Le Figaro, no. 20619 - Le Figaro, mardi, 16 novembre 2010, p. 21
Il y a un an, c'est tout juste si l'on n'enterrait pas définitivement la présence américaine en Asie. Toute la région s'ébaubissait devant l'affirmation de la puissance chinoise. Il était de bon ton de prêter allégeance aux nouveaux maîtres du grand jeu asiatique - et de prendre ses distances avec les fils de MacArthur. Voilà qu'en quelques semaines, tout a changé. Le « besoin d'Amérique » se fait de nouveau violemment sentir, de New Delhi à Tokyo, en passant par un long chapelet d'États d'Asie du Sud-Est. Et s'exprime ouvertement. Bien sûr, quand il s'agit d'économie, c'est vers la Chine que les regards se tournent. Mais, pour la sécurité, c'est à Washington que l'on en appelle.
Pour renverser la tendance, les États-Unis n'ont rien eu à faire, la nouvelle attitude chinoise leur ayant déroulé le tapis rouge. L'incident entre un chalutier chinois et des garde-côtes japonais, et la tension qui a suivi, ont été le point d'orgue du mouvement. Tous les voisins de la grande Chine ont observé la virulence des dirigeants de Pékin. À cela, il faut ajouter une posture musclée en mer de Chine méridionale, avec notamment la récente interpellation de pêcheurs vietnamiens. Auparavant, l'attitude chinoise fermée sur l'affaire du Cheonan, la corvette sud-coréenne apparemment coulée par une torpille de Pyongyang, avait été mal vécue à Séoul comme à Tokyo. Depuis, on a d'ailleurs noté une mise en sourdine de la polémique japonaise sur la présence des soldats américains à Okinawa.
En toile de fond, bien sûr, il y a la montée en puissance tant économique que militaire de Pékin. Même s'il est très symbolique, le fait de se voir ravir le rang de deuxième économie mondiale par la Chine renforce naturellement les angoisses au Japon. Tous les pays ayant des différends frontaliers avec Pékin - et ils sont nombreux - ont observé avec attention quelques récents ébats militaires sciemment médiatisés. Des manoeuvres au Kazakhstan d'abord, où les commentateurs chinois ont noté que, pour la première fois, des avions et des hélicoptères avaient décollé de Chine pour opérer sur un territoire voisin... Puis une autre « première », des exercices avec la Turquie, qui ont vu des chasseurs chinois voler jusqu'à ce lointain pays, qui plus est membre de l'Otan.
"Les Américains veulent un monde unipolaire et une Asie multipolaire, tandis que les Chinois rêvent, eux, d'un monde multipolaire mais d'une Asie unipolaire."
Dans le même temps, la Chine développe un fort sentiment d'encerclement par les États-Unis. À l'Est avec la forte présence militaire en Corée et au Japon. À l'Ouest, avec le « prétexte afghan », permettant aux Américains de prendre pied en Asie centrale. Elle est furieuse des velléités de Washington de s'immiscer dans le règlement des conflits régionaux, qu'il s'agisse de ceux de mer de Chine méridionale ou de celui qui oppose Pékin à Tokyo. Et les derniers gestes de Barack Obama n'ont pas apaisé cette nervosité. Il vient de réaffirmer que l'alliance avec le Japon « représente la pierre angulaire de la stratégie américaine en Asie-Pacifique ». Quelques jours auparavant, il s'était prononcé pour que l'Inde ait, à terme, un siège permanent au Conseil de sécurité de l'ONU - ce qui, à Pékin, est vu comme une volonté de contrebalancer le poids de la Chine.
Depuis l'Australie, Hillary Clinton vient de réaffirmer que les États-Unis étaient une « puissance dans le Pacifique depuis cent ans » et le resteraient. Dans l'obligation de rassurer ses alliés régionaux, le patron du Pentagone, Robert Gates, a d'ailleurs évoqué un « renforcement » de la présence militaire américaine en Asie. Entre Washington et Pékin, le duo de puissance sur la scène asiatique a donc de belles heures de représentations devant lui. Les deux empires ont finalement des visions diamétralement opposées. Les Américains veulent un monde unipolaire et une Asie multipolaire, tandis que les Chinois rêvent, eux, d'un monde multipolaire mais d'une Asie unipolaire.
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