Manière de voir, no. 114 - L'urbanisation du monde, mercredi, 1 décembre 2010, p. 78
Les villes sont envahies par des moyens de télécommunication dont l'instantanéité comprime le temps et réduit à néant les distances. Cette invasion oblige à accorder une attention accrue au monde grandeur nature, au milieu géophysique, et à la richesse des expériences sensibles qu'il peut seul procurer.
Constamment préoccupés par la pollution de la nature, n'omettons-nous pas volontairement cette pollution de la grandeur nature qui réduit à rien l'échelle, les dimensions terrestres ?
A côté de la pollution des substances qui composent notre environnement et dont ne cesse de nous parler l'écologiste, ne devrait-on pas deviner aussi cette soudaine pollution des distances et des longueurs de temps qui dégrade l'étendue de notre habitat ?
Alors que la citoyenneté et la civilité dépendent non seulement, comme on ne cesse de le répéter, du sang et du sol, mais aussi et peut-être surtout de la nature de la proximité entre les groupes humains, ne conviendrait-il pas d'innover un autre type d'écologie ? Une discipline moins concernée par la nature que par les effets du milieu artificiel de la ville sur la dégradation de cette proximité entre les êtres, les différentes communautés ? Proximité du voisinage immédiat des quartiers, proximité "mécanique" de l'ascenseur, du train ou de l'automobile, et enfin, depuis peu, proximité "électromagnétique" des télécommunications instantanées.
Autant de ruptures d'échelles, à la fois avec le sol, l'unité de voisinage, et avec autrui, le parent, l'ami, le voisin immédiat. La césure médiatique ne concernant plus seulement la question du trop grand écart entre le centre urbain et sa banlieue, sa périphérie, mais encore l'intercommunication télévisuelle, le fax, le téléachat ou les messageries roses...
"Citoyens du monde", habitants de la nature, nous omettons trop souvent que nous habitons aussi les dimensions physiques, l'échelle d'espace et les longueurs de temps de la grandeur nature, la dégradation évidente des éléments constitutifs des substances (chimiques ou autres) qui composent notre milieu naturel se doublant de la pollution inaperçue des distances qui organisent la relation à autrui, mais également la relation au monde de l'expérience sensible. D'où l'urgence d'adjoindre à l'écologie de la nature une écologie de l'artifice des techniques du transport et des transmissions qui exploitent littéralement le champ des dimensions du milieu géophysique et en dégradent l'ampleur.
"La vitesse tue la couleur : le gyroscope, quand il tourne vite, fait du gris", écrivait Paul Morand en 1937, en pleine période de congés payés. Aujourd'hui où l'extrême proximité des télécommunications supplante l'extrême limite de vitesse des moyens de communication supersoniques, ne conviendrait-il pas d'instaurer, au côté de l'écologie verte, une écologie grise ? Celle de ces "archipels de villes" intelligentes et interconnectées qui vont bientôt réaménager l'Europe et le monde entier.
C'est dans ce contexte d'un espace-temps bouleversé par les télétechnologies de l'action à distance que l'on peut effectivement parler d'une écologie urbaine. Une écologie qui ne se soucierait plus seulement des pollutions atmosphériques ou sonores des grandes cités, mais d'abord du surgissement intempestif de cette "ville-monde" totalement dépendante des télécommunications qui se met en place en ce début de millénaire. Le tourisme au long cours célébré en son temps par Paul Morand se complète désormais par une sorte de tourisme pantouflard.
"Tu as fait d'un monde une ville", reprochait à César le Gallo-Romain Namatianus. Ce projet impérial est devenu depuis peu une réalité quotidienne dont nous ne pouvons plus ne pas tenir compte économiquement, mais surtout culturellement. D'où cette fin de l'opposition ville-campagne dont nous sommes, après le tiers-monde, les témoins en Europe, avec le dépeuplement d'un monde rural livré à la mise en jachère et au désoeuvrement, le "rétrécissement" intellectuel que suppose une telle suprématie urbaine exigeant, semble-t-il, de nos gouvernements une autre "intelligence" de l'artifice et pas seulement une autre politique de la nature.
Au moment précis où la nécessaire transparence directe de l'épaisseur "optique" de l'atmosphère terrestre se double d'une transparence, indirecte celle-là, de l'épaisseur "électro-optique" (et acoustique) du domaine des télécommunications en temps réel, on ne peut plus longtemps négliger les dégâts du progrès dans un domaine omis par les écologistes : celui de la relativité, c'est-à-dire d'un nouveau rapport aux lieux et aux distances de temps créé par la révolution des transmissions avec la mise en oeuvre récente de la vitesse absolue des ondes électromagnétiques. Alors même que la révolution des transports, qui ne mettait en oeuvre que les vitesses relatives du train, de l'avion ou de l'automobile, ne semble intéresser les tenants des "sciences de l'environnement" que par les conséquences désastreuses que peuvent avoir sur le paysage leurs diverses infrastructures - autoroutes, voies ferrées du TGV ou aérodromes.
"Le temps est utile lorsqu'il n'est pas employé", prétend la sagesse orientale. N'en serait-il pas de même pour l'espace, cette grandeur nature et inutilisée de l'étendue d'un monde inconnu et encore ignoré ?
Aujourd'hui, devant le déclin d'une géographie muée en une abstraite "science de l'espace", et alors même que l'exotisme a disparu avec l'essor du tourisme et des moyens de communication de masse, ne conviendrait-il pas d'interroger de toute urgence le sens et l'importance culturelle et politique des dimensions géophysiques ?
Si tel est bien le cas, l'écologie urbaine méritera pleinement son titre, sinon la prétendue "science de l'espace" nous aura fait perdre notre temps.
Sur la Toile
Olivier PironetUrban Age
Ce réseau international et pluridisciplinaire de recherche sur les villes s'intéresse aux problématiques et aux projets novateurs des mégapoles de quatre continents, comme Shanghaï, Johannesburg ou São Paulo.
Squattercity
Le site sur les bidonvilles et les squats animé par le journaliste américain Robert Neuwirth, auteur de Shadow Cities: A Billion Squatters, a New Urban World (Routledge, Londres, 2006).
www.squattercity. blogspot.com
Association pour la démocratie et l'éducation locale et sociale (Adels).
L'Adels a mis en ligne une sélection d'articles publiés dans Territoires, sa revue mensuelle. A lire notamment, "Habitat coopératif : une troisième voie pour l'accès au logement ?" (n° 508, mai 2010) et "Les politiques temporelles s'installent dans le temps" (n° 510, septembre 2010).
Migrations forcées
La revue bilingue du Centre d'études sur les réfugiés, affiliée à l'université d'Oxford (Royaume-Uni) et disponible intégralement en ligne, a consacré sa livraison de mars 2010 aux déplacements forcés de personnes en milieu urbain.
www.migrationforcee.org/ deplaces-en-milieu-urbain
Institut d'urbanisme de Paris (IUP)
Le site de l'IUP, issu de l'Ecole des hautes études urbaines (fondée en 1919) et rattaché depuis 1972 à l'université de Paris-XIII - Créteil, regorge de ressources sur la politique urbaine, l'aménagement et la ville contemporaine.
Paul Virilio, Urbaniste. Dernier ouvrage paru : Le Grand Accélérateur, Galilée, coll. "L'espace critique", Paris, 2010.
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1 commentaires:
Bonsoir,
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