Le juriste aveugle Chen Guangcheng est harcelé par les autorités pour avoir dénoncé les avortements forcés. Lauréat en 2007 de l'équivalent asiatique du Nobel de la paix, il vit privé de tout contact après quatre ans en prison.
Des gerbes d'épis de maïs sèchent le long des toits des maisons aux murs ocre tandis qu'au loin, sur les champs nus de la saison hivernale, quelques paysannes en vêtements molletonnés grattent la terre. Le hameau pittoresque, situé en bordure d'une route nationale, pourrait ressembler à mille autres dans cette région du nord-est de la Chine. Nul, pourtant, n'est autorisé à pénétrer à Dongshigu, ni à communiquer avec ses habitants. Toutes les lignes téléphoniques ont été coupées depuis des mois. L'antenne locale de téléphonie mobile a été débranchée et six caméras de surveillance ont été placées sur le périmètre. L'impressionnant dispositif ne vise qu'une seule personne, un villageois de 39 ans qui s'appelle Chen Guangcheng. Il est aveugle. Il est aussi avocat. En 2005, il a osé attaquer en justice les autorités locales. En 2007, il a reçu un prix international prestigieux récompensant son action pour la défense des libertés en Chine. Il vit avec sa femme, coupé du monde - un sort qui évoque singulièrement celui du Nobel de la paix emprisonné Liu Xiaobo et de son épouse Liu Xia, placée en résidence surveillée depuis l'annonce de la récompense venue d'Oslo.
Officiellement, rien n'interdit d'aller et venir librement dans le bourg de 400 habitants où réside Chen Guangcheng. Dans la réalité, une quarantaine de briscards en long manteau vert de l'armée en barrent l'accès à tous ceux qui ne leur sont pas familiers et fouillent même les résidents qui passent leurs barrages. Ils ont investi le village qui est ainsi gardé jour et nuit, telle une prison. «Ce groupe d'hommes nous terrorise tous. Mais il a été envoyé par le comité du Parti de la province, alors on n'y peut rien», confie à la hâte une paysanne.
Fils de paysans, autodidacte en droit
Et gare au journaliste qui approche la lisière du village ! Une quinzaine de gaillards se jettent sur l'importun, le délestent de ses affaires, le fouillent, exigent de voir ses papiers. Ils ont le front buriné, les gestes brutaux et le verbe péremptoire. «Nous avons tous les droits, et notre pouvoir s'exerce sur qui nous le voulons», lance le plus crâneur d'entre eux en sortant ses poings. En dépit de requêtes réitérées, les gorilles refusent de décliner leur identité ou leur fonction. Alertés, plusieurs officiels en civil, talkie-walkie en main, observent la scène de loin, depuis des voitures banalisées. Ceux-là aussi refusent de dire s'ils sont ou non de la police. Question de prudence : «Rien dans la loi chinoise n'autorise ce genre comportement», confirmera plus tard un avocat de Pékin, qui souhaite rester anonyme. Pour finir, la troupe de gardes chasse le visiteur à coups-de-poing après s'être assurée qu'il ne possédait sur lui aucun enregistrement ou cliché. Ils en profiteront pour subtiliser un appareil photo.
De quel crime hors du commun Chen Guangchen s'est-il rendu coupable pour mériter une telle attention des autorités ? Fils d'un couple de paysans du village, Chen a été frappé de cécité pendant son enfance, suite à une maladie mal soignée. Il étudie d'abord l'acupuncture, un des rares métiers en Chine accessibles aux aveugles. Mais, concerné par la condition des paysans et plus directement par celle des handicapés vivant en zone rurale, il se tourne bientôt vers le droit. En autodidacte, il en apprend les rudiments sur des ouvrages en braille. En 1996, il argue des textes de loi pour contraindre les officiels de son village à dispenser les paysans infirmes de s'acquitter des lourds impôts dont ils étaient jusqu'alors redevables. Peu après, il offre ses conseils à un groupe d'infirmes de Pékin, qui attaque en justice l'administration du métro de la capitale parce qu'elle n'applique pas le principe de la gratuité des transports pour les handicapés.
Chen Guangchen élargit bientôt son champ d'action contre les injustices. Révulsé par les avortements et stérilisations forcés imposés par les autorités chargées d'appliquer la «politique de l'enfant unique», «l'avocat aux pieds nus» intente devant un tribunal une action en nom collectif contre les autorités concernées de la ville de Linyi. Les tribunaux, qui en Chine sont sous les ordres du Parti, rejettent sa requête. Mais les documents et témoignages que Chen Guangchen parvient à réunir, avec l'aide d'autres hommes de loi, sont atterrants : environ 7 000 femmes auraient été avortées sous contrainte, en l'espace de quelques années, dans le district de Linyi - dont le village de Dongshigu fait partie. Les avortements forcés sont pratiqués jusqu'au huitième mois par des groupes d'officiels organisés comme des commandos qui peuvent surgir à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit. Les foetus sont généralement occis avec une longue seringue, par l'injection d'un liquide dans le ventre de la mère, laquelle accouche quelques jours plus tard d'un enfant mort-né. Les cadres locaux ne reculent devant rien pour remplir les quotas d'interruption de grossesse dont dépendent leur promotion et leur salaire. Afin de contraindre une femme attendant un enfant «hors quota» à sortir de sa cachette pour la faire avorter, ils prennent parfois en otage des membres de sa famille et les torturent pendant leur détention jusqu'à ce que la femme en gestation capitule.
A Pékin, les autorités du planning familial réagissent d'abord positivement aux révélations présentées par Chen Guangcheng, qui sont relayées par la presse étrangère. La politique de l'enfant unique, appliquée en Chine depuis 1979, n'autorise officiellement l'avortement que «par consentement». Une enquête est diligentée : elle confirme en grande partie les révélations de l'avocat. Des sanctions sont exigées contre les cadres locaux. Mais le Parti préférera fermer les yeux. Il met vite le holà à ce déballage déplacé. Rien ne doit mettre en péril la rigueur de la politique officielle, qui est parvenue bon an mal an, selon ses propres chiffres, à interrompre 300 millions de grossesses.
En 2005, Chen Guangchen se rend à Pékin. Il y rencontre des journalistes du magazine américain Time, à qui il détaille ces abus (1). Trois heures après l'entretien, il est saisi dans une rue de Pékin par des agents de police qui le ramènent dans son village, où il est placé en résidence surveillée. Plusieurs de ses amis avocats de Pékin tentent de lui rendre visite : ils sont rossés par des inconnus aux abords de Dongshigu. Chen Guangchen est emprisonné en mars 2006, et formellement placé en détention trois mois plus tard. Un incident mineur sert de prétexte : il est accusé de «trouble de la circulation» et de «destruction de propriété». Ses cinq avocats ont bien l'intention d'exposer le subterfuge lors de son procès, pendant l'été 2006. Mais quatre d'entre eux sont détenus ou tabassés par des inconnus la veille de l'audience. Le cinquième est accusé de «vol de portefeuille» la veille du procès et n'est relâché qu'une fois Chen Guangchen condamné à quatre ans et trois mois de prison. Sans témoin ni preuve, le procès dure trente minutes.
Leur fils interdit d'école
En prison, le détenu aveugle se voit refuser des livres en braille. En 2007, il est violemment battu par six codétenus après avoir tenté d'interjeter appel, selon l'un de ses avocats. Il souffre fréquemment de diarrhée chronique et fait plusieurs fois unegrève de la faim pour protester contre les mauvais traitements qu'il subit. La même année, Chen Guangcheng, se voit décerner par les Philippines le prix Magsaysay - sorte de prix Nobel asiatique - qui récompense «sa passion irrésistible pour la justice et l'application du droit en Chine». Le gouvernement réagit brutalement. L'épouse de Chen Guangcheng, Yuan Weijing, est arrêtée dans l'aéroport de Pékin alors qu'elle s'apprête à prendre l'avion pour Manille, où elle doit recevoir la prestigieuse récompense à la place de son mari. Elle est aussitôt mise en résidence surveillée à Dongshigu. Elle parviendra parfois à communiquer avec l'extérieur en envoyant des messages instantanés sur des téléphones portables que des voisins lui glissent. Pour l'en empêcher, les autorités font couper l'antenne relais locale.
Trois ans plus tard, en septembre, elle est rejointe dans sa maison prison par son mari «libéré» à l'issue de sa peine. Seules quelques informations filtrent sur les conditions de détention de la famille Chen. Seul un parent âgé du couple est autorisé, sous escorte, à sortir pour faire les courses au compte-gouttes. Leur jeune fils, Kerui, se verrait interdit d'aller à l'école, sans doute par crainte qu'il ne passe des messages. L'avocat américain Jérôme Cohen déplorait récemment cette «nouvelle forme de punition contraire à la légalité» qui consiste à «faire garder quelqu'un en isolement, peut-être pour le reste de sa vie, par des voyous embauchés par le gouvernement».
(1) «Time» a par la suite classé Chen Guangcheng parmi les «100 personnalités les plus influentes» de l'année 2006.
Par Philippe Grangereau Envoyé spécial à Dongshigu, province du Shandong (Chine)
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