Un livre à la vérité extraordinaire. Une biographie de l'historien chinois exilé aux États-Unis, Gao Wenqian, consacrée à l'éternel numéro deux de la Chine maoïste, Zhou Enlai.
Le professeur Gao a eu l'insigne privilège d'être mandaté par Deng Xiaoping lui-même pour établir la première histoire, fondée sur des documents, des luttes politiques qui ont déchiré le Parti communiste chinois pendant les vingt dernières années du règne Mao Tsé-toung. Mais Gao a bien senti que le vent avait tourné après les événements de Tiananmen de 1989. Et, comme la Chine est un pays sans cesse plus ouvert et plus créateur que la défunte Union Soviétique, il put demander une autorisation de départ pour les États-Unis qui lui fut accordée, au bout de deux ans, alors que les autorités, ou certaines d'entre elles, savaient qu'il allait publier à l'étranger tout ce à quoi il avait eu accès. Il en résulte, bien sûr, un document exceptionnel mais dont la portée va bien au-delà, en réalité, de la seule Chine communiste. En réalité, même, le laboratoire chinois, parce qu'il est tout à la fois plus simple et comporte un élément de tragédie optimiste qui explique aussi pourquoi la Chine actuelle est si prospère quand l'Union soviétique a sombré corps et bien, nous permet de résoudre une équation fondamentale : pourquoi les systèmes communistes ont-ils si longtemps fonctionné selon le principe de « l'antidarwinisme généralisé » ou, plus simplement, le principe de la sélection des moins aptes? Pourquoi y a-t-il, à l'entrée, de grands écrivains comme Aragon et Éluard, un peintre de génie comme Picasso et de grands savants comme Langevin et Joliot-Curie, et, à la sortie, Georges Marchais?
En Chine, la situation est bien entendu la même : la tragédie chinoise des années 1920 et 1930 avait apporté à la nation toutes les élites possibles du pays, souvent héritière d'une tradition mandarinale précieuse. Et, à l'arrivée, on a un tyran ignare, Mao Tsé-toung, et une cohorte de prétoriens invraisemblables. Zhou Enlai a passé la première partie de sa vie à soutenir et à couvrir Mao comme tant de bons esprits, en Europe, Staline. Mais le génie et la grandeur de Zhou Enlai aura été, pendant ces dix dernières années de la Révolution culturelle, à partir de 1966, à s'opposer constamment à Mao et aux gardes rouges.
Mais Gao nous explique, d'abord, pourquoi une telle soumission de tant de bons esprits à la bêtise et au crime pourtant décelables. Ce n'est pas le masochisme individuel qui est ici en cause mais plutôt une gnose véritable qui se met en place dès l'époque de Lénine. Déçus par l'avalanche de violence irrationnelle qui s'abat sur le monde, dès les révolutions turque et chinoise à partir de 1910 et culmine en 1914, beaucoup de jeunes intellectuels en révolte rejettent le rationalisme prudent d'une social-démocratie jusqu'alors hégémonique et font le pari risqué du pacte faustien. Il y a, dans les replis périphériques de nos sociétés, de véritables poches explosives de dynamisme révolutionnaire. En les laissant s'affirmer, pour barbare qu'elles puissent sembler, le mouvement ouvrier et le mouvement intellectuel le plus avancé vont enfin briser l'ancienne société et accepteront, dans un premier temps, d'en payer le prix. Le second temps, on le sait, ne viendra jamais ou, au moins, trop tard... sauf, en Chine, avec le triomphe de Deng Xiaoping, à partir de 1976, rendu possible par l'héroïque et stoïque résistance de Zhou Enlai, jusqu'à son dernier souffle.
Les deux monstres sanguinolents que furent Staline et Mao et leur théorie de lieutenants imbéciles - Thorez en France, Ulbricht en Allemagne - et la bande des quatre en Chine n'ont certes pas pu empêcher l'existence de grands hommes authentiques, civils et militaires dont l'activité militante prouvait abondamment qu'ils n'étaient pas des lâches. Staline et Mao ne les gênaient pas comme cela aurait dû être le cas, parce que leur regard était ébloui par une perception faussée de l'idée révolutionnaire. Comme le disait déjà le grand Aragon « la mort n'éblouit pas les yeux des partisans ». Hélas!
(Alexandre Adler / Le Figaro)
Zhou Enlai : L'ombre de Mao, Gao Wenqian
Incarnant le fin lettré traditionnel et le révolutionnaire modèle, Zhou Enlaï, surnommé " l'éminence grise de la Chine " (titre du livre de l'historien sino-américain Kai-Yu Hsu, Mercure de France, 1968), a joué un rôle complexe. Très documentée, la biographie de Gao Wenquian est sans conteste la meilleure jamais publiée à ce jour. Rien ne prédisposait Zhou à adhérer au Parti communiste chinois (PCC), sinon un romantisme de jeunesse qui l'amena à découvrir le monde occidental (Paris, Berlin et Moscou), à la différence de Mao Zedong qui resta enraciné dans la terre jaune. Plus tard, il choisit de travailler aux côtés du Grand Timonier alors qu'il s'était un temps opposé à lui. Peut-être l'auteur aurait-il pu approfondir cette relation ambiguë, faite d'attirance et de rejet, de soumission et de haine, où chacun manipula l'autre. On peut aussi regretter le sous-titre réducteur L'ombre de Mao et lui préférer celui, plus fidèle et plus ironique, de la publication américaine, The Last Perfect Revolutionary (le dernier révolutionnaire parfait), exacte traduction de l'édition originale chinoise parue à Hongkong.
Wenquian a longtemps collaboré, en Chine même, aux recherches qui aboutirent à la publication des premières biographies officielles de Mao et de Zhou. Il put alors consulter des archives du PCC encore secrètes, avant de partir pour les Etats-Unis, où il enseigna. Il signe ainsi l'un des premiers ouvrages historiques venant de l'intérieur de la Chine, dont les sources exceptionnelles ont conduit l'auteur à renouveler la vision très idéologique et politique qui prévalait jusqu'ici de la vie au sein du sérail rouge, plus connu sous le nom de Zhongnanhai.
Laurent Ballouhey / Monde diplomatique
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