Le Monde - Horizons, lundi, 20 décembre 2010, p. 16
Comment une petite banque de détail créée en1964, s'est-elle transformée en un immense casino qui s est effondré comme un château de cartes? Histoire de l'ascension et de la chute de la banque symbole des errements de l'économie irlandaise
Simon Kelly est un jeune promoteur immobilier irlandais. Avant d'être ruiné, il était souvent convié à prendre le petit déjeuner avec des émissaires de l'Anglo Irish Bank, son principal bailleur de fonds. Le décor : un petit salon du Shelbourne Hotel tapissé de toile matelassée, à l'abri des oreilles indiscrètes. Le menu : oeufs brouillés accompagnés de bacon et de boudin. Et du café. Une première cafetière, puis une deuxième. « Tout se passait à ce stade de la conversation, se souvient le promoteur. Une simple poignée de main scellait un projet de plusieurs dizaines de millions d'euros. L'Anglo Irish Bank finançait les yeux fermés les projets les plus fous. »
Simon Kelly a fait de ces rendez-vous au vieux palace le cadre de son livre, Breakfast with Anglo, consacré à la plus grande faillite financière de la verte Erin. L'actuel président de l'Anglo Irish Bank, Alan Dukes, aura sans doute tout le temps de jeter en pâture ses états d'âme à la vitrine des libraires. Les jours de son enseigne, symbole des errements et abus du boom immobilier irlandais entre 1997 et 2007, sont en effet comptés. Devant l'échec de l'opération d'assainissement des comptes et les pertes nettes d'une profondeur abyssale, l'Union européenne et le Fonds monétaire international ont en effet exigé la fermeture de la banque, déclarée en faillite le 19 novembre 2010, comme l'une des conditions à l'octroi d'une aide internationale à l'Irlande.
Comme le ciel de Dublin, Alan Dukes passe du sourire le plus joyeux à une tristesse latente : « Les anciens dirigeants ont commis la grave erreur de se concentrer sur un seul secteur, la construction, en violation de toutes les normes de prudence », explique cet ex-ministre de l'économie propulsé à son poste quelques semaines avant que la banque ne soit placée sous la tutelle de l'Etat, en janvier 2009.
L'état-major précédent a laissé derrière lui le chaos. A son arrivée, la nouvelle équipe de direction découvre un système gangrené, plein de conflits d'intérêt et de compromissions. Au premier rang figurent les anciens dirigeants qui s'en sont mis plein les poches. Le président sortant, Sean FitzPatrick, avait une gestion pour le moins personnelle, comme en témoignent les prêts de 88 millions d'euros qu'il s'est accordés à titre privé dans le plus grand secret. Ces fonds ont été investis avec des associés dans une plate-forme pétrolière au Nigeria, un complexe hôtelier en Hongrie, un casino à Macao. Pour sa part, le directeur général, David Drumm, a emprunté 8 millions d'euros à l'insu de tous pour acheter deux vastes propriétés, l'une à Dublin, l'autre à Cape Cod, dans le Massachusetts.
Créer une richesse qui n'existe pas et dissimuler une dette qui, elle, existe : au fil des années, le maquillage du bilan était devenu la norme comptable. Ainsi, une caisse hypothécaire irlandaise a prêté 7,3 milliards d'euros octroyés dans d'incroyables acrobaties pour cacher les pertes à la veille de la publication des résultats 2007 de l'Anglo Irish Bank. Enfin, en recourant à des produits financiers sophistiqués pour brouiller les pistes, la banque a financé la montée jusqu'à 28 % dans son propre capital d'un groupe de clients.
Et ce n'est sans doute qu'un début. Car jusqu'à présent, l'enquête de la police s'est heurtée au sabotage des codes informatiques permettant d'accéder aux documents les plus compromettants. De plus, les fautifs ont transféré leurs actifs (maisons, voitures luxueuses, etc.) à leurs épouses. Comment une petite société créée en 1964, spécialisée au début dans le financement de l'achat d'électroménager, s'est-elle transformée en un immense casino qui s'est effondré comme un château de cartes ?
Par quelle partition commencer pour présenter Sean FitzPatrick, l'homme-orchestre de ce qui deviendra en 2007 la première banque du pays en termes de capitalisation boursière ? Les cuivres de l'histoire tourmentée de cette terre celtique, les cymbales de la bulle immobilière ou le violon de celui qui entendait tromper sa destinée d'expert-comptable ? Ce fils de petit agriculteur, fervent joueur de rugby dans sa jeunesse, s'embrouillerait.
Avec en poche un diplôme de commerce de l'University College de Dublin, Sean FitzPatrick entre en 1976 comme comptable dans une petite banque d'affaires, l'Irish Bank of Commerce. Il en prend rapidement les rênes. Au fil d'une série de fusions-acquisitions audacieuses, naît, une décennie plus tard, l'Anglo Irish Bank dans sa forme actuelle.
L'obsession de ce déroutant personnage, petit de taille et au sourire malicieux, est de rattraper le peloton de tête. Faute d'un réseau d'agences, il ne peut concurrencer les deux mastodontes locaux, Bank of Ireland et Allied Irish Bank, sur le créneau de la banque de détail. Sean FitzPatrick met alors le paquet sur l'immobilier, fer de lance de la formidable expansion de l'économie irlandaise. L'établissement se finance auprès du marché interbancaire.
Pour satisfaire les besoins des promoteurs pressés, l'Anglo Irish octroie ses prêts en quelques heures alors que ses rivaux exigent plusieurs semaines de réflexion. Pour ce négociateur hors pair au moral d'acier, seul le résultat compte, quitte à escamoter les vérifications d'usage. L'argent brûle.
Le microcosme dublinois regarde d'un drôle d'oeil la carrière de cet outsider qui ne veut pas le rester. Car Sean FitzPatrick est en quête de respectabilité. Cet être à l'exubérance parfois agaçante en rêve. « Seanie », qui ne joue ni dans le feutré ni dans le discret, est totalement en phase avec ses plus gros clients, une douzaine de promoteurs immobiliers. « Des self-made-men réactionnaires, des philistins cupides, des nouveaux riches dans le pire sens du terme », martèle Frank McDonald, journaliste de l'Irish Times.
L'élite financière lui tire son chapeau. En accédant en 2000 à la présidence de l'association bancaire irlandaise, Sean FitzPatrick devient l'une des pièces maîtresses de ce fameux triangle toxique comprenant banquiers, professionnels du bâtiment et politiciens. Le patron d'Anglo Irish Bank joue, il est vrai, à merveille les petites combines et les renvois d'ascenseur qui sont la norme dans cette société clanique où tout le monde se connaît. Administrateur de la Dublin Docklands Development Authority, l'organisation chargée de la rénovation des docks de la capitale, il nomme le président de cette institution à son conseil de surveillance.
Autoritaire, le patron d'Anglo Irish Bank est un adepte de l'exercice solitaire du pouvoir. La haute direction s'offre salaires et bonus exorbitants, avantages en nature et plans de retraite colossaux sans en référer aux administrateurs. Ce sabreur de têtes rebelles neutralise les contrôleurs de risques. La presse est muselée par les rentrées publicitaires de la bulle immobilière. L'Irish Times, le quotidien de référence, qui a investi massivement dans un site d'annonces immobilières, passe sous silence les avertissements des rares experts qui crient à la surchauffe.
De luxueux bureaux de représentation sont ouverts aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et en Suisse, afin de financer des chantiers néroniens. Un département fusions-acquisitions, le négoce des devises, la gestion de trésorerie et une banque privée sont créés pour offrir toute la gamme des services aux promoteurs. Si folie des grandeurs il y eut, elle fut nettement inspirée et encouragée par l'explosion des métiers de la finance. Anglo Irish Bank rêve tout simplement d'imiter Goldman Sachs. C'est d'ailleurs le responsable des activités américaines, David Drumm, que Sean FitzPatrick choisit, en 2005, pour lui succéder à la direction générale. Un dauphin de 38 ans ne fera pas d'ombre à celui qui devient président non exécutif.
A partir de la mi-2007, la machine s'emballe. Sous l'effet de l'éclatement de la « bulle », le cours en Bourse s'effondre. L'Anglo Irish Bank jure ses grands dieux qu'il n'y a pas le feu au lac et qu'elle s'en sortira. Mais le contribuable doit mettre la main au portefeuille. En décembre 2008, Sean FitzPatrick et David Drumm sont contraints à la démission.
Du jour au lendemain, les idoles des jeunes diplômés irlandais sont devenues la caricature des parvenus. Les grands bavards que sont les Dublinois les débinent dans les pubs avec la même ardeur qu'ils les encensaient naguère. Chacun s'interroge sur l'attitude incompréhensible des commissaires aux comptes qui n'ont pas mis en garde quand il était encore temps, sur la carence des autorités de tutelle qui n'ont pas vu venir et enfin sur la légèreté des politiciens qui ont fermé les yeux.
Surtout, l'un des mythes fondateurs de la République du Sud est emporté dans cette tourmente : l'accès à la propriété. A la National Gallery de Merrion Square, une toile d'Erskine Nicol datant de 1853 montre une famille en guenilles traînant ses maigres possessions en jetant un dernier regard à la ferme dont ils sont expropriés. « Comme la famine et les persécutions, l'interdiction aux catholiques d'acheter un bien immobilier imposée par le colonisateur britannique jusqu'en 1882 est restée dans l'imaginaire d'un peuple longtemps opprimé », insiste le sénateur indépendant David Norris, professeur de littérature comparée.
« La maison d'un Irlandais est son château », avait-on coutume de dire lors du triomphe du Tigre celtique, en paraphrasant l'obsession des voisins britanniques à devenir propriétaires. Ces jours-ci, les murs du Shelbourne Hotel, lieu quotidiennement fréquenté par James Joyce, résonnent de l'avertissement de Finnegans Wake, l'un de ses chefs-d'oeuvre : « La maison d'un Irlandais est son cercueil. »
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