vendredi 19 novembre 2010

LIVRE - Dolce Vita, 1959-1979" par Simonetta Greggio



Marianne, no. 709 - Culture, samedi, 20 novembre 2010, p. 68

Berlusconi, un fruit des années noires - Alexis Liebaert

Cette fresque revient sur deux décennies italiennes de violence et de décadence. Dans "Dolce Vita, 1959-1979", Simonetta Greggio nous plonge dans cette époque tourmentée qui donnera naissance à un bouffon.

Dolce Vita, 1959-1979, ou l'Italie comme vous ne l'avez jamais lue. Un époustouflant roman qui remet en perspective, avec force détails et un souffle irrésistible, cinquante ans de l'histoire de la péninsule. Un récit écrit en français, comme si son auteur, une jeune Italienne installée à Paris depuis une vingtaine d'années, voulait nous faire enfin comprendre - nous qui sommes souvent enclins à confondre vie politique transalpine et commedia dell'arte - la réalité d'une histoire dans laquelle décadence de la classe dominante et bains de sang terroristes sont inextricablement liés. Rien de plus irritant, en effet, pour un Italien, quand il évoque la face obscure de Silvio Berlusconi, que de s'entendre répondre : "Moi, il m'amuse plutôt."

Un pays qui brûle

L'avertissement au début de l'ouvrage ne laisse d'ailleurs aucun doute sur la véracité de faits relatés et, partant, sur les intentions pédagogiques de l'auteur : "Tous les événements et personnages de ce livre sont réels, sauf les deux personnages principaux [...] fictifs, bien qu'inspirés de deux hommes ayant existé." Et, de fait, très rapidement on se pose la question : Dolce Vita est-il un roman ou un récit, voire un document ? Un sentiment renforcé par l'alternance entre les chapitres - incontestablement romanesques - où le "héros" se confesse avec une légèreté désarmante et ceux - secs comme des rapports de police - où la romancière se contente d'exposer d'une écriture tranchante, presque désincarnée, les événements dramatiques qui secouent son pays. Simonetta Greggio appartient manifestement à la famille des écrivains convaincus à l'instar de l'Anglo-Pakistanais Tariq Ali qu'écrire un roman, c'est "jouer de ses poings littéraires". D'où sans doute ce choix du genre romanesque qui par l'adhésion qu'il suscite permet de convaincre le lecteur de la réalité de l'inimaginable (quel Français imagine ses voisins italiens sous ce jour ?) en étant d'autant plus persuasif qu'il évite tout didactisme.

1959, Rome. Première projection de La Dolce Vita de Fellini. Dans la salle du cinéma Fiamma ("Flamme"), tout ce que l'Italie de l'après-guerre compte de puissants. Et, parmi eux, le personnage principal du nouveau roman de Simonetta Greggio, don Emanuele, prince de Valfonda, 14e comte de Palmieri, plus connu de ses amis sous le sobriquet de Malo.

Comme la plupart de ses pairs assis dans le noir à ses côtés, le prince est un peu désorienté. Il se reconnaît, certes, dans les personnages du film. "Les critiques ont dit que nous étions des caricatures. Ils ne pouvaient pas savoir que nous étions vraiment comme ça. Fellini l'avait deviné", mais il n'en tire aucune conclusion. Si le Guépard de Giuseppe Tomasi, prince de Lampedusa, observait de près l'effondrement de son monde, son alter ego se contente, un siècle plus tard, "de danser avec ses semblables, les beaux et les damnés, sur les décombres d'un pays qui brûle".

Un saut de cinquante ans dans le temps. Le père Saverio, ex-confesseur des Brigades rouges, se rend au chevet du prince Malo qui vit ses derniers jours. Les deux hommes se connaissent depuis toujours : l'abbé était le fils de l'un des employés de son père. Et c'est lui, ce prêtre torturé dans sa chair par sa passion pour les jeunes hommes, que Malo a choisi pour raconter "un univers qui allait faire naufrage".

Au coeur de ce naufrage surnagent des figures grimaçantes que le prince fréquente régulièrement. Ceux-là mêmes qu'il appelle "[ses] amis". A l'image des damnés de Visconti, ils sont pourtant ces apprentis sorciers qui conduisent le pays au bord du gouffre. Ils appartiennent souvent à deux organisations secrètes dont les historiens sont loin d'avoir encore épuisé tous les mystères. Le réseau Gladio ("Glaive") d'abord, une équipe de stay-behind, comme disaient alors les hiérarques de l'Otan qui avait implanté et financé ces discrètes structures dans différents pays européens. Dotées d'importants stocks d'armes, elles étaient censées mener des actions de partisans dans l'hypothèse d'une invasion soviétique. Des hommes et leurs armes qu'ils vont utiliser pour tenter à tout prix d'empêcher les partis de gauche - et plus particulièrement le Parti communiste italien - de parvenir au pouvoir.

Et puis il y a la loge P2, qui tire son nom d'une loge "couverte" maçonnique appelée la loge Propaganda Massonica no 2. Etroitement liée au réseau Gladio et dirigée pendant des années par un ancien militant fasciste, elle comptait à son apogée plusieurs centaines de membres (selon d'autres sources, jusqu'à 2 000) dont plusieurs chefs des services secrets italiens, une poignée de ministres et d'hommes politiques, des chefs d'entreprise, des magistrats, une phalange de prélats et, à en croire la justice italienne, le banquier de Cosa Nostra. Parmi leurs objectifs, s'assurer du contrôle d'un maximum d'organes d'information afin de combattre les idées de gauche. Un dernier détail qui ne relève pas de la fiction, le numéro 1816 de la loge s'appelait Silvio Berlusconi, patron de l'empire de communication Mediaset et actuel président du Conseil.

Paillettes et cadavres

Difficile encore aujourd'hui de déterminer le rôle exact de tous ces hommes dans les "années de plomb" qui virent l'Italie secouée par une vague d'attentats sans précédent. Qui manipulait véritablement les terroristes des Brigades rouges à l'origine de l'assassinat d'Aldo Moro, le patron des patrons, ou ceux d'extrême droite adeptes de la "stratégie de la tension" ? La loge P2 se dissimulait-elle derrière l'attentat de la piazza Fontana à Milan qui, en 1969, fit 16 morts et 98 blessés ? L'affaire, en tout cas, est des plus troubles : alors qu'un anarchiste est accusé d'avoir posé la bombe et se suicide fort opportunément en se défenestrant, un militant néofasciste, Vincenzo Vinciguerra, affirmera quelques années plus tard au célèbre juge Casson que la tuerie visait à pousser le gouvernement à instaurer l'état d'urgence. Même brouillard autour de l'attentat à la gare de Bologne onze ans plus tard, comme autour de tant d'autres.

Et tout au long de ces vingt années de complots et d'attentats une partie de la classe dirigeante italienne, indifférente - quand elle n'est pas complice -, continue de s'abandonner joyeusement aux pires débauches. Terrible contraste entre l'univers luxueux de ces nantis au cynisme sans limite et la violence déchaînée qui s'abat sur la péninsule. D'un chapitre à l'autre, on passe de l'alcôve où un jeune aristocrate retrouve un couple de faux jumeaux (garçon et fille), presque trop beaux pour être vrais, au cadavre de Pasolini abandonné sur une plage. On assiste ébahi aux derniers ébats d'une marquise nymphomane, puis au viol de Francesca Rame, artiste engagée et femme du futur prix Nobel Dario Fo par des "copains du chef" : les sbires d'un général des carabiniers.

De ces histoires tragiques, de ces hommes qui écrivent l'histoire en lettres de sang, le vieux prince sait tout ou presque. Alors il raconte, décrypte pour son confesseur, la sinistre aventure de son alter ego, le "prince noir" Junio Borghese, fasciste convaincu et cerveau d'une tentative avortée de coup d'Etat en décembre 1970, ou celle, extravagante, de Silvano Girotto, dit Frare Mitra ("Frère Mitraillette"), religieux et ex-guérillero en Bolivie, qui livrera aux autorités plusieurs chefs des Brigades rouges. Et, au fil de son récit, tous ces faits, connus ou inconnus, baroques ou sanglants, soudain réunis, prennent une signification différente. Impossible, dès lors, après avoir dévoré (car elles se dévorent) ces quelque 400 pages de souscrire encore à la fable d'un Silvio Berlusconi amuseur public arrivé au pouvoir par la seule grâce du hasard et de son seul charisme. Et gageons qu'une fois Dolce Vita refermé, plus personne ne confondra politique italienne et commedia dell'arte, même si le rouge et le noir s'y mêlent inextricablement.

Lire aussi la "Bibliothérapie", p. 77 : le Temps matériel, de Giorgio Vasta, Gallimard.

Dolce Vita, 1959-1979, de Simonetta Greggio, Stock, 407 p., 21,50 €.

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