'enregistrement de nos conversations téléphoniques ne suffit donc pas. Marcellin et ses hommes veulent aussi savoir ce qui se dit dans les bureaux du Canard. On a vraiment affaire à des maniaques", s'emporte Claude Angeli.

L'hebdomadaire donne rapidement le nom des "monte-en-l'air" missionnés pour l'espionner : ils font partie de la DST, et plus particulièrement de sa "division III", en charge de la lutte contre le communisme international, et de la section technique du contre-espionnage. Convoqué par le juge qui instruit l'affaire, le patron de la DST, Henri Biard, refuse de répondre, en arguant du secret-défense. Le pouvoir règle ses comptes quelques mois plus tard. Tenu pour responsable de cette bévue, Marcellin est écarté en février 1974 de son maroquin ministériel par l'Elysée. Claude Angeli, lui, accusera le tandem Pierre Juillet - Marie-France Garaud, influents conseillers politiques du président Pompidou, d'avoir commandité cette opération de basse police. Une thèse naturellement démentie farouchement, des années plus tard, par Marie-France Garaud devant les journalistes Karl Laske et Laurent Valdiguié, auteurs d'une enquête sur "le vrai Canard" (Stock, 2008).

Giscard réclame la fin des écoutes... en vain

Avec l'arrivée de Giscard à l'Elysée, en mai 1974, une page semble se tourner. L'ère gaulliste touche à sa fin. La maladie de Pompidou et la multiplication des scandales avaient rendu l'air irrespirable. Valéry Giscard d'Estaing et son nouveau Premier ministre, le bouillant Jacques Chirac, incarnent une nouvelle génération d'hommes politiques. Lors du premier Conseil des ministres, le 29 mai 1974, le président exprime son "aversion" pour les écoutes téléphoniques - il en a été lui-même la victime - et réclame fermement "leur destruction si elles existent et la destruction des archives qui en résultent". Las ! Les mauvaises habitudes de police, censées disparaître, reprennent vite le dessus. Giscard a mis un homme de confiance Place Beauvau, son lieutenant Michel Poniatowski. Ce dernier, qui dénonçait naguère la république gaulliste des "copains et des coquins", a beau régler quelques comptes avec le SAC et les barons gaullistes, il continue de dévorer les notes des RG, qui rendent compte de tous les potins de la classe politique, économique ou syndicale.

L'Elysée a donné pour consigne de ne plus placer sur écoutes les hommes politiques, les journalistes et les avocats. Cependant, Poniatowski veille à ne pas compromettre le bon fonctionnement du GIC et de ses enregistreurs. Mi-1977, le dispositif des "grandes oreilles" du ministère peut suivre près de 500 lignes en même temps ! La lutte contre les autonomistes bretons, les séparatistes basques, les indépendantistes corses ou la mouvance terroriste d'Action directe sert de paravent à une surveillance "administrative" assez large. Les RG continuent de quadriller le terrain, prévenant les autorités du moindre mouvement de grève et rendant compte de la plus modeste réunion de militants de gauche. Et lorsque les sondages réalisés en interne par l'Office central de sondages et de statistiques ne sont pas favorables au pouvoir en place, il suffit de les corriger un peu pour ne pas déplaire à l'Elysée. Ainsi les RG prédisent-ils sans hésitation la réélection de Valéry Giscard d'Estaing en mai 1981...

Quand l'Elysée de Mitterrand écoute illégalement

Cette servilité et ces dérapages alimentent la méfiance que le nouvel élu, François Mitterrand, éprouve à l'égard de l'ensemble des services de renseignement dès son entrée à l'Elysée. N'a-t-il pas dénoncé depuis des années un "régime fondé sur les complots, sur la conjuration, sur les services secrets et le développement des polices parallèles" ? Les RG sont particulièrement dans sa ligne de mire, cette police politique qui tient, par exemple, méthodiquement à jour des fichiers sur les différentes communautés ethniques, y compris les juifs de France ! Une belle circulaire de déontologie est envoyée aux RG dès le 2 juillet 1981, visant notamment à proscrire les références politiques ou religieuses des personnes citées dans les notes écrites. "Torpillée par la structure, minée par les préfets, la circulaire n'a jamais vraiment été appliquée. Les bonnes vieilles méthodes ont la vie dure", témoignera Patrick Rougelet, un ancien de la maison.

Mitterrand a aussi promis de limiter les écoutes téléphoniques aux strictes nécessités de la lutte contre le grand banditisme ou contre le terrorisme. Un rapport commandé en juillet 1981 sur le sujet au président de la Cour de cassation, Robert Schmelck, est cependant enterré dans un tiroir de Matignon un an plus tard. En réalité, les écoutes ont repris de plus belle : les services du GIC peuvent écouter désormais 930 lignes simultanément, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Une prouesse technique qui donne des idées à certains...

La vague d'attentats terroristes de 1982 conduit Mitterrand à créer à l'Elysée une "cellule antiterroriste". Dirigée par le commandant Christian Prouteau, elle est officiellement chargée de protéger le président et de prévenir les menaces d'attentats. Tâche dont elle s'acquitte avec un zèle débordant, non sans quelques fâcheux dérapages : lors de l'arrestation des "Irlandais de Vincennes", le 28 août 1982, le capitaine Paul Barril apporte sur place les preuves de la culpabilité présumée des "terroristes". Gênant. Hyperactive, la "cellule" se voit surtout confier une mission très sensible : elle doit empêcher que l'existence de la seconde famille du président - Anne Pingeot et sa fille Mazarine, logée dans une annexe de la présidence de la République, quai Branly - ne soit révélée au grand jour. Les barbouzes de l'Elysée prennent leur travail très à coeur. "Il s'agit, dira fièrement l'un d'entre eux, de prolonger la volonté même du président." Ils servent de baby-sitters à la famille cachée. Et placent sur écoutes toute personne susceptible d'évoquer le "secret" de Mitterrand.

Le dispositif prend, au fil des mois, un tour industriel, sous la férule de Gilles Ménage, directeur adjoint du cabinet du président. Chaque jour, le capitaine Pierre-Yves Guézou, surnommé "Gaël", apporte au GIC la liste des demandes de l'Elysée. La "cellule" de Prouteau s'est réservé une vingtaine de lignes, qui échappent à tout contrôle. Elle reçoit en retour les comptes rendus des conversations sur des papiers pelures roses. Et "Gaël" synthétise sur place les passages les plus importants pour les communiquer immédiatement à ses supérieurs. La cible principale est l'écrivain Jean-Edern Hallier, qui essaie de trouver un éditeur pour publier son pamphlet, titré Tonton et Mazarine, puis l'Honneur perdu de François Mitterrand, dans lequel il parle de la fille cachée de Mitterrand ainsi que de la francisque attribuée par Pétain durant la guerre... Deux outrages qui lui valent une attention de tous les instants. Ses amis, ses voisins, ses contacts sont espionnés systématiquement. "Je ne pense pas que, dans aucune démocratie occidentale confrontée à une situation semblable, on aurait agi différemment", osera avancer Gilles Ménage dans ses Mémoires au titre inquiétant : l'OEil du pouvoir (Fayard, 1999).

La curiosité de l'Elysée s'étend rapidement à d'autres cibles. La liste des personnes écoutées illégalement par l'Elysée de 1983 à 1986 comprend à l'arrivée près de 2 000 noms. On y trouve notamment l'ancien Premier ministre Laurent Fabius, l'académicien Jean d'Ormesson, la comédienne Carole Bouquet, l'avocat Antoine Comte et plus d'une centaine de journalistes, dont l'enquêteur du Monde Edwy Plenel. Ce dernier est l'objet d'une fixation de la part de l'Elysée, persuadé que le plumitif est un agent subversif manipulé par une puissance étrangère. Tiens, tiens, voilà qui rappelle de vieux souvenirs... Mais Plenel est suspecté, cette fois-ci, d'accointances avec la CIA. Rien que ça ! Voilà qui justifie d'épier jour et nuit le téléphone du journaliste que les écouteurs appellent "Benet". "Cette ligne-là, c'était du bonheur", ironisera Plenel dans les Mots volés (Stock, 1997). L'avant-veille, une conversation de sa compagne avec leur femme de ménage avait sans doute amusé l'équipe, puisqu'ils l'avaient retranscrite fidèlement... Le scandale finira par éclater en 1993. Au terme d'une longue instruction judiciaire, sept anciens collaborateurs de François Mitterrand seront condamnés en novembre 2005 pour "atteintes à la vie privée". Selon le tribunal, le président était bien "l'inspirateur et le décideur" de ce système d'écoutes illégales.

Sous Chirac, on fouille toujours les poubelles de la République

Arrivé à l'Elysée en 1995, Jacques Chirac entend, lui aussi, faire table rase de ces pratiques détestables. La cohabitation avec Lionel Jospin, de 1997 à 2002, le contraint, de toute façon, à la prudence. Les écoutes, qu'elles soient judiciaires ou administratives, sont déjà encadrées par une loi de 1991, initiée par le gouvernement de Michel Rocard. L'utilisation des lignes du GIC des Invalides est légalement réservée aux enquêtes sensibles de la DGSE, de la DST des RG, de la gendarmerie et de la police judiciaire. Une Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) présidée par un conseiller d'Etat, veille, en théorie, au bien-fondé des requêtes, qui doivent être validées par le cabinet du Premier ministre. Mais le "contingent" des écoutes officielles bondit tout de même de 1 180 à 1 840 lignes entre 1995 et 2005, soit une augmentation de 56 % sous Jacques Chirac ! Dans le même temps, selon les experts en télécoms, les écoutes sauvages menées par des officines privées ont littéralement explosé...

De leur côté, les RG ont été priés, durant l'été 1994, de cesser de suivre l'activité des partis, après que l'espionnage d'un conseil national du PS eut provoqué un scandale. Les 180 fonctionnaires qui s'y consacraient à temps plein au sein de la "section politique" des RG, fierté de la maison, doivent se reconvertir, tout comme ceux de la section "presse", également dissoute.

Mais l'entourage de Jacques Chirac, Dominique de Villepin en tête, ne se désintéresse pas totalement des dessous de la vie politique. Au contraire. Car la guerre sanglante entre les chiraquiens et les balladuriens se poursuit en coulisses. Un anonyme "corbeau" vengeur fait parvenir à des juges d'instruction des notes blanches des RG qui évoquent des financements occultes du RPR. Le patron des RG, en poste depuis 1992, Yves Bertrand, fidèle à Chirac, est une des cibles de ces attaques. Les coups bas pleuvent. Yves Bertrand, grande gueule et sourcils sombres, n'est pas du genre à se laisser impressionner. De toute façon, il note scrupuleusement dans ses petits carnets toutes les rumeurs qu'on lui rapporte, que ce soit sur la vie privée des hommes politiques ou l'argent noir qui circule dans des valises. Il faut, dit-il, surveiller les "poubelles de la République", pour prévenir les autorités des scandales qui couvent. Mais il ne se gêne pas pour en rajouter un peu, quand il s'agit de fragiliser les ennemis de Chirac, de Jospin à Sarkozy.

Roi de la manip, Bertrand est en contact étroit avec son ami le préfet Philippe Massoni, nommé en 2001 "chargé de mission pour la sécurité intérieure" à l'Elysée. Cet ancien directeur des RG, naguère expert de la traque antigauchiste, a toujours défendu la pratique des "notes blanches" anonymes qui permettent aux RG de colporter sans risques tous les ragots possibles. Bertrand et Massoni forment le tandem policier de la sombre fin du règne chiraquien. Bien qu'ils se défendent d'y avoir joué le moindre rôle, leurs noms apparaissent en marge de l'affaire Clearstream, la fabrication de faux listings bancaires, qui vise notamment à ternir la réputation de certains dirigeants d'entreprise, de flics et d'hommes politiques, dont Nicolas Sarkozy. Ce dernier y voit la signature de ses rivaux, et principalement de Dominique de Villepin, qui s'en défend. La justice est saisie. Le scandale Clearstream tourne au feuilleton à rebondissements. Avec les mêmes ingrédients : intox, enquêtes parallèles, barbouzes, guerres de services, règlements de comptes. Preuve que la République des coups tordus se porte toujours aussi bien !


DE GAULLE, 1958-1969

La main dans le SAC

Il a restauré l'Etat et fondé la Ve République, comme l'ont rappelé à la France entière les hommages rendus au Général lors du 40e anniversaire de sa mort. Mais l'Etat gaulliste n'a pas rompu avec les mauvaises habitudes : journalistes, opposants et même certains ministres étaient placés sur écoute. Plus gênant pour l'idéal républicain, les gaullistes créent le Service d'action civique (SAC). L'officine officiellement créée en 1960 par une poignée de fidèles (dont Pierre Debizet) brasse aussi bien des militants sincères que des truands peu fréquentables. D'abord utilisé contre l'OAS, le SAC se reconvertit dans la surveillance et l'intimidation des ennemis politiques du Général.

GEORGES POMPIDOU, 1969-1974

A l'écoute des Français

Sous son air jovial, bonhomme, la clope aux lèvres, Pompidou voulait tenir le pays "rênes serrées". Raymond Marcellin, son ministre de l'Intérieur, charge les policiers de freiner la contamination de la société par les "déviants" de tout poil. Un fichier de 3 000 noms de militants gauchistes est constitué. Ce sont les années du grand bond en avant de l'économie... et de la pose de micros ! Une affaire de trop met au grand jour ces douteuses méthodes : une pseudo-équipe de plombiers-chauffagistes est surprise dans les locaux du Canard enchaîné le 3 décembre 1973.

VALÉRY GISCARD D'ESTAING, 1974-1981

Les coquins d'abord

Giscard gagne la présidentielle contre les gaullistes historiques. A la barre de la République, fidèle à son slogan de campagne, il va "changer dans la continuité" les moeurs en matière de surveillance plus ou moins occulte. Après avoir déclaré son "aversion" pour les méthodes de ses prédécesseurs, il laissera agir son fidèle ministre de l'Intérieur, Michel Poniatowski, pourfendeur de l'Etat-UDR "des copains et des coquins", grand amateur des notes des RG et d'écoutes téléphoniques. Mi-1977, les enregistreurs du ministère de l'Intérieur peuvent écouter plus de 500 lignes téléphoniques simultanément.

FRANÇOIS MITTERRAND, 1981-1995

Au nom de la fille

Les écoutes, c'était promis, juré, ne seraient qu'une force tranquille, au service de la République. Mais les attentats de 1982 ont amené Mitterrand à créer une cellule antiterroriste à l'Elysée sous les ordres de l'ancien chef du GIGN, Christian Prouteau. Livrée à elle-même, cette cellule commet quelques fâcheux dérapages, comme lors de l'arrestation des "Irlandais de Vincennes", où le capitaine Barril place lui-même des "preuves" de leur culpabilité. Le président utilisera surtout ce groupe de fidèles pour protéger sa fille cachée, Mazarine, dont l'existence relevait du secret d'Etat. Du coup, les écoutes se multiplient : plus de 2 000 personnes...

JACQUES CHIRAC, 1995-2007

Carnets noirs

Chirac, lui aussi, a promis de nettoyer la République de ces pratiques douteuses. Mais son fidèle Yves Bertrand, patron des RG, lui, revendique de surveiller "les poubelles de la République" pour prévenir les autorités des scandales qui couvent. En étroite collaboration avec Philippe Massoni, chargé de mission pour les questions de sécurité intérieure à l'Elysée, les deux hommes forment le tandem policier de la sombre fin de règne chiraquien. Nicolas Sarkozy les suspectera, eux et surtout Dominique de Villepin, d'être à l'origine de l'affaire Clearstream, qui cumule tous les ingrédients des scandales de la Ve République.


Watergate, un scandale à méditer
Guy Sitbon

Il faisait chaud, il faisait nuit ce 17 juin 1972 à Washington. Dans les couloirs déserts d'un complexe de bureaux, le Watergate, les agents de sécurité repèrent cinq "cambrioleurs" à l'oeuvre dans les bureaux du Parti démocrate. On est en pleine campagne électorale, le président de droite, Nixon (républicain) s'apprête à affronter pour sa réélection un candidat d'extrême gauche, George McGovern, donné battu d'avance. Embarqué avec tout leur matériel de poseurs de micros, les maraudeurs du Watergate s'avèrent des clients hors gabarit : deux Cubains anticastristes, un colonel réserviste de l'armée de l'air, ancien du FBI et de la CIA, et d'autres zozos du même calibre. Sur eux, les numéros de hauts gradés proches de Nixon. Interrogé cinq jours plus tard, le président déclarera : "Je ne vois pas en quoi cela me concerne, la Maison-Blanche n'est nullement impliquée dans cet incident sans intérêt." A l'arrivée, Nixon sera le premier président de l'histoire à démissionner pour un "incident" qui ne le concernait pas...

Woodward et Bernstein, les deux journalistes du Washington Post héros de l'histoire, n'ont pas 30 ans quand elle éclate. Ils en veulent, bien sûr, mais surtout, ils n'aiment pas qu'on se foute de la gueule du monde. Une leçon à méditer pour ceux qui gouvernent aujourd'hui : ne pas sous-estimer les gens, ne pas croire qu'un petit journaliste est à négliger. Quand Bernstein entend que la Maison-Blanche n'est pas concernée par le cambriolage du Watergate, il court à Miami où il découvre qu'un chèque de 25 000 dollars est passé du Parti républicain à l'un des truands du Watergate. Ne reste plus qu'à tirer le fil d'une énorme pelote qui, à ce jour, n'a pas révélé tous ses secrets. Assez, tout de même, pour que s'écroule un régime : Nixon utilisait les services de renseignement pour son usage personnel. Il espionnait les journalistes, ses adversaires politiques, les fonctionnaires suspectés de révéler des secrets d'Etat nauséabonds. Il manipulait la police et les magistrats pour se protéger. Il faisait obstruction à la justice. Il mentait devant la nation. Mais la France n'est pas l'Amérique, n'est-ce pas ?

Il aura fallu plus de trente ans pour apprendre l'identité de Deep Throat ("Gorge profonde"), l'informateur clandestin du Washington Post au pseudo inspiré d'un film porno. Le 31 mai 2005, le magazine Vanity Fair annonce en couverture : "Je suis le mec qu'ils appelaient Deep Throat." A 91 ans, Mark Felt veut alors "soulager sa conscience". Il avait rencontré Woodward longtemps avant l'affaire. Directeur en second du FBI, il avait des comptes à régler avec les services secrets. Il a nourri l'enquête des journalistes dans le plus grand secret. Trois personnes connaissaient l'identité de Gorge profonde, les deux reporters et leur patron, Ben Bradlee. Ils seraient morts tous les trois sans dire un mot. D'où le second enseignement du Watergate : les journalistes sont plutôt moins pipelettes que les ministres, présidents et autres. La parole d'un journaliste est (souvent) fiable, rarement celle d'un politique. La preuve : sur qui s'appuyait Nixon ? Des hauts fonctionnaires, des politiciens. Tous, sans la moindre exception, ont trahi Nixon.

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