Textile. Comment les Chinois ont implanté en Toscane une ville-usine.
Le kiosque à journaux ne vend que le Wan Li (rédigé en cantonais), dans les restaurants, les tagliatelle ont cédé la place aux noodles. Toutes les enseignes ignorent la langue de Dante au profit des idéogrammes, et seuls des Asiatiques peuplent la rue Pistoiese, le coeur du Chinatown de Prato, en cet après-midi de début d'automne. « Bienvenue en Chine ! » s'amuse Matteo Lee, arrivé de Wenzhou, une ville du sud-est de la Chine, en 1990. « La Chinatown de Prato ne ressemble pas à celles des autres capitales européennes, à la fois mixtes et folkloriques, explique notre guide. Ici, on est comme dans un morceau de Chine profonde transportée en Italie. »
Si la communauté chinoise de Prato est la troisième d'Europe après celles de Londres et de Paris avec 45 000 personnes, la deuxième ville toscane ne compte que 180 000 habitants. Un Pratésien sur quatre est donc chinois, comme 40 % des bébés qui naissent à l'hôpital.
L'implantation chinoise à Prato, à une quinzaine de kilomètres au nord-ouest de Florence, remonte aux années 90. Les premiers arrivés provenaient de Wenzhou pour travailler dans le secteur textile, à l'époque l'un des plus florissants de la péninsule. Mais rapidement certains d'entre eux se mirent à leur propre compte pour prolonger la filière en fabriquant des vêtements alors que les industriels locaux se limitaient aux tissus. Le fast fashion(mode rapide) venait de naître.« Nous sommes les plus rapides au monde, note Xu Qiu Lin - Giulini pour ses amis italiens -, dont l'entreprise Giupel fait officiellement 15 millions d'euros de chiffre d'affaires.Nous répondons à n'importe quelle commande en moins de trois jours alors qu'il faut trois mois pour faire fabriquer en Chine et transporter en Europe. Et nous bénéficions du label made in Italy qui est un atout sur tous les marchés. » Les plus rapides mais aussi parmi les moins chers. Toutefois, arrivant du nord de la Chine, la dernière vague d'immigration est très peu qualifiée et le fast fashion chinois made in Italy est souvent de moins bonne qualité que la production made in China. Paradoxe de la mondialisation.
Reste que, en vingt ans, Prato a détrôné Paris pour la confection de basse qualité, principalement destinée aux marchés ambulants : 3 400 entreprises de confection, 40 000 ouvriers (entre réguliers et clandestins), 360 millions de pièces produites par an, un chiffre d'affaires estimé à 2 milliards d'euros - dont la moitié au noir - et une clientèle qui provient de toute l'Europe mais aussi d'Afrique, du Proche-Orient ou d'Amérique du Sud.
« Nouvel esclavage ». Ainsi, après minuit, la zone industrielle de 175 hectares du Macrolotto est encore illuminée a giorno et bourdonnante d'activités. Les portants sortent des hangars pour exposer la marchandise. Frêles silhouettes, des centaines de Chinois parcourent à bicyclette et clope au bec les innombrables allées. Partout, des fourgons aux immatriculations les plus variées chargent et déchargent. Le camion snack-bar ambulant distribue des barquettes de riz cantonais. Et de grosses Mercedes, Audi ou Porsche Cayenne indiquent que les laoban(les patrons) ne sont pas loin.
Signe de cette vitalité économique, en 2009, les Chinois de Prato ont envoyé dans leur pays 464 millions d'euros grâce aux 248 (!) officines de transfert d'argent installées dans la ville.
Un trésor basé sur le travail des clandestins, qui sont entre 30 000 et 35 000 selon les autorités. Chaque descente des enquêteurs dans les ateliers offre le même spectacle : ouvriers dormant, cuisinant et travaillant seize heures par jour et sept jours sur sept dans des entrepôts sordides et insalubres. Evoquant les laoban qui confisquent les passeports des nouveaux arrivés jusqu'au remboursement de leur voyage (de 20 000 à 30 000 euros), le maire de Prato, Roberto Cenni, parle d'un « nouvel esclavage ».« Quel esclavage ? rétorque Giulini.Chez eux, ils gagnent 80 euros par mois, ici 800. En deux ans, ils peuvent s'acheter une maison. Prato est un mirage pour eux. » D'ailleurs, la force de travail ne manque jamais à Prato. En cas de surchauffe, un coup de fil, et des ouvriers rappliquent instantanément de Rome ou Milan.
Une situation qui n'est pas près de changer, car les autorités chinoises refusent de rapatrier les clandestins dont l'identité n'est pas établie. Ainsi, en 2009, sur les 985 clandestins verbalisés par la police, 7 seulement ont été reconduits aux frontières.
L'illégalité ne se limite pas au travail au noir. Outre les contributions sociales et la TVA qui semblent facultatives, une grande partie du tissu arrive de Chine à 58 centimes le mètre quand celui fabriqué à Prato coûte... 5 euros.« En plus des systèmes de triangulation avec des sociétés en faillite ou de la contrebande pure et simple, les Chinois ont un stratagème qui évite les contrôles sur les tissus : ils facturent en kilogrammes quand nos douaniers raisonnent en mètres », explique Silvia Pieraccini, auteur de la plus complète enquête sur les Chinois de Prato. Les pauvres gabelous transalpins en perdent leur latin ! Ils ne sont pas les seuls. Lorsqu'une administration veut signifier une contravention à une entreprise, elle se heurte au mur des homonymies. Au registre du commerce, il existe actuellement 10 entreprises intitulées Confection Antonio , 12 Confection Francesca et 15 Confection Giulia. Pour compliquer les choses, la majorité de ces entreprises disparaissent au bout de quelques mois pour renaître sous un autre nom.
Le système est économiquement génial, global - les Chinois ont mis sur pied tous les services dont ils ont besoin : agences de voyages, entreprises de transport, taxis, pompes funèbres, restauration, etc. - et impénétrable.
Ballon d'oxygène. Après soixante-cinq ans d'hégémonie de la gauche, Roberto Cenni a emporté la mairie de Prato en faisant campagne contre l'illégalité de la communauté chinoise et avec le soutien de la Ligue du Nord.« Ce sont les habitants les plus modestes qui souffrent de la présence des Chinois. Il y a jusqu'à 40 % d'enfants d'immigrés dans les écoles publiques, et le service des urgences de l'hôpital est saturé à cause d'eux. Le prix de l'immobilier dans Chinatown a chuté. Ceux de mes concitoyens qui y vivent ne peuvent plus vendre leur appartement. L'illégalité diffuse contamine tout le tissu économique de la ville, et nous redoutons l'installation de la mafia chinoise. »
Comme pour confirmer les inquiétudes du maire sur la criminalité, trois Chinois ont été assassinés - deux à coups de machette et le troisième d'une balle dans la tête - en pleine rue et en plein jour durant notre séjour sans que personne s'aperçoive de rien. Comment dit-on omerta en chinois ?
Pourtant, Prato ne peut pas vivre sans la communauté chinoise. Alors qu'ils ne sont en rien responsables de la crise du secteur traditionnel du tissu, les Chinois ont apporté un ballon d'oxygène à la ville : 120 millions d'euros par an pour la location des entrepôts, 40 millions pour celle des appartements, 35 millions chez les concessionnaires automobiles, etc. Et de nombreuses entreprises chinoises emploient désormais des Italiens pour la création des collections, la vente ou l'administration.« J'aurais préféré qu'ils ne s'installent pas à Prato, mais, s'ils s'en allaient maintenant, ce serait une catastrophe », reconnaît Carlo Longo, le président de la chambre de commerce. Les milieux d'affaires ne s'y sont pas trompés et ils ont ouvert les portes du très sélect club de golf local à une dizaine de patrons de l'empire du Milieu.
« Sortir de l'illégalité ». La politique de contrôles coups de poing de la nouvelle municipalité, avec grand déploiement de forces de l'ordre et hélicoptères, a montré ses limites et aggravé l'incompréhension entre les deux communautés. Pourtant, comme les Italiens, Matteo Lee comprend la nécessité de sortir de l'illégalité.« Il nous faut un peu de temps pour nous adapter. Mais il nous faut des règles simples, claires et qu'elles soient appliquées. »« Les Italiens arrêtent les clandestins puis les relâchent, autant ne rien faire ! » lui fait écho le professeur Junyi Bai, qui ne cache pas son mépris à l'égard de la schizophrénie de nos molles démocraties. Une impasse ?« Non, affirme Giulini, qui fut le premier Chinois à s'inscrire à la Confindustria, le Medef transalpin.On produit encore 20 % plus cher qu'en Chine mais dans cinq ans on sera meilleurs que les Chinois de Chine. On pourra alors agrandir nos entreprises, augmenter la qualité, travailler avec les tissus de Prato et sortir complètement de l'illégalité. »
Le même projet que celui du maire, qui, au-delà des déclarations belliqueuses, rêve de fondre le secteur traditionnel du tissu et le fast fashion chinois en une centrale européenne de la confection. L'intégration culturelle et sociale sera, elle, l'affaire de la seconde génération.
Nés dans la péninsule, les enfants de Giulini vendraient père et mère pour la Fiorentina... l'équipe de foot de Florence
Coût à la production d'une veste à 3 boutons pour homme
30 centimes d'euro pour la coupe
2,30 euros pour la couture
45 centimes pour les boutons
80 centimes pour le repassage et une marge de 50 centimes pour le façonnier.
Un total de 4,35 euros sans le tissu.
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