Un bar-tabac à tout prix
Marie Bordet et Armel Mehani (avec Camille Lamotte)
Le plus jeune est âgé de 18 ans, le plus vieux de 57. Ils sont vingt-deux et ont beaucoup de points communs. Ils sont français, d'origine chinoise. Ils viennent presque tous de la province du Zhejiang. Ils sont propriétaires d'un bar-tabac à Paris ou dans sa banlieue. Ces vingt-deux personnes ont été interpellées mardi 23 novembre avant le lever du soleil, entre 6 et 7 heures du matin, à leur domicile ou derrière leur zinc. Tandis que l'actrice Mélanie Laurent donnait le coup d'envoi des fêtes de Noël en illuminant les Champs-Elysées, ils étaient en garde à vue dans les locaux de la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ) à Nanterre. Le Tabac de la mairie, le Café de la gare, Le Havane, Le Morzine, Le Vaillant et quelques autres établissements ont baissé le rideau de fer pour quarante-huit heures afin que leurs patrons répondent aux questions des enquêteurs du service central des courses et jeux (SCCJ) de la direction centrale de la police judiciaire.
L'histoire remonte à l'été 2009. Un frère et une soeur, jeunes Français d'origine chinoise, veulent acquérir un café, également débit de tabac et point de vente PMU, à Levallois-Perret. Son prix : 570 000 euros. Le montage financier se compose d'un prêt bancaire de 480 000 euros et d'un apport personnel. Le SCCJ est saisi. C'est la procédure habituelle pour les candidats au PMU : ils sont soumis à une enquête administrative et le financement du projet est passé au crible. Le frère et la soeur font état d'une donation de 100 000 euros, effectuée par leurs grands-parents. Argent qui serait issu d'une vente immobilière en Chine. Ils produisent l'acte officiel de la vente du bien des donateurs (rédigé en mandarin) établi par une agence notariale de Wenzhou. Le frère (25 ans) et la soeur (23 ans) attendent tranquillement l'agrément. Ils se voient déjà dans leur café, baignés par la lueur rouge de la carotte du tabac. Ils n'imaginent pas que les enquêteurs vont pousser leurs investigations plus loin. Leurs ennuis viennent de commencer... Méfiants et bien inspirés, les policiers du SCCJ sollicitent les services de coopération technique internationale de police à Pékin pour vérifier la valeur de l'acte de vente. Bingo ! L'étude notariale à Wenzhou existe réellement, mais la référence de l'acte ne correspond pas à la vente d'un bien immobilier. Il s'agit d'une attestation de casier judiciaire vierge... Le document est faux. Totalement bidon. On a utilisé l'en-tête de l'étude notariale à son insu.
En février 2010, une enquête préliminaire est diligentée sur instruction du parquet du TGI de Créteil pour « faux et usage de documents publics et non-justification de ressources ». Alerté par le grand nombre de dossiers de demandes de licences PMU en région parisienne émanant de personnes originaires de Chine déposées auprès du SCCJ, le parquet décide d'élargir son champ d'investigation. Il veut savoir si d'autres établissements ont également fourni de faux actes notariés. Les enquêteurs s'aperçoivent rapidement que c'est toujours le même topo. Un don fait par une grand-mère, un grand-père, une tante, un oncle ou un cousin.« Les personnes mises en cause disent toutes la même chose : un membre de ma famile avait une maison, un appartement ou un terrain en Chine. Il l'a vendu et m'a fait cadeau d'une part de la somme en liquide », raconte une source judiciaire.
Argent liquide. Au bout du compte, les enquêteurs mettent au jour une véritable petite industrie du faux acte notarié. Selon la même source, neuf autres débits de boissons ont été acquis grâce à des documents falsifiés provenant du même notaire chinois. Les sommes en jeu oscillent entre 80 000 et 280 000 euros, l'addition culmine à 1,6 million d'euros. Pour les investigateurs, l'étendue de l'escroquerie pourrait impliquer des milieux liés au crime organisé.« Dès le début, cette affaire était troublante, explique un responsable policier.Certains suspects gagnaient 300 euros par mois et ils se retrouvaient du jour au lendemain avec 250 000 euros sur leur compte français. Puis achetaient des biens très chers à Montreuil, à Levallois-Perret ou à Paris ». Sur commission rogatoire du juge d'instruction au TGI de Paris Jean-Christophe Hullin, 22 personnes ont été interpellées et placées en garde à vue. Les interpellations se sont déroulées dans le calme, 135 000 euros en liquide et une trentaine d'actes notariés - actuellement épluchés par les policiers - ayant été saisis au passage. Lors de leurs auditions, des interprètes ont été sollicités, car plusieurs d'entre eux ne parlaient pas suffisamment bien le français pour être interrogés. Plusieurs bistrotiers sont passés aux aveux, reconnaissant avoir produit un document falsifié. Après quarante-huit heures de garde à vue, dix personnes ont été mises en examen pour « escroquerie en bande organisée, association de malfaiteurs, faux et usage de faux publics et non-justification de ressources ». Elles risquent jusqu'à dix ans de prison.
« Ce n'est que le début, dit une source proche de l'affaire.Des investigations pourraient être bientôt diligentées en Chine. Certains ont fait appel à des juristes pour monter leur dossier financier... Quant aux fonds avancés pour l'achat des commerces, ils proviennent de circuits financiers mystérieux et obscurs. D'où vient l'argent ? C'est la question à laquelle il faudra répondre... » Le mot n'est pas officiellement prononcé. Mais le soupçon est bien celui du blanchiment. Et pour ça, le PMU est une aubaine. D'abord, parce que les tabacs PMU brassent beaucoup d'argent liquide. D'autre part, parce que ces lieux sont propices à beaucoup d'autres trafics. Comme sur les jeux à gratter ou les paris PMU, par exemple. La combine est célèbre, elle a été usée jusqu'à la corde : on rachète les billets gagnants et on encaisse le chèque du PMU ou de la Française des jeux. L'argent devient illico blanc comme neige. Du côté du PMU, on accuse le coup.
On n'hésite pas à faire remarquer à l'occasion que seul le PMU est soumis aux autorisations délivrées par le ministère de l'Intérieur, alors qu'il existe d'autres vendeurs de jeux et de paris. La Française des jeux est dans le viseur... Quoi qu'il en soit, cette enquête devrait rendre l'administration plus regardante. Les Douanes devraient étudier de plus près le dossier des candidats (les débitants de tabac sont des préposés de l'administration). Idem pour les impôts.« Je défends la communauté asiatique, déclare en préambule Gérard Bohelay, président de la Fédération des buralistes d'Ile-de-France.Mais j'attendais une enquête depuis longtemps. La profession a besoin d'être nettoyée. Certains roulaient trop des mécaniques. On se posait des questions. »
Lucratif. Claude Hinh est un Chinois du Vietnam. Il est arrivé en France à l'âge de 8 ans. Il est maintenant fan de Pierre Brasseur et directeur commercial de Transactions Nation Commerces. Son job : vendre des fonds de commerce à des membres de la communauté chinoise. Il fait ça depuis vingt-cinq ans. Il est passablement énervé.« Oui, certaines personnes ont produit de faux documents, mais ça ne veut pas dire qu'ils sont des truands, dit-il.En Chine, l'administration fonctionne mal, il n'y a pas de papiers. Cette histoire de faux est regrettable et cela doit être sanctionné. Mais parler de blanchiment d'argent, c'est n'importe quoi ! Si les Chinois rachètent en masse les PMU, ça n'a évidemment rien à voir avec la mafia. » Après les bougnats, qui montaient à la capitale pour vendre le charbon du Massif central et tenir les cafés, l'enseigne à la carotte est prise d'assaut par ces autres fils d'immigrants, venus de la province du Zhejiang, à 400 kilomètres au sud de Shanghai. Une des provinces les plus petites et les plus peuplées de Chine.« Le phénomène est récent mais massif à Paris. Depuis deux ans, 60 % des transactions sont réalisées par des Français d'origine chinoise, explique Gérard Bohelay.Les Auvergnats sont bien contents de leur vendre leurs cafés-tabacs. Car on ne se bouscule pas pour faire ce métier extrêmement dur. »
Métier dur mais... lucratif. Les buralistes vendent du tabac, des produits annexes comme les cartes téléphoniques, et des jeux - ils représentent environ un quart de leurs revenus. Leur commission, sur le tabac et les jeux, oscille entre 4 et 6 % du chiffre d'affaires.« Le jeune d'aujourd'hui ne veut pas reprendre le restaurant-traiteur chinois de son père. Ça lui paraît ringard, explique Claude Hinh.A leurs yeux, le tabac-PMU est un commerce idéal. D'abord, on n'a pas besoin de faire Polytechnique pour vendre des cigarettes et il s'agit d'un produit en situation de monopole. Un concurrent ne peut pas s'installer à côté d'eux et c'est très rassurant. » Le tabac PMU offre en effet une clientèle captive : la vente du tabac est placée en France sous le contrôle des services des Douanes, qui décident de l'emplacement des débits. C'est un bon point, car, dans la communauté chinoise, on applique un certain « mimétisme commercial ».« Quand un Chinois réussit dans une affaire, cela a un effet boule de neige, dit Hinh.Tous ses amis, ses cousins, ses parents vont se mettre à faire la même chose. »
Les arrivants débaptisent rarement les enseignes. Seuls les néons de couleur ou les statuettes en faïence véhiculent un doux parfum d'Asie. Leur marque de fabrique, c'est plutôt l'amplitude horaire : lever de rideau à 6 heures du mat' et fermeture à minuit ! Ce qui plaît énormément aux clients, mais beaucoup moins aux cafés-tabacs des alentours... « Pour nous, c'est difficile de lutter face à eux, dont les charges de personnel sont forcément moins élevées : ils ne travaillent qu'en famille, soirs et week-ends inclus », explique Fred, cafetier dans le centre de Paris. Une fois le bar acheté, les propriétaires chinois arrêtent bien souvent la partie restauration, trop chère en personnel et trop compliquée du fait des normes d'hygiène. Ils se concentrent sur la partie consommations au bar, tabac et jeux.« Cette enquête policière va dégoûter beaucoup de candidats, pressent Claude Hinh.Si ça continue, les membres de la communauté chinoise vont arrêter d'acheter des PMU. » La fin de la ruée vers les bars-tabacs ?.
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