jeudi 4 novembre 2010

La guerre du rail - Ferracci Marie-Thérèse

Valeurs Actuelles, no. 3858 - Jeudi, 4 novembre 2010, p. 42

SNCF - Deutsche Bahn Les sociétés de chemins de fer française et allemande se battent sur tous les fronts. Récit d'une concurrence acharnée en Europe et ailleurs.

Le choix d'Eurostar, la filiale de la SNCF qui exploite les trains à grande vitesse entre Paris et Londres, de faire passer dans le tunnel sous la Manche les trains allemands ICE Valero, fabriqués par Siemens, est-il le prélude à une réconciliation des Français avec les Allemands dans le rail ? « Non », nous confie un observateur extérieur, qui n'hésite pas à parler de « féroce concurrence » entre les deux exploitants. D'abord parce que, selon lui, Eurostar fait ses choix toute seule, sans que la SNCF intervienne. Ensuite, parce que c'est la Commission intergouvernementale (CIG) qui, après enquête, indique si la sécurité, seul obstacle véritable, est assurée avec le nouveau matériel aussi bien qu'avec l'ancien. Or, la CIG a donné dès mars son accord de principe pour l'utilisation de la motorisation répartie, caractéristique du matériel allemand, tout le long des trains, sous les pieds des passagers, et donc sans locomotive. Ce système est utilisé dans le métro parisien et Alstom l'a repris le premier pour la grande vitesse dans son AGV (automotrice à grande vitesse).

Jacques Gounon, président d'Eurotunnel, le premier intéressé par la sécurité dans le tunnel, a considéré le moment comme « historique ». Car en attendant une exploitation commerciale des ICE, prévue dans deux ans, les tests menés en octobre ont tous été parfaitement réussis. Celui qui a toujours estimé que le tunnel était sous-exploité ne peut que se réjouir de l'arrivée de nouveaux acteurs.

Le choix d'Eurostar ouvre la voie à la Deutsche Bahn (DB), qui, elle aussi, veut faire passer ses ICE sous la Manche. Rüdiger Grube, président de la Deutsche Bahn depuis mai 2009, n'a donc pas caché sa satisfaction au moment où son groupe tente de gagner une clientèle d'affaires et de loisirs, intéressée par une liaison directe entre la place financière allemande et la City londonienne. « La première étape vers une desserte régulière est franchie », a-til aussitôt déclaré. Il n'a pas de temps à perdre s'il veut que la liaison Francfort-Cologne-Londres fonctionne pour les jeux Olympiques de Londres, qui commenceront le 27 juillet 2012. Dans tous les cas, la DB annonce pour décembre 2013 trois allers-retours quotidiens entre Francfort et Londres en passant par Cologne, Bruxelles et Lille. L'entreprise attend pas moins de 1,1 million de voyageurs par an sur cette ligne qui, en traversant des villes riches, opulentes, à la fois touristiques et laborieuses, constitue le plus grand réservoir de voyageurs d'Europe.

Un quart des ICE en panne sur la liaison Paris-Francfort ?

L'unanimité ne règne pourtant pas. Le ministre de l'Écologie, Jean-Louis Borloo et son secrétaire d'État aux Transports, Dominique Bussereau, ont aussitôt fait part de leur « stupéfaction», estimant que les trains de Siemens n'étaient pas conformes aux règles de sécurité dans le tunnel sous la Manche. Le licenciement dans la foulée de Françoise Deygout, chef de la délégation française de la CIG depuis juin, aussitôt remplacée par Michel Aymeric, directeur général de l'Établissement public de sécurité ferroviaire, comme la plainte déposée par Alstom contre Eurostar devant la Haute Cour de justice de Londres (Eurostar est une société de droit britannique) en disent long sur le climat d'hostilité entre Français et Allemands.

Après avoir longtemps compté sur son statut et sur l'État actionnaire pour retarder l'échéance de la libéralisation, la SNCF, mise au pied du mur par Bruxelles, qui demande encore l'abandon du statut d'établissement public, qui serait facteur de distorsion de concurrence, commence à se faire aux nouvelles règles du jeu. Elle n'est pourtant pas démunie d'atouts. À commencer par son histoire et son expérience unique en France avec 235 000 collaborateurs, un chiffre d'affaires de 30 milliards d'euros, une présence dans 120 pays. Elle ne manque pas non plus d'arguments pour se défendre. Aux Allemands qui affirment être capables de gérer Eurostar bien mieux que les Français, Guillaume Pepy, le président de la SNCF, réplique que sur les TGV Est, binationaux, les trains allemands sont fréquentés à moins de 50 % quand les trains français le sont à plus de 77 %. Il prétend que le quart des ICE de la DB tombant en panne sur la liaison Paris-Francfort, ce sont les TGV de la SNCF qui prennent en charge les passagers de la compagnie allemande. La SNCF ne manque pas de le rappeler, la DB n'est pas exemplaire en tout : alors que la Commission européenne prône la séparation en sociétés distinctes des infrastructures et de l'exploitation, soit Réseau ferré de France (RFF) et SNCF en France, la compagnie allemande n'a toujours pas procédé à la scission de ces deux activités, tout simplement parce que le fonctionnement actuel lui coûte moins cher.

Ces propos n'empêchent pas Guillaume Pepy de déclarer très diplomatiquement, le 16 avril 2009 au magazine l'Usine nouvelle, que la rivalité avec la DB « est une saine émulation entre deux très grandes compagnies ».

Tout a commencé au début des années 1990, quand la Commission européenne, inquiète du déclin du trafic ferroviaire européen, a décidé de forcer les États membres à s'ouvrir à la concurrence, meilleur moyen pour améliorer les performances commerciales et se moderniser.

Devançant tout le monde, brûlant les étapes fixées par Bruxelles, l'Allemagne a sauté le pas la première, dès 1994, en libéralisant complètement son espace intérieur d'abord pour le fret; puis en 2007 pour le transport de personnes.

En ouvrant son marché intérieur avant ses concurrents européens, l'Allemagne a attiré sur son territoire bien des compétiteurs. En prenant pied chez des partenaires locaux, la SNCF gère les transports régionaux dans plusieurs Länder. Ingeborg Junge-Reyer, responsable des transports de la ville de Berlin, envisage de lancer prochainement des appels d'offres pour une partie du réseau dès 2017, à l'expiration du contrat de la DB. Nul doute pour elle, la SNCF répondra présente.

Les ambitions de l'entreprise française ne se limitent pas au transport régional. C'est l'acquisition en avril 2008 par la SNCF de la société Import Transport Logistik (ITL), l'une des premières entreprises ferroviaires privées de fret en Allemagne, qui a marqué un tournant stratégique important. Comme le rappelle François Regniault dans son ouvrage SNCF, la mutation impossible, paru l'an dernier : « Grâce aux licences qui l'autorisent à circuler aussi bien aux Pays-Bas qu'en Pologne ou en République tchèque, ITL, installée dans les grands ports du Nord où arrivent les marchandises asiatiques, allait offrir au réseau français des débouchés inespérés.»

De son côté, Geodis, la filiale de fret de la SNCF, a demandé il y a un an des «sillons» pour la période 2011-2015 sur les lignes Hambourg-Cologne-Strasbourg, Cologne-Heidelberg-Munich-Salzbourg, Hambourg-Berlin-Francfort-Strasbourg-Mulhouse.

Les compagnies allemandes ont beaucoup plus de mal à obtenir la réciproque. La conquête du marché français est pour elles semée d'embûches. À la fin 2008, à l'occasion de l'attribution par la communauté urbaine de Bordeaux de l'exploitation du réseau de trams et de bus, la DB entre soudain dans la bataille franco-française qui oppose Keolis (SNCF) à l'entreprise privée Veolia Transport. Elle se plaint du manque d'informations sur cet appel d'offres et dépose un recours à Bruxelles.

Aussi la DB n'hésite-t-elle pas à viser plus loin. Avec les pays d'Europe centrale, le Royaume-Uni et la Suède font partie de ses terrains de chasse favoris. Après avoir pris la majorité du capital de EWS, la plus grande compagnie de fret ferroviaire de Grande-Bretagne, l'entreprise allemande l'emporte en avril dernier sur Keolis et acquiert pour 2 milliards d'euros la société britannique Arriva, opérateur de transport par train et par bus.

Même stratégie en Suède, où elle vient de s'assurer la gestion, pour les dix ans à venir, de deux réseaux régionaux de transport de voyageurs.

La France à dix jours de rail de la Chine

Ce sont de belles revanches sur la SNCF qui, en octobre 2008, a été choisie comme partenaire industriel et financier par les actionnaires de la société italienne Nuovo Trasporto Viaggiatori (NTV), le premier opérateur privé européen dans la grande vitesse. NTV, fameux pour ses trains d'un rouge flamboyant, a été fondé par des hommes d'affaires, dont Luca Cordero di Montezemolo, président de Fiat jusqu'en avril dernier.

À l'époque, la Deutsche Bahn et Ferrovie delle Stato (FS), l'entreprise publique de transport ferroviaire italienne, qui détient avec la SNCF une filiale commune de transport de personnes entre la France et l'Italie, Artesia, se sentent flouées et ne décolèrent pas. Pour trouver davantage d'espace, les deux groupes regardent aussi vers l'Orient et les États-Unis.

Dès 2003, comme l'explique une étude du cabinet AEGE, la filiale de fret DB Schenker parvient à percer en Chine en créant un joint-venture avec BITCC et en lançant Schenker BITCC Logistics, une entreprise qui a la particularité d'offrir un service de transport international. En janvier 2008, la DB a fait rouler un premier train de marchandises entre Pékin et Hambourg.

«La Deutsche Bahn veut s'autoproclamer terminal des échanges avec l'Asie, mais nous n'allons pas la laisser faire », commentait alors Guillaume Pepy, qui compte notamment sur Geodis, présent en Chine depuis longtemps, pour prendre sa revanche. Il y a un mois, le président de la SNCF rencontrait Vladimir Iakounine, son homologue russe, pour envisager d'ici à trois ans le transport de marchandises en provenance de Chine comme les jouets et le textile. Le président de la SNCF estime pouvoir mettre la Chine à dix jours de la France, alors que pas moins de six semaines sont aujourd'hui nécessaires pour rallier l'Europe depuis l'empire du Milieu par bateau.

De l'autre côté du Pacifique, les États-Unis offrent également de vastes espaces et des projets ambitieux. Tout va mieux pour la SNCF depuis qu'Arnold Schwarzenegger, gouverneur de la Californie, a opposé son veto à une loi qui voulait imposer à tous les candidats au futur TGV San Franciso-Los Angeles de faire la transparence sur leur rôle dans le transport des juifs vers les camps de concentration pendant la Seconde Guerre mondiale. Le texte visait particulièrement la SNCF.

Comme dans le transport aérien, peu d'opérateurs ferroviaires devraient demeurer actifs à l'avenir. Guillaume Pepy, tout comme l'ancien président de la DB, Hartmut Mehdorn, imaginent une Europe avec bientôt deux acteurs : la SNCF et la Deutsche Bahn, qui se partageraient les petits opérateurs et les territoires. D'où la hargne dont font preuve les deux géants européens.

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