mardi 16 novembre 2010

REPORTAGE - Les écologistes chinois au secours d'éleveurs tibétains - Brice Pedroletti


Le Monde - Environnement & Sciences, mardi, 16 novembre 2010, p. 4

Au sud de la ville d'Yushu, dans la province du Qinghai, une famille d'éleveurs de yaks attend d'être déplacée. Elle a été prévenue par le gouvernement qu'il lui faudrait bientôt rejoindre un village voisin situé plus bas dans la vallée. " Mais ce sont nos terres. Nous sommes là depuis des générations. Qu'est-ce qu'on va faire sans nos yaks ? Nous avons peur ", dit la plus âgée des femmes, installée sous une grande tente carrée tissée en laine de yak.

A proximité, on aperçoit des enclos et des abris de brique destinés aux animaux lors des périodes de grands froids. Des panneaux solaires alimentent le campement en eau chaude et fournissent de l'électricité pour regarder la télévision. Un yak vaut plusieurs milliers de yuans et les éleveurs de cette région ne sont pas pauvres mais ils ont la malchance de vivre dans l'une des régions de Chine les plus fragiles au plan écologique. Une des régions les plus stratégiques aussi : c'est ici, au milieu de paysages infinis de hauts plateaux, de lacs et de glaciers, que prennent leur source trois des plus grands fleuves du pays : le Yangzi, le fleuve Jaune et le Lancang.

Située au nord du Tibet, la région de Sanjiangyuan, ou " sources des trois rivières ", constitue le château d'eau de la Chine. Sur une superficie grande comme la Pologne vivent un peu plus d'un demi-million de Tibétains.

Le changement climatique, qui provoque un recul des glaciers et un début d'assèchement de zones de marais et de certains cours d'eau, notamment autour de la source du fleuve Jaune, a poussé le gouvernement chinois, au début des années 2000, à transformer Sanjiangyuan en réserve naturelle. Une partie de la région doit être complètement sanctuarisée. Plusieurs dizaines de milliers de familles d'éleveurs, partiellement nomades, sont incitées à déménager à l'intérieur de Sanjiangyuan, vers des zones d'habitation désignées afin d'alléger la pression anthropique sur les espaces les plus fragiles.

Pour louable que soit l'initiative, les écologistes et une partie de la communauté scientifique chinoise dénoncent cependant, tant sur le fond que sur la forme, la politique du gouvernement. La sédentarisation systématique des nomades tibétains au nom de l'écologie, l'érection de milliers de kilomètres de clôture, ou encore les campagnes d'éradication par empoisonnement des taupes et des pikas (" lapin siffleur " en tibétain), qui prolifèrent sur les prairies, ont fait, disent-ils, plus de mal que de bien.

" Il est totalement aberrant, d'un point de vue environnemental, de mettre des barbelés partout et de se débarrasser des gens ", estime l'écologiste Wang Yongchen. Cette ancienne journaliste, qui a fondé à Pékin, en 1996, l'ONG Green Earth Volonteers, s'efforce de mobiliser la presse chinoise sur le sujet. " En réalité, il faut tout faire pour sauvegarder les modes de vie traditionnels si on veut agir durablement pour la protection de l'environnement ", poursuit Mme Wang.

Outre la préservation des écosystèmes, la sédentarisation des nomades a pour objectif déclaré d'élever le niveau de vie de la population, de promouvoir l'alphabétisation ou encore, comme ailleurs en Chine, d'accroître le taux d'urbanisation. Moins avouable, la volonté des autorités chinoises est aussi de mieux assimiler une population rétive, très attachée aux traditions tibétaines. Ce que dénonce depuis longtemps le gouvernement tibétain en exil. Dans la région de Sanjiangyuan, les éleveurs qui, suite à un mélange de pressions et d'incitations, ont rejoint des lotissements ou les villes, sont désormais désignés comme des " réfugiés écologiques ".

A l'est d'Yushu, dans la préfecture voisine de Golok, les mesures coercitives de réduction des troupeaux à partir de 2003 ont souvent été très mal accueillies par une population qui tient pour sacrés les montagnes, les cours d'eau mais aussi les animaux, et comprend mal les sacrifices exigés d'elle, quand la recrudescence d'activités minières, ou la construction de route et d'infrastructures, défigure ses terres ancestrales. D'autant que les accusations de surpâturage mises en avant par le gouvernement sont contestées. " Il est très difficile de trouver les preuves de surpâturage généralisé qui domine les discours dans les cercles politiques ", estimait ainsi la chercheuse norvégienne Irène Breivik, en 2007, après avoir passé plusieurs mois à Yushu. " L'impact des éleveurs et de leurs troupeaux est en réalité minime sur une telle immensité ", juge Zhao Weishi, le chef du comité de défense des animaux sauvages au sein de la Société des explorateurs chinois. " L'herbe protégée par les clôtures pousse d'abord plus haut. Mais nous avons constaté qu'elle pourrittrès vite. Ça fait des milliers d'années que les modes traditionnels de pâturage permettent de préserver les prairies ", ajoute-t-il.

Cet ancien fonctionnaire de l'agence de protection de l'environnement chinoise a visité, dans le district de Zhiduo, un nouveau lotissement pour éleveurs construit sur... un dépôt d'ordures recouvert de terre. La sédentarisation et le manque de revenus durables amènent, en outre, toutes sortes de problèmes sociaux et psychologiques - l'alcoolisme, l'inaction - " comme pour les Indiens d'Amérique ", dit-il. Poursuivant : " On découvrira, quand il n'y aura plus de nomades, combien ils étaient essentiels pour l'équilibre des plateaux ! "

Brice Pedroletti

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