Manière de voir, no. 114 - L'urbanisation du monde, mercredi, 1 décembre 2010, p. 56
La politique de réhabilitation des banlieues défavorisées a répandu l'idée plus ou moins diffuse que certaines zones géographiques, et les origines de leurs habitants, étaient sources de problèmes - faisant ainsi oublier que leur situation est due essentiellement à des inégalités qui concernent l'ensemble de la société.
"Cités-ghettos", "quartiers sensibles" ou autres "quartiers d'exil" sont, depuis une vingtaine d'années, l'objet de reportages dramatisants, parfois sensationnalistes (1). Mais est-ce la seule chose qui doive nous interroger ou nous inquiéter ? Car ces catégories territoriales, qui émergent en France dans les années 1985-1995, ne sont pas un simple reflet, même déformé, de la réalité sociale ; il ne s'agit pas seulement d'exagérations ou de mensonges. Ce qui se joue est aussi et surtout une nouvelle manière de regarder la pauvreté urbaine et d'y réfléchir, qui, paradoxalement, tout en insistant sur la gravité du "problème", a pour caractéristique principale de laisser dans l'ombre l'origine de la domination sociale, économique ou encore raciste.
Comment en est-on arrivé là ? Pour le comprendre, il convient de détourner le regard - au moins un instant - de ces éternels objets d'investigation, les "quartiers sensibles" et leurs habitants, pour s'intéresser à la manière dont le "problème des banlieues" a été défini dans les années 1985-1995, lorsqu'une nouvelle politique publique s'est mise en place dans cinq cents quartiers d'habitat social. Cette focalisation a eu un double effet. Les dispositifs de la politique dite "de la ville" ont permis de rénover de nombreuses cités, tout en offrant un accompagnement mis en place localement par des professionnels du développement social. En même temps, les financements supplémentaires obtenus et dépensés n'ont jamais pris la forme d'une redistribution sociale et spatiale des richesses, susceptible d'endiguer le creusement des inégalités économiques. Malgré les nombreux appels aux "plans Marshall pour les banlieues", ils ont été limités. D'autre part, des coupes sévères étaient dans le même temps infligées aux politiques de droit commun, en matière d'éducation ou de santé, dans ces mêmes quartiers populaires.
En outre, la focalisation sur les "quartiers sensibles" ne concerne que certains aspects. Le diagnostic sur lequel s'est appuyée la politique de la ville ne s'est pas limité au bâti ; la réhabilitation des cités dégradées a été menée sur la base d'un nouveau mot d'ordre : la participation des habitants. Réunions de concertation sur la réhabilitation des cités, pique-niques collectifs et conseils de quartier où ces habitants sont censés exprimer leurs demandes pour les voir mieux prises en compte se sont alors développés, à l'initiative des acteurs locaux.
De telles procédures sont nécessaires. Mais, pendant qu'on insistait sur elles, on reléguait au second plan les réalités économiques, comme le chômage que les habitants de ces quartiers, pour une grande part ouvriers et/ou immigrés, subissaient de plein fouet. Les "quartiers" ont attiré l'attention des pouvoirs publics, mais au prix d'un autre recadrage des "difficultés". Les grilles territoriales, qui ont été massivement utilisées pour penser la pauvreté, ont joué un rôle paradoxal, fonctionnant comme des euphémismes pour désigner des habitants non plus en référence au statut social, mais en fonction de leurs "origines", nationales, culturelles ou "ethniques". Cette ethnicisation de la question sociale (qui puise ses racines bien en amont de la politique de la ville) a eu pour effet de présenter les origines dites "ethniques" comme des problèmes - voire des menaces - pour la société, et non pas comme des problèmes pour les personnes subissant le racisme.
"Citoyenneté", "participation des habitants", "projets", valorisation de la "proximité" et du "local", "transversalité" et "concertation" entre "partenaires" : il est difficile de questionner ces mots d'ordre tant ils sont devenus familiers. L'interrogation est d'autant plus difficile que ce vocabulaire nous paraît désormais humaniste et progressiste, dans un contexte politique où la rhétorique de l'insécurité, de la "racaille" et des "zones de non-droit" est prévalente. Pourtant, la participation des habitants, lorsqu'elle est devenue le remède miracle pour soigner le "mal des banlieues", a été définie de manière singulièrement restrictive : occultation des conditions de vie matérielles au profit du "dialogue" et de la "communication" ; psychologisation et donc dépolitisation des problèmes sociaux, alimentées par une représentation du quartier comme espace neutre et pacificateur ; valorisation de la bonne volonté individuelle ainsi que des solutions modestes et ponctuelles, dévalorisation concomitante de la conflictualité et des revendications trop "politiques".
Une série de livres et de manuels à destination des nouveaux professionnels du développement social expliquent par exemple comment transformer les "revendications en propositions", les "demandes d'assistance en projets de développement" et, surtout, selon la formule consacrée, comment apprendre aux habitants à "pêcher le poisson" plutôt que de le recevoir. On voit ainsi de quelle manière la politique de la ville a participé à la redéfinition des politiques sociales comme interventions individualisantes et "responsabilisantes", enjoignant aux habitants de "prendre en main" les transformations nécessaires.
En outre, le tournant répressif qui a lieu à partir de 1997 n'est pas sans lien avec la manière dont a été défini le problème des quartiers de 1985 à 1995. Il s'appuie sur les mêmes catégories territoriales et apparaîtra d'autant plus légitime que, depuis dix ans déjà, la pauvreté est présentée comme une question avant tout psychologique et locale, et que les individus qui la subissent sont invités à se réformer eux-mêmes plutôt que de pointer du doigt les mécanismes structurels qui les conditionnent.
L'histoire de cette dépolitisation présente toutefois des aspects surprenants. Elle prend en effet ses racines dans un mouvement contestataire puissant. Durant les années 1960, des urbanistes, des travailleurs sociaux, des militants et des chercheurs ont dénoncé la démarche autoritaire et technocratique de l'Etat planificateur pour promouvoir, au nom du "cadre de vie", une action dite "globale" de réhabilitation des cités, impliquant les collectivités locales, et fonctionnant sur la base d'une plus grande concertation avec les habitants. Un mouvement particulièrement important s'est développé, en France comme dans d'autres pays européens ou américains, contre l'urbanisme des tours, des barres et des autoroutes, et contre les opérations brutales de rénovation dans les centres-villes.
Les principes fondateurs des politiques du logement depuis l'après-guerre (la planification urbaine et l'affirmation de l'Etat, représentant et promoteur de l'intérêt général) subissent dans les années 1970 une charge supplémentaire, même si l'inspiration idéologique est tout autre, avec la montée en puissance des dogmes néolibéraux. La crise profonde qui s'ensuit ouvre alors la voie à d'autres manières de faire et de penser les problèmes urbains.
La politique de la ville est le résultat de ces mouvements réformateurs, mais ses manifestations concrètes ne peuvent se comprendre que par rapport au contexte dans lequel elle s'est institutionnalisée. Dans les années 1980, la gauche au pouvoir se résout au tournant dit "de la rigueur". Issus, pour la plupart, du milieu associatif et parapublic, mais aussi de toute la mouvance critique et contestatrice de l'après-Mai 68, les promoteurs du développement social des quartiers occupent des positions marginales dans l'administration. La politique de la ville, par laquelle ils vont chercher à consolider les expériences menées dans les quartiers d'habitat social, leur offre un reclassement professionnel et un lieu de reconversion militante (2).
Mais cela n'est possible qu'au prix d'un ralliement au recadrage budgétaire et à la redéfinition des politiques sociales, conçues désormais non plus comme des politiques de redistribution mais comme la mise en place locale et minimale d'un filet de sécurité pour les plus démunis.
Le terme "quartier", d'abord "d'habitat social" puis "en difficulté" et enfin "sensible", se charge de connotations négatives : on décrit ces territoires comme nécessitant moins le développement d'une action autonome que l'intervention de thérapeutes. De sorte que la dimension contestataire, très présente dans l'appel à la mobilisation des habitants, s'efface pour laisser la place à une action publique rationalisée, avec productions statistiques et essor d'un nouveau secteur professionnel : le développement social urbain.
Non seulement les acteurs de la politique de la ville se soumettent à ce nouveau cadre politique, mais certains, désireux de réformer l'Etat et pas uniquement les quartiers déshérités, vont également adopter la thématique de la "modernisation des services publics" qui, dans les versions libérales dominantes, se réduit souvent à un simple retrait (3). On voit ainsi d'anciens militants (issus de la mouvance maoïste, par exemple) relayer une méfiance croissante envers des habitants accusés de se complaire dans l'assistanat, et surtout envers l'Etat en tant que tel, soupçonné d'encourager cet assistanat et de ne générer que dysfonctionnements et rigidités.
Outre les trajectoires des promoteurs d'une action sur les "quartiers" et les choix de la gauche gouvernementale, les intellectuels ont joué un rôle-clé. Dans les universités comme dans les ministères, la question des banlieues a suscité une importante littérature, qui ne se limite pas à une analyse des problèmes sociaux et économiques. Plusieurs intellectuels ont développé l'idée que ces territoires marquaient ou incarnaient l'avènement d'une nouvelle question sociale.
Or cette grille d'analyse, reprise par les médias et utilisée par les acteurs de la politique de la ville, postule que les problèmes sociaux mettraient désormais en jeu des "exclus" et des "inclus", et seraient uniquement liés à la ville. Etroitement associés au concept d'exclusion, un certain nombre de travaux sont de ce fait venus légitimer le recul des questions liées au travail. Ces dernières appartiendraient à une période prétendument révolue, et il faudrait à présent se tourner vers les banlieues, territoires perçus comme "coupés" ou "relégués", et venir en aide à des populations décrites comme "oubliées" et non plus "exploitées" ou "dominées" (4).
Dernier élément-clé : l'attitude des municipalités, en premier lieu celles qui sont gérées par la gauche, où se trouve la majeure partie des quartiers d'habitat social. Depuis la fin des années 1980, ces municipalités ont adopté la thématique de l'"exclusion" dans les "quartiers" et entériné sa dimension dépolitisante. La politique de la ville a apporté des crédits, et, surtout, est apparue au début des années 1990 comme porteuse de solutions nouvelles pour encadrer la jeunesse populaire (évitant ainsi les "émeutes"). Bien davantage, la "démocratie locale" a suscité l'espoir de combler le fossé qui s'est creusé entre la classe politique et les citoyens, notamment ceux des classes populaires (5).
La "spatialisation des problèmes sociaux (6)" a pour effet de rendre invisible tout ce que la situation des quartiers les plus pauvres doit à ce qui se passe dans d'autres univers, comme les "beaux quartiers", moins médiatisés mais tout aussi cloisonnés, ou encore le monde du travail où se défait et se recompose la "condition ouvrière (7)". Mais il faut insister sur les batailles symboliques aux effets décisifs qui se jouent dans les ministères, les bureaux d'experts, les médias... et même chez les intellectuels, et dont l'issue depuis plusieurs décennies conduit à faire oublier l'impact des politiques macroéconomiques, la remise en cause de la fonction redistributrice et protectrice de l'Etat social, ou encore l'ampleur et l'impunité des discriminations.
Une ville à trois vitesses
Olivier PironetJacques Donzelot, Quand la ville se défait. Quelle politique face à la crise des banlieues ?, Seuil, Paris, 2006. Sociologue, spécialiste des questions sociales et urbaines, Jacques Donzelot décrit la ville d'aujourd'hui comme "une ville à trois vitesses", marquée par une logique de séparation des populations.
Gérard Chevalier, Sociologie critique de la politique de la ville. Une action publique sous influence, L'Harmattan, Paris, 2005. L'auteur met en lumière les origines et les finalités réelles de la politique de la ville, souvent occultées par les discours officiels, et examine les contradictions inhérentes à une action publique marquée par le souci du gigantisme et la compassion.
Cécile Péchu, Les Squats, Presses de Sciences Po, Paris, 2010. Une synthèse des origines, de l'évolution et de la diversité du squat comme mode d'action collective en milieu urbain, de la fin du xixe siècle à nos jours, en France et à l'étranger. Cécile Péchu distingue deux grands modèles : le squat s'appuyant sur le droit au logement et celui revendiquant le droit de vivre autrement.
"Tourisme et patrimoine, un mariage difficile", Monde chinois, n° 22, Institut Choiseul, Paris, été 2010. La revue s'intéresse à l'état du patrimoine bâti chinois et s'interroge sur ce que sera le visage de la Chine dans cinq, dix ou vingt ans, alors que le pays le plus peuplé du monde rase de nombreux quartiers dans le cadre des plans d'urbanisation.
Christophe Martin, Ethnologie d'un bidonville de Lima, L'Harmattan, Paris, 2000. L'histoire et le fonctionnement de Túpac Amaru, une barriada (bidonville) de la capitale péruvienne, depuis l'"invasion" jusqu'à l'apprivoisement de l'espace et une organisation sociale fondée sur l'entraide et la solidarité.
Sylvie Tissot, Maîtresse de conférences en sciences sociales à l'université Marc-Bloch de Strasbourg, auteure de L'Etat et les quartiers : Genèse d'une catégorie de l'action publique, Seuil, Paris, 2007.
(1) Loïc Wacquant, Parias urbains. Ghetto. Banlieues. Etat, La Découverte, Paris, 2006.
(2) Cf. Reconversions militantes, Presses universitaires de Limoges, 2006.
(3) Yasmine Siblot, Faire valoir ses droits au quotidien. Les services publics dans les quartiers populaires, Presses de Sciences Po, Paris, 2006.
(4) François Dubet et Didier Lapeyronnie, Les Quartiers d'exil, Seuil, Paris, 1992.
(5) Michel Koebel, Le Pouvoir local ou la démocratie improbable, Editions du Croquant, Bellecombe-en-Bauges, 2006.
(6) Sylvie Tissot et Franck Poupeau, "La spatialisation des problèmes sociaux", Actes de la recherche en sciences sociales, n° 159, Paris, septembre 2005, p. 5-9.
(7) Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Grandes fortunes. dynasties familiales et formes de richesse en France, Payot, Paris, 2006 ; Stéphane Beaud et Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux, Fayard, Paris, 2005.
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