mercredi 15 décembre 2010

PORTRAIT - Perdriel, journal d'une passion - Renaud Revel


L'Express, no. 3102 - ÉCONOMIE portrait, mercredi, 15 décembre 2010, p. 70-73

Un demi-siècle de carrière et toujours le même "amour du papier". A 84 ans, le fondateur du Nouvel Observateur n'entend pas dételer. Après avoir lorgné Le Monde, il cherche à rapprocher son hebdomadaire du quotidien Libération.

Le secret avait été bien gardé et la surprise totale. Rassemblés au deuxième étage de la tour Eiffel, une centaine de journalistes - autant de vieux briscards - attendaient "Claude". Pas un ne manquait à l'appel. Tous avaient participé à l'aventure du Matin de Paris : ce quotidien disparu en 1987, que l'hôte du jour avait fondé et dont on célébrait, en ce mois de mars 2007, le 30e anniversaire.

L'homme sortit de l'ascenseur au bras de sa jeune épouse, Bénédicte. Petite silhouette à la démarche hésitante et au regard vif et noir, un grand front barré d'une mèche indocile ; ses épaisses lunettes à larges montures lui donnaient l'allure d'un professeur Nimbus. Emu aux larmes face à l'attroupement, le patron de presse marqua un temps d'arrêt. Puis, ravalant l'émotion qui le submergeait, il prononça ces quelques mots : "La famille a été dispersée par la vie et par la crise, mais elle existe toujours." La famille ? Une tribu de confrères, passés tantôt par L'Express, Le Point ou France Soir, tantôt par Le Quotidien de Paris, L'Aurore ou L'Evénement du jeudi. Une diaspora dont le seul point commun est d'avoir eu un jour pour patron Claude Perdriel.

Son trait de caractère principal ? La fidélité

Figure des médias, fondateur du Nouvel Observateur et industriel véloce, cet homme de presse peu commun, que l'on pensait rassasié au terme d'un demi-siècle d'une carrière virevoltante, vient d'annoncer, le 3 décembre, à 84 ans, son intention de rapprocher son hebdomadaire du quotidien Libération. Une initiative d'autant plus inattendue qu'on le disait au tapis, défait après avoir essuyé, cet été, un fâcheux revers dans sa tentative de rachat du Monde, face au trio d'investisseurs Bergé-Niel-Pigasse. Il en rêvait pourtant, "comme un gamin, un jeune loup, dont j'ai vu les yeux briller", raconte Hervé Chabalier, créateur de l'agence Capa et l'un de ses vieux complices. Au point de songer à hypothéquer son hôtel particulier parisien et à vendre sa maison en Toscane !

"Perdro" - ainsi surnommé, depuis toujours - fut d'abord un jeune homme de bonne famille. Un fou de jazz et un brillant polytechnicien, qui fréquenta la même promotion que Serge Dassault. A 30 ans, il avait encore l'air d'un dandy capricieux et inconstant. "Il changeait de voiture comme de chemise et ne gardait pas plus de trois mois la même petite amie", commente l'un de ses compagnons de route. A présent, le trait de caractère principal de cet homme de goût aux pulls en cachemire légendaires, couleur flashy, est la fidélité. Ce n'est pas un hasard s'il s'en est allé chercher l'une de ses ouailles, Laurent Joffrin, un ancien de "L'Obs", et directeur de Libération, pour organiser les noces entre son journal et celui cofondé par Serge July. Pourquoi un tel dessein ? "Par amour du papier, disait-il cet été, quand il esquissait son projet. Que voulez-vous, j'aime trop les journaux."

Il n'a pas 20 ans quand, élève à l'X, il décide de réaliser, dans le cadre de travaux imposés, une édition de France Soir et une autre de Combat, dont il remplit seul les colonnes. A 24 ans, il lance son premier journal, Le Cahier des saisons, une revue littéraire haut de gamme. Ingénieur à la Compagnie électromécanique, il va apprendre parallèlement le métier du traitement de l'eau. Une autre passion qui le voit, en 1957, s'installer à son compte, à la tête de SFA. Cette société lui permettra de bâtir sa fortune en développant une technique de pointe d'assainissement d'eau, un brevet en or baptisé Sanibroyeur. "Ayant besoin d'argent pour financer mes journaux, j'ai dû développer à marche forcée ma PME. En d'autres termes, la presse m'a rendu d'une certaine façon relativement riche, par nécessité."

"Lorsque je fais quelque chose, je le fais de mon mieux"

C'est fort de ses premières royalties qu'il devient, en 1960, actionnaire et membre du comité directeur de France Observateur et qu'il décide de créer, en 1964, aux côtés d'une équipe rassemblée autour de Jean Daniel, Le Nouvel Observateur. Ingénieur et patron de presse : "C'est le même métier", soutient-il. Une cellule de recherche et d'innovation au sein d'une entreprise ressemble à une rédaction. Leurs membres partagent la même quête : celle d'une vérité qu'ils n'atteignent jamais.

Il arrive pourtant que le technicien l'emporte sur le journaliste. Lors du lancement du Nouvel Obs, Bernard Villeneuve, son ex-bras droit au Matin de Paris et son plus proche confident, encore aujourd'hui, se souvient avoir vu Claude Perdriel trouver seul, face à une armée d'experts désemparés, la solution à un problème que soulevait le mécanisme d'une imprimerie high-tech. Beaucoup l'ont aperçu ainsi passer des heures, encore récemment, à étudier fiévreusement des courbes de résistance aux matériaux dans ses bureaux d'études. Avant de se plonger, avec la même gourmandise, dans la politique des Unes de son journal, dont il n'est pas satisfait, et pour laquelle il est allé demander conseil dernièrement à un autre baron du métier, l'ancien fondateur de L'Evénement du jeudi, Jean-François Kahn. "Péguy, dont je suis un disciple, expliquait que sa mère, simple rempailleuse de chaises, était la meilleure qui soit. Je ne suis pas rempailleur, mais, lorsque je fais quelque chose, je le fais de mon mieux."

Quitte à utiliser des méthodes de flibustier ! Claude Perdriel ne s'est jamais vanté d'avoir amassé un joli magot, au milieu des années 1980, en allant braconner sur le marché du Minitel rose, dont il fut l'un des pionniers. Funambule devant l'éternel, la 180e fortune de France a passé sa vie à jongler avec les millions de son entreprise et à s'arranger avec les chiffres de vente de son hebdo, afin de maintenir son groupe de presse à flot (il détient aussi les magazines Challenges et Sciences et Avenir). SFA, qui distribue chaque année entre 15 et 20 millions d'euros de dividendes, lui permet surtout de poursuivre ses rêves. "Je laisse tout dans la société, raconte-t-il. Avec 1 million d'euros par an, je vis bien, très bien même. Et tout ce que je gagne par ailleurs est réinvesti."

Il vit en dehors du monde et au milieu des siens

Toujours entre deux voyages d'affaires, l'industriel passe sa vie en jet. Il était en Chine à la mi-juin, mais à New York deux jours plus tard, parti écouter du jazz. Pour tenir le rythme, il s'impose une discipline de fer. Dur avec lui-même, il mange peu, mais des oeufs en quantité - "la plus grande charge énergétique dans le minimum de place", lâche-t-il d'un ton docte. Il nage deux heures par jour et joue au tennis : "Un chien absolu sur un court", confie l'un de ses partenaires. Pour le reste, le patron de L'Obs vit en dehors du monde et au milieu des siens. Il ne fréquente ni l'establishment, ni les cénacles. "Je dois être le seul membre du Siècle qui n'y ait jamais mis les pieds", s'amuse celui qui se dit profondément de gauche - "celle du coeur" - et mendésiste de la première heure.

L'homme qui se défie des politiques fut pourtant à deux doigts, en 1981, de suivre à l'Elysée François Mitterrand, dont il avait été le responsable de la campagne lors de la présidentielle de 1974. Il préféra se consacrer au Matin de Paris. Un quotidien mis au service du futur président, qui n'hésitera pourtant pas à le lâcher, en 1987. Le journal avait eu le tort de se rapprocher de la nouvelle gauche, incarnée par Jacques Delors et Michel Rocard. "J'avais pour Mitterrand une profonde admiration, mais du jour où Le Matin a défendu des positions qu'il n'acceptait pas, je n'ai plus jamais été invité au Château."

L'homme n'en a conservé aucune amertume : "J'ai fait mien ce précepte de Charles de Foucauld : "Il faut juger les gens, non pas sur leurs prises de position, mais sur leur trajectoire."" "Claude, qui a une capacité à ne rien oublier - les trahisons, comme les faux pas - peut tout pardonner", estime Hervé Chabalier. Et même bénir certaines défections ! Le départ, à la fin de novembre, de celui auquel il avait confié les clefs de L'Obs, Denis Olivennes, et qu'une partie de la rédaction rejetait, fut au fond un soulagement. La greffe n'avait pas pris. Question d'ADN.

Celui qu'on vit au soir de la création du Matin de Paris distribuer lui-même le premier numéro de son "bébé", comme l'on donne l'hostie, s'enorgueillit d'avoir entraîné derrière lui plusieurs générations. On l'a même vu embaucher plusieurs fois certains collaborateurs - ses "brebis égarées" - à l'image de l'un de ses chroniqueurs vedettes, Bernard Frank. En fait, Perdriel déteste qu'on le quitte. Il a vécu le départ de Laurent Joffrin pour Libération comme un veuvage, et celui de Bernard Villeneuve pour Les Echos, comme du dépit amoureux. "Une rupture qui m'a valu six mois de silence", confie ce dernier. Si bien que rien n'a bougé à L'Obs : comme au Vatican, le temps s'y est figé et les cardinaux y coulent des heures tranquilles. Les secrétaires et les coursiers sont les mêmes depuis trente ans. "Tant que Claude est là, tout va bien pour nous", souligne l'un d'eux. "Le respect des petits est l'élégance d'un seigneur, achève Villeneuve. Les rares fois où il s'est résigné à se séparer de quelqu'un, c'est à moi qu'il confiait le soin d'opérer : "En douceur", me disait-il. J'y passais des heures." "Pour ne pas avoir à licencier dans mon journal, je fais comme dans mon entreprise : je déniche de nouveaux marchés et développe de nouveaux produits."

Aujourd'hui, c'est le numérique qui l'absorbe. "Je fourmille d'idées. Et en homme pressé, je veux aller vite !" Il y a près de trente ans, le Minitel, aujourd'hui la Toile : dans son bureau qui donne sur la place de la Bourse, Perdro s'agite, "Il ne veut pas perdre la main".

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