Les Echos, no. 20800 - Entretien du lundi, lundi, 8 novembre 2010, p. 17
Vous avez fondé votre groupe en 1984, au tout début de l'ouverture chinoise, alors que les sociétés privées n'existaient pas encore. Vous étiez alors chercheur à l'Académie des sciences de Chine. Comment cela s'est-il passé ?
Deng Xiaoping venait de décréter le passage à l'économie de marché. Mais personne ne savait comment faire. Nous étions dans une économie administrée et le système juridique ignorait totalement les entrepreneurs. Nous avions des mini-ministères par industries. Un pour l'électronique, un autre pour l'aéronautique ou l'automobile, etc. Chacun de ces ministères était actionnaire des entreprises de son secteur. Il allouait des quotas de production, d_employés et même le niveau des salaires. Du coup, ces entreprises ne décidaient rien, elles étaient en cage. C'est pour ça que j'ai voulu créer mon entreprise, pour avoir la liberté. Mais l'Académie des sciences n'avait jamais fait ça et ne savait pas comment procéder. Heureusement, son président avait compris en visitant les Etats-Unis que pour transformer des technologies en produits commerciaux, il fallait faire émerger des sociétés indépendantes.
La mise en place a été difficile_
Beaucoup plus difficile que cela ne l'est aujourd'hui. Il n'y avait bien sûr pas de grande concurrence, mais la situation était complètement chaotique. Nous avions un système juridique inadapté à une économie de marché. Nous avions par exemple mis au point une carte électronique permettant d'écrire en caractères chinois. Comme elles en avaient l'habitude, les autorités nous ont imposé un prix de vente correspondant au prix du matériel plus 20 %. C'était évidemment impossible, ça ne rémunérait même pas le travail des chercheurs. Du coup, nous avons fixé notre prix et on nous a immédiatement infligé une amende énorme de 1 million de yuans. Nous avons dû négocier pour la réduire, mais elle n'a pas été supprimée. Tout était comme ça. Une autre fois, un individu nous a escroqués. Cela m'a pris quinze jours pour le retrouver. Je n'arrivais plus à dormir la nuit et j'ai dû être hospitalisé. Tout cela s'est normalisé avec l'entrée de la Chine dans l'Organisation mondiale du commerce.
Mais elle a fait entrer la concurrence américaine. Comment avez-vous résisté au débarquement de HP, Dell et IBM ?
Le gouvernement a réduit fortement les droits de douane et les quotas d'importation car il était mécontent de la qualité et du prix des produits chinois. Quand les américains sont arrivés, les grands groupes d'Etat se sont effondrés presque d'un coup. Le leader, Great Wall, a coulé en un an ! Nous, nous étions encore très petits, avec 2 % du marché. Nous avons analysé la situation du marché et nous nous sommes réorganisés en profondeur. Mais nous n'avions pratiquement pas de contrats gouvernementaux et les banques n'achetaient que des marques américaines en qui elles avaient plus confiance. Du coup, nous nous sommes tournés vers le marché grand public. Et là, nous avons trouvé notre avantage compétitif : la rapidité et la compréhension des besoins. Dans cette industrie, les prix des composants sont très volatils et chutent en quelques mois. Nous avons raccourci le cycle de production et fabriqué des quantités plus petites pour éviter tout stock. Ce qui nous permettait de baisser les prix de vente plusieurs fois dans l'année. Les américains ne pouvaient pas le faire car ils devaient avant en référer au siège aux Etats-Unis, puisque les budgets étaient annuels. Et puis nous trouvions des astuces. Par exemple, en 1999, quand l'Internet a décollé, les gens avaient beaucoup de mal avec le matériel de connexion. Alors, nous avons négocié avec les opérateurs locaux et intégré tout le matériel dans les ordinateurs. Du coup, on pouvait se connecter instantanément en un clic. Avec ça, notre part de marché a progressé de 7 points en une seule année !
Mais, à un moment, après l'échec d'une tentative de diversification, vous avez décidé de devenir une société mondiale en rachetant les PC d'IBM en 2005. Pourquoi avez-vous préféré cette solution plutôt que la croissance organique ?
La réponse tient dans deux chiffres. L'année de l'acquisition, notre chiffre d'affaires était de près de 3 milliards de dollars. Deux ans après, il a dépassé les 16 milliards. Nos profits sont passés de 140 millions à 480 et notre part de marché mondiale de 2,2 % à plus de 7 %. Elle dépasse aujourd'hui les 10 %. Nous avions besoin d'une marque, de technologies et de compétences. Nous avons soigneusement analysé la situation. Les risques étaient de trois ordres. L'acceptation de l'opération par les clients, la motivation des troupes internationales et le risque de choc de culture au niveau de la direction générale.
Vous avez connu des difficultés d'intégration au début. Quelles étaient les principales différences culturelles ?
Par exemple, chez Lenovo, nous avons l'habitude de respecter scrupuleusement nos engagements. C'est une part très importante de notre culture. Quand les gens viennent me voir, ils savent qu'ils devront respecter les objectifs qu'ils se donnent et il n'est pas acceptable que de façon répétée on ne tienne pas ses promesses. Dans les entreprises occidentales que nous avons observées, il y a une certaine culture de tolérance sur les objectifs que l'on se donne. Autre exemple, en Chine, un employé ne vient pas voir son supérieur pour défendre ses compétences et négocier ses attributions. Il travaille, on l'observe et ensuite seulement on définit avec lui ses tâches et même son salaire. De la même façon, il est fréquent chez nous de venir s'excuser quand on a fait une erreur, et ce n'est pas un aveu de faiblesse, alors que c'est rare chez les Occidentaux qui ne comprennent pas, par exemple, quand je viens m'excuser devant mon actionnaire.
Les relations entre les entreprises sont, elles aussi, différentes_
C'est vrai. Quand l'Académie des sciences a ouvert le capital à des investisseurs que nous connaissions bien, ceux-ci ont pris 29 % du capital sans faire le moindre audit, alors que nous étions en difficulté. A l'inverse, après avoir négocié l'acquisition des PC d'IBM, les américains ont mobilisé des avocats pendant des semaines sur de tout petits détails qui ne représentaient même pas le millième de notre accord. Mais toutes ces différences s'estompent et, au final, aucun dirigeant n'est parti et les cadres de tous les pays sont plus motivés aujourd'hui, car ils sont plus impliqués.
L'activité de Lenovo est séparée en deux, avec les marchés matures, d'un côté, et les marchés en croissance, de l'autre. Est-ce à dire que vous ne croyez pas à la croissance future de l'Europe ou des Etats-Unis ?
Cette répartition n'est pas une vision chinoise du monde. Il est clair que ce sont les marchés émergents qui tirent depuis plusieurs années la croissance de notre secteur. Néanmoins, les marchés matures sont critiques pour Lenovo. Notre portefeuille de clients professionnels y est très large et nous pouvons y vendre des produits à plus forte valeur ajoutée et à plus forte qualité. Nous pouvons donc y apprendre beaucoup de choses, qui nous sont utiles pour toutes nos activités. De manière générale, la stratégie de Lenovo se veut équilibrée. Nous sommes à la fois sur les pays matures et émergents, et sur les marchés professionnels et particuliers. Le rachat de la micro-informatique d'IBM nous a renforcés auprès des entreprises. Mais ces dernières années, c'est le segment grand public qui a pris beaucoup d'importance. Lenovo a une grande expérience dans ce domaine en Chine, mais moins dans les zones plus matures. Nous devons donc répliquer là-dessus, tout en restant forts dans le « professionnel ». Cela correspond bien à la stratégie du groupe, que nous avons baptisé « protect and attack ».
Vous êtes actuellement numéro quatre du marché mondial des PC. Comment voyez-vous le devenir de ce marché ?
Je ne suis pas inquiet sur l'avenir du PC, qui va perdurer encore longtemps. Reste que les formats actuels du PC vont s'enrichir, notamment grâce à l'essor de la mobilité. Avec Internet, les gens veulent être connectés partout, dans la rue ou dans l'avion. Cette tendance de fond nous amène à évoluer. Nous allons nous appuyer sur notre savoir-faire technologique pour sortir de nouveaux produits qui répondront à ces nouveaux besoins. Nous avons déjà lancé un « smartphone », LePhone, en Chine, qui va dans ce sens. Les tablettes Internet constituent aussi un marché que nous regardons. Dans ce domaine de l'Internet mobile, nous voulons développer une offre intégrée, avec matériel, service et contenu. Nous ne sommes pas satisfaits de notre position actuelle de numéro quatre mondial et, à moyen terme, nous voulons être au sommet.
Le président Hu Jintao est en ce moment en visite en Europe. Quelle vision les entrepreneurs chinois ont-ils de l'Europe ?
Je ne peux pas parler au nom de tous les entrepreneurs chinois. En ce qui concerne Lenovo, l'Europe est une entité extrêmement importante qui représente une grosse part de nos revenus. C'est pour cela que l'un de nos dirigeants, qui suit les marchés matures, y est basé et nous sommes très attentifs à son évolution. En ce qui concerne la France, elle a de nombreux atouts en matière de technologie. Les fonds d'investissement dont je m'occupe s'intéressent par exemple de très près aux compétences françaises en matière de traitement de l'eau, qui représente un marché gigantesque en Chine. D'une manière plus générale, je pense que l'Europe doit trouver sa voie pour sortir de la crise, comme la Chine l'a fait avec son plan massif d'investissement dans les infrastructures. C'est un vrai succès.
Propos recueillis par Maxime Amiot et Philippe Escande
Né dans le sud de la Chine, à Zhenjiang, Liu Chuanzhi commence sa carrière d'ingénieur à l'Académie des sciences chinoise, en 1966. Avec 10 ingénieurs et un prêt de 200.000 yuans, il lance en 1984 New Technology Developer Inc. - qui deviendra Legend puis Lenovo -spécialisé sur la production de cartes électroniques. Il en assure la direction opérationnelle jusqu'en 2005, date d'acquisition de la branche PC d'IBM. Président de la maison mère, Legend Holdings, il revient aux commandes en 2009, en pleine crise en tant que président du Board. Liu Chuanzhi a reçu, le 5 novembre dernier, le prix Entrepreneur pour le monde 2010 décerné par l'EM Lyon. Son groupe vient de publier un chiffre d'affaires de 4,1 milliards de dollars pour son deuxième trimestre fiscal, en baisse de 5 % comparé à la même période de 2009, mais en hausse de 19 % comparé au dernier trimestre. La moitié de ses ventes se sont réalisées en Chine sur cette période. Leader en Chine, Lenovo, est le numéro quatre mondial du PC, avec 10,4 % du marché, selon Gartner.
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