lundi 13 décembre 2010

EUROPE - Le pays où l'on n'arrive jamais - Jacques Julliard


Marianne, no. 711 - Monde, samedi, 11 décembre 2010, p. 60

Crise identitaire, crise économique, crise de gouvernance, crise de confiance... L'Europe à 27 est dans l'impasse. Elle a déçu les peuples. L'idéal est à reconstruire. A partir du couple franco-allemand ?

Ce n'est pas (encore) l'effondrement, mais c'est quelque chose de pire : le sentiment, partagé par adversaires et partisans de l'Europe, qu'elle a désormais son avenir derrière elle, ou dans un futur tellement lointain qu'elle n'appartient plus à la politique mais à une espèce d'utopie philosophique comme on les aimait au XVIIIe siècle. De François Bayrou à Jean-Pierre Chevènement chez les politiques, de Jean-Louis Bourlanges à Paul Thibaud chez les intellectuels, ce ne sont que mines attristées ou conversations à voix basse, comme on en tient dans une chambre de malade.

Longtemps l'Europe a été l'incantation magique pour les orateurs en panne d'imagination à la fin de leur discours ; elle était l'horizon radieux à la portée des nations. Ou encore elle tenait lieu de remède miracle. Quand un problème paraissait insoluble à l'échelle nationale, mettons l'immigration, il suffisait d'avancer d'un ton sentencieux que la solution n'existait qu'à l'échelle européenne : cela permettait au moins de gagner du temps. Aujourd'hui, c'est l'Europe elle-même qui est l'homme malade de l'Europe, et les médecins à bonnet pointu qui se pressent à son chevet sont tout simplement les malades eux-mêmes. En dépit du sérieux de la situation, il est permis de trouver ça drôle.

Vaincue par son succès

La crise est d'abord géographique, c'est-à-dire identitaire : l'Europe ne sait plus qui elle est. Depuis que l'on nous a expliqué, pour des raisons stratégiques qui n'ont rien à voir avec la géographie ni avec l'histoire, que la Turquie d'Asie faisait partie de l'Europe, il n'y avait aucune raison de s'arrêter en si bon chemin. A quand le tour de la Géorgie, de l'Arménie, de l'Iran, de l'Irak, de la Syrie ? Comme cette eau bénite dont on se communique les vertus en se touchant du bout des doigts, le mana européen, à l'ère de l'élargissement sans fin, promet de gagner une bonne partie du continent asiatique et de régler une fois pour toutes le vieux problème identitaire de la Russie depuis deux siècles : est-elle européenne, comme le pensaient les modernistes, ou non-européenne, comme le pensaient les slavophiles ? Les deux, mon colonel ! A l'époque où un philosophe comme Régis Debray et un géographe comme Michel Foucher montrent l'importance des frontières dans la conscience de soi, l'absence proclamée de frontières fait de l'Europe non une puissance politique, mais un concept universel, de Brest à Vladivostok. En raison de la rotondité de la Terre, l'Europe est donc désormais partout, c'est-à-dire nulle part, comme la Pologne du père Ubu.

Pour user d'une formule rebattue, l'Europe est désormais un cercle dont le centre est partout et la circonférence nulle part. Mais il n'y a pas, parmi ces élargisseurs à tout-va, que des pataphysiciens de la géographie universelle. Il y a, et ici, fini de rire, la descendance de Margaret Thatcher. Tous ceux qui, au lendemain de l'effondrement de l'Union soviétique, ont compris que la meilleure façon d'en finir avec la construction européenne n'était pas de l'étrangler, mais bel et bien de la noyer.

C'est ainsi que la chute du mur de Berlin (1989), qui parut donner à la construction européenne un nouvel espace, fut au contraire la fin d'une époque. Telle que l'avaient conçue les pères fondateurs (Jean Monnet, Robert Schuman, Konrad Adenauer, Alcide De Gasperi), l'Europe à six avait un triple objectif. Le premier, le plus patent, était de contribuer à la prospérité de ses habitants : objectif atteint. Le deuxième, qui en était la philosophie profonde, était d'établir une paix durable : objectif parfaitement atteint. Le troisième, inavoué, était de résister à l'expansionnisme soviétique : réussite complète. L'Europe était vaincue par son succès. D'aucuns diront que ces trois objectifs auraient été atteints de toute manière, quelle que fût l'organisation interne du continent. Ce n'est pas si sûr. En tout cas, il faudrait être bien ingrat pour ne pas reconnaître que l'Europe des six a apporté à ses habitants ce qu'aucune des formules précédentes, depuis le système continental de Napoléon jusqu'à la Société des Nations (SDN), en passant par la Sainte Alliance et les formules successives de l'équilibre européen, ne leur avait jamais procuré : la prospérité et la paix. Parlant à un diplomate occidental, Alexeï Adjoubei, directeur des Izvestia, avait déclaré un jour : "Nous allons vous faire la pire chose qui puisse vous arriver. Nous allons vous priver de votre ennemi." Ce n'est sans doute pas ainsi que l'avait prévu celui qui fut le gendre de Khrouchtchev, mais la chute du Mur et l'implosion de l'URSS furent les formes que l'histoire donna à la privation annoncée. Objectif atteint, l'Europe communautaire se trouvait les bras ballants. Que l'effondrement du communisme ait plongé l'Europe dans une véritable crise d'identité, on en veut pour preuve les interrogations qui se multiplieront alors : l'Europe, pour quoi faire ? Les uns optent pour la puissance, d'autres pour le commerce et la paix. Interrogations mortifères. On ne dit pas : la France pour quoi faire ? Il est salutaire de se donner un but. Il est mortifère de chercher à tout prix et à tout moment à justifier son existence. L'Europe n'a pas (encore) suffisamment d'existence propre pour se passer d'une justification.

Foire d'empoigne

L'intégration des pays de l'Europe centrale et orientale s'offrit à point nommé pour remplir un grand vide. Comme à l'Académie française où l'on passe le plus clair de son temps à accueillir de nouveaux membres et à enterrer les anciens, les institutions de Bruxelles se lancèrent à corps perdu dans l'élargissement. La France eut beau représenter, trop timidement, que "l'élargissement", s'il n'était pas précédé d'une phase "d'approfondissement", c'est-à-dire de réformes institutionnelles, aboutirait à une cacophonie, les autres n'en eurent cure : ni les Allemands, pas fâchés de voir enfin s'ouvrir leurs fenêtres orientales et d'explorer les voies toujours un peu sulfureuses du Drang nach Osten ("poussée vers l'Est"), c'est-à-dire de l'alternative orientale à sa politique occidentale ; ni surtout les Anglais qui y virent une occasion unique de neutraliser l'Europe. De la chute du mur de Berlin, succédant à l'Europe démocrate-chrétienne franco-allemande, date l'Europe à l'anglaise d'aujourd'hui.

L'apogée du bricolage institutionnel qui s'ensuivit, ce fut le funeste traité de Nice (2001), qui vit l'Allemagne affirmer des prétentions à la puissance et à l'autonomie, se quereller avec la France sur la répartition des droits de vote au sein des instances communautaires, et l'ensemble des Etats membres donner le spectacle d'une foire d'empoigne sans pudeur, comme les héritiers sur le corps du moribond. Faute de volonté commune, il ne restait plus qu'à réinventer "l'équilibre des puissances" cher au XIXe siècle, c'est-à-dire rouvrir l'ère du marchandage permanent et du carrousel changeant des alliances bilatérales. Ce sont, après l'échec du traité de Lisbonne dont nous reparlerons, les dispositions du traité de Nice qui continuent de réglementer la vie des instances communautaires. Mais, comme l'Europe ne décide plus rien, sinon de la longueur des queues de cerise, on ne s'en aperçoit même pas.

L'euro, seul bien commun

Le résultat de cet imbroglio institutionnel, c'est l'impuissance "des nations trop imbriquées pour agir séparément et trop peu unies pour agir ensemble", écrit justement Paul Thibaud (1). Le silence de l'Europe sur les grandes affaires du monde va de pair avec l'effacement des puissances qui la composent. Les documents WikiLeaks ont au moins révélé que les Etats-Unis ne prennent vraiment la France au sérieux que là où elle est encore une puissance capable d'agir : en Afrique.

A l'intérieur de cette Europe anglaise, la France et l'Allemagne n'avaient pas dit leur dernier mot. Alors que tout, depuis la chute du Mur, invitait à la dissolution du lien européen, deux hommes d'une stature exceptionnelle, et pourtant complètement dissemblables, opposèrent à la ligne de plus grande pente de l'histoire l'obstacle de la volonté : Helmut Kohl et François Mitterrand. Le second s'était complètement trompé lors de la chute du mur de Berlin (1989). Philosophe postgaulliste de la force des choses et de l'immuabilité des entités nationales, il n'avait pas cru à ce coup de vent rageur qui allait bouleverser la donne mondiale : l'effondrement du communisme sous le double effet de sa faiblesse interne et de l'aspiration des peuples à la démocratie. En plein printemps des peuples est-européens, il alla piteusement cautionner le régime moribond de la RDA...

Mais il se reprit, et sut reconnaître qu'Helmut Kohl avait eu raison contre tout le monde en tentant un coup de poker inouï, dont la réussite a fini par effacer l'audace : la réunification allemande ! Quelle vision déterministe de l'histoire eût été capable de concevoir un événement aussi improbable ?

Est-il vrai, comme on l'entend souvent, que le traité de Maastricht (1992), et notamment la création de l'euro, fut le prix qu'Helmut Kohl accepta de payer pour rallier François Mitterrand à la réunification de l'Allemagne ? C'est possible. Mais l'euro ne relevait pas seulement de la France. C'était un acte marqué du sceau politique par excellence, celui de la souveraineté, une souveraineté partagée. C'est pourquoi il a déchaîné les controverses les plus violentes, notamment de la part de ceux que l'on nomme les souverainistes. Dans ce domaine, Helmut Kohl, réaliste rustique et visionnaire impavide de l'Europe, n'était pas en arrière de la main de François Mitterrand : l'euro, l'acte le plus important depuis le discours fondateur de Robert Schuman le 9 mai 1950, est leur bien commun.

La preuve de la volonté de l'Allemagne d'alors d'aller vers une Europe politique à fondement franco-allemand, je la trouve dans une double initiative à laquelle la diplomatie française ne sut pas ou ne voulut pas répondre. A deux reprises, en 1994 d'abord, par la plume de deux députés chrétiens-démocrates de premier plan, Karl Lamers et Wolfgang Schäuble (actuel ministre des Finances fédéral), puis en 2000 par la voix de Joschka Fischer, ministre des Affaires étrangères, bientôt approuvé par le chancelier Gerhard Schröder, des hommes représentatifs de la totalité de l'éventail politique allemand, chrétiens-démocrates, verts, sociaux-démocrates, appelaient à la création d'une Europe fédérale à fondement franco-allemand.

Déjà, Lamers et Schäuble avaient parlé de "noyau dur", et Fischer parlait de "centre de gravité" appuyé sur une étroite coopération franco-allemande. La presse anglaise exprima son horreur devant une perspective qui eût signifié l'échec des efforts britanniques pour démanteler l'Europe. "L'Allemagne menace d'isoler la Grande-Bretagne", écrivit le Times. Quant à Hubert Védrine, le ministre français des Affaires étrangères, il se contenta d'affirmer que "la proposition Fischer dessine une perspective à long terme", dans une déclaration où la prudence diplomatique cachait mal le scepticisme. Persuadée qu'il s'agissait d'une gesticulation à usage interne, la France ne répondit jamais à la proposition allemande. A défaut d'y adhérer, n'eût-il pas été préférable de dire "Chiche !", rien que pour voir ?

Depuis, entre la France et l'Allemagne, c'est une poursuite permanente, avec, à certains moments, inversion du sens de la course. Après avoir été longtemps demandeuse, c'est aujourd'hui l'Allemagne, forte de sa supériorité économique et de sa respectabilité recouvrée, qui tend à s'éloigner. La personnalité d'Angela Merkel, qui n'est pas "rhénane" mais prussienne, ajoute à la difficulté, et sa compatibilité avec le tempérament de Nicolas Sarkozy est des plus médiocres. Ce n'est pas demain que l'on parlera du couple Merkel-Sarkozy... Ces préventions communes dessinent-elles, comme le croient les eurosceptiques qui exercent à l'égard de l'Allemagne une suspicion permanente, le point de retour définitif de celle-ci à une centralité orgueilleuse et solitaire, ou seulement, comme l'espèrent les européens français, un passage obligé à l'âge adulte en attendant des engagements futurs ? Si je penche pour la seconde hypothèse, ce n'est pas seulement par préférence naturelle. C'est surtout parce que l'Allemagne, pas plus que la France, n'a véritablement le choix.

Certes, en vertu de la géographie, l'Allemagne a deux façades, l'une vers l'Ouest, l'autre vers l'Est, c'est-à-dire vers l'intérieur européen. Mais il serait faux d'imaginer que l'Allemagne pourrait troquer sa posture occidentale contre on ne sait quel splendide isolement appuyé sur la clientèle de l'Europe de l'Est et des relations privilégiées avec la Russie. L'Allemagne n'est pas un supergrand qui pourrait discuter d'égal à égal avec les Etats-Unis et la Chine. Elle n'est virtuellement que la plus grande des nations moyennes, et seule une alliance solide avec le seul partenaire possible, la France, eût donné aux deux pays le statut de grande puissance : l'ouverture à l'Est est un complément, elle ne saurait tenir lieu de solution de remplacement à la politique occidentale menée par l'Allemagne depuis la Seconde Guerre mondiale.

Cadre idéologique

Nous en étions là quand a éclaté la grande crise de 2008 qui est venue bouleverser toutes les données. S'agissant de l'Europe, elle avait été précédée d'un événement dont la signification n'est apparue que progressivement dans toute son ampleur : le non de la France et des Pays-Bas au référendum sur le projet de constitution européenne. Celui-ci prévoyait notamment une extension du vote à la majorité qualifiée, l'institution d'un président du Conseil européen, d'un ministre des Affaires étrangères et la refonte de l'ensemble des textes fondamentaux de l'Union. Mais, au-delà de l'affrontement devenu classique entre "fédéralistes" et "souverainistes", on s'aperçut vite que le débat de fond portait sur l'inscription dans la charte fondamentale de la notion de "concurrence libre et non faussée", symbole du libéralisme. Il ne s'agissait donc pas seulement d'établir une règle du jeu, mais bel et bien d'affirmer une orientation programmatique qui excluait d'autres formes d'organisation des rapports intra- et extracommunautaires, tel le protectionnisme, voire le socialisme. L'Europe de Lisbonne n'était pas qu'un cadre juridique, c'était un cadre idéologique. L'Europe d'Adam Smith et de Frédéric Bastiat était-elle compatible avec celle de Jaurès ? Les partisans du oui qui n'étaient pas de purs libéraux - j'en étais - estimaient que, libérale ou non, on ne pouvait sans se renier voter contre l'Europe. Les partisans du non qui n'étaient pas tous des anti-européens, estimaient à l'inverse qu'européen ou non on ne pouvait donner carte blanche au libéralisme le plus doctrinaire.

Le peuple donna raison à ces derniers. Certes, les motivations des partisans du non n'étaient pas toutes aussi avouables : il s'y mêlait un protectionnisme à courte vue, et même de la xénophobie. Mais la suite des événements allait montrer que le peuple, à travers l'ambiguïté et la multiplicité de ses motivations, faisait preuve de plus de lucidité que les élites. Le rejet de la bigoterie ultralibérale des gnomes de Bruxelles trouvait, à la lumière de la crise de 2008, une justification quasi prophétique... Car plus que le non populaire du référendum en France et aux Pays-Bas, c'est la crise qui a porté à l'édifice européen actuel les coups les plus sérieux.

D'abord l'orthodoxie ultralibérale, fondée sur la non-intervention de l'Etat dans les affaires économiques et financières, a littéralement volé en éclats : il a fallu sauver les banques de leur propre folie, recourir à l'argent des pauvres pour renflouer les riches, injecter massivement des crédits d'Etat dans le secteur privé, combattre l'endettement des établissements financiers en aggravant l'endettement des Etats, et même procéder à des nationalisations partielles et provisoires : ainsi Freddie Mac et Fannie Mae aux Etats-Unis, une partie du système bancaire irlandais et britannique (2). En dépit du label européen collé sur l'opération de sauvetage de l'Etat grec, puis de l'Etat irlandais, ce sont les chefs d'Etat et de gouvernement, agissant en leur nom propre, notamment Nicolas Sarkozy et Angela Merkel, qui ont mené les opérations. De M. Barroso, de M. Van Rompuy, de Mme Ashton, il n'a pratiquement pas été question. Quant à la Banque centrale européenne, sous la férule de Jean-Claude Trichet, elle a dû avaler son chapeau et accepter d'intervenir massivement pour soutenir la monnaie défaillante. La lourde machinerie communautaire s'est envasée dans les marécages de la crise, comme la chevalerie française à Azincourt (1415) sous les flèches des archers anglais... Nous en sommes là. Plus d'Europe franco-allemande, plus vraiment d'Europe anglaise, mais une Europe de nulle part, une Europe nobody, à l'image d'un jeu de marionnettes, comme le Chevalier inexistant, d'Italo Calvino... Enfin, presque.

Car la crise est le meilleur des pédagogues, spécialement dans le cas de l'Europe. Celle-là, on ne le sait que trop, ne progresse vraiment qu'à travers les crises. Depuis un an, l'euro est attaqué par les spéculateurs ; c'est presque un hommage que le vice rend à la vertu. Dans le cas grec, on a vu la banque américaine Goldman Sachs, sorte de quartier général du brigandage bancaire à l'échelon international, spéculer sur l'échec de l'aide financière qu'elle apportait à Athènes. L'Europe a réagi trop tardivement, mais elle a fini par réagir. Même chose dans le cas irlandais, en attendant mieux, ou pis. Sous la pression de la nécessité, mais aussi, il faut le dire, de la France de Nicolas Sarkozy, les lignes se sont déplacées insensiblement. Nous n'en sommes pas encore à un gouvernement économique de l'Europe, loin de là, mais M. Trichet et Mme Merkel ont parcouru beaucoup de chemin. Outre des interventions massives sur les marchés pour sauver, à travers la Grèce ou l'Irlande, l'euro lui-même, on a créé un Fonds européen de stabilisation financière (FESF) destiné à intervenir rapidement et massivement en cas d'attaque contre l'un des pays membres. On a décidé le principe à partir de 2013 d'une "restructuration des dettes" (3), c'est-à-dire de l'abandon d'une partie de celles-là : les établissements bancaires privés seraient invités à participer aux sacrifices. La panique est aussi de leur côté, d'où leur fébrilité dans l'actuelle ballade irlandaise...

Armée mexicaine inédite

Au spectacle de la gestion de la crise actuelle, une conclusion s'impose : les institutions européennes ne sont pas par elles-mêmes des centres de décision : ce sont des lieux de concertation entre les puissances. Il faut dire que l'incroyable usine à gaz qui tient lieu aujourd'hui de gouvernement de l'Europe, cette architecture à la Dubout, a basculé dans le ridicule. Un président du Conseil des ministres du nom de Van Rompuy, une ministre des Affaires étrangères haut-le-pied nommée Catherine Ashton, un président de la Commission européenne nommé José Manuel Barroso, un titulaire de la présidence tournante du Conseil européen nommé pour deux ans et demi (!) et que personne ne connaît, sont les dirigeants fantômes d'une armée mexicaine d'un genre inédit. Jadis, Henry Kissinger se plaignait de ne pas connaître le numéro de téléphone de l'Europe. Il ne serait guère plus avancé d'en avoir aujourd'hui une demi-douzaine. En vérité, ce spectacle d'ombres chinoises a été organisé par les chefs d'Etat et de gouvernement les plus influents, ceux de France, d'Allemagne et du Royaume-Uni. Et dire que certains souverainistes feignent de craindre toujours le fédéralisme et les "fédérastes", comme dit Jean-Marie Le Pen, avec son élégance de vieux sanglier aux abois !...

Pourtant, ceux qui rêvent d'une nuit des longs couteaux de l'idée européenne en seront pour leurs frais : l'Europe va continuer. Et comme elle ne peut pas continuer comme cela, elle devra nécessairement continuer autrement.

1. D'abord parce qu'elle correspond à un mouvement historique puissant, ancien et irrésistible. L'idée que l'Europe serait une idée neuve est une idée fausse. Depuis Charlemagne, c'est-à-dire depuis mille deux cents ans, elle cherche à s'incarner dans le temps long, dans l'idée de progrès, et dans une multiplicité d'accidents historiques, parmi lesquels l'Etat-nation (4). On ne fera pas l'Europe contre les nations, mais avec elles. C'est donc une construction historique originale qui a fait le pari de s'élever non par les moyens ordinaires de la guerre et de la révolution, mais par ceux de la paix et de la coopération. D'où ses lenteurs. Au XVIIIe siècle, une véritable Europe de la culture, fondée sur les Lumières à la Française, a existé (5). De ce point de vue, la Révolution française, à qui nous devons tant, puis Napoléon, en donnant à l'idée nationale un contenu militant mais aussi militaire, ont retardé de deux siècles cette construction de l'Europe par la culture. La guerre de 1914, le grand cataclysme européen, a accentué ce retour en arrière. Il n'est que plus remarquable que, dans le sillage de la victoire de la démocratie sur le nazisme, l'idée européenne ait resurgi de ce champ de ruines.

2. Ensuite parce qu'elle est conforme à la volonté des peuples. L'échec du traité de Lisbonne est l'échec justifié d'un libéralisme coupé de toutes racines historiques et populaires. Ce n'est pas l'échec de l'Europe. Toutes les enquêtes d'opinion le confirment : les Français, par exemple, ne sont pas seulement favorables à l'idée européenne. A la différence de la classe dirigeante, ils veulent une Europe politique.

3. Enfin parce qu'il n'y a pas de solution alternative à l'Europe. Dans la "carte blanche" qu'il a donnée à Marianne le 1er juillet dernier, Hubert Védrine avance deux propositions contradictoires. La première est que "l'histoire du monde reste une compétition de puissances". La seconde est qu'il faut oublier "l'Europe puissance" qui est une idée essentiellement française, non partagée par nos partenaires. La conclusion décourageante qui se dégage logiquement est que dans la compétition mondialisée, la France ne peut compter que sur elle-même. Pour faire bonne mesure, l'ancien ministre des Affaires étrangères ajoute que l'idée du couple franco-allemand relève aujourd'hui du fétichisme. Hubert Védrine voit en eux une manifestation de l'angélisme en politique. On peut se demander si dans cette critique systématique ne se cache pas une sombre délectation de l'impuissance.

Il faut espérer mieux et vouloir davantage. L'Europe est désormais dans une impasse, parce qu'elle a confondu en un ensemble informe deux idées nécessaires. Celle d'une union économique entre tous les pays européens. Il n'y aurait que des avantages à ce que ce Zollverein amélioré s'étende un jour à la Russie et à ses anciennes possessions émancipées. D'autre part, celle d'une union politique entre des nations qui partagent un même niveau de vie, une même culture, et surtout une même responsabilité internationale.

Laissons là les débats byzantins sur le fédéralisme. Un véritable rapprochement franco-allemand, qui devrait commencer par la diplomatie et la défense, ferait ipso facto de cet ensemble la deuxième ou la troisième puissance du monde. Cette "Europe à deux" deviendrait une Europe à six ou sept, comprenant l'Italie, le Benelux, l'Espagne et le Portugal.

Jouer ensemble

Concluons. La particularité de l'Europe, qui en fait une entité de nature différente des Etats-nations, est d'être plus qu'une réalité territoriale : c'est une idée régulatrice. Chez Kant, une idée régulatrice est une idée qui, par essence, est irréalisable dans sa perfection, mais qui oriente et modèle l'action tout entière. Il en va de même de la démocratie ou de la justice qui sont des principes essentiels pour l'action, sans qu'on puisse espérer les voir jamais se réaliser complètement. Prenons l'exemple de la partie de tennis idéale. Ce serait par hypothèse une partie où chaque balle serait si puissamment jouée qu'il serait impossible à l'adversaire de la rattraper. Mais où l'adversaire posséderait de son côté la vélocité, l'adresse et la puissance pour retourner cette même balle. Une telle partie serait impossible. La partie de tennis n'est donc concevable qu'à cause de l'imperfection des joueurs. Nous ne sommes pas des dieux. Les Européens ne sont pas des dieux. Mais c'est cela qui leur permet de jouer ensemble. J.J.

(1) "Besoin d'Europe, besoin des nations", article destiné à la Fondation Konrad-Adenauer et reproduit dans Commentaire no 131, automne 2010, p. 639-648.

(2) Cela n'a pas empêché ma proposition d'une nationalisation partielle et provisoire du crédit en France en cas de besoin de me valoir les foudres de libéraux et même de "socialistes" ("Vingt thèses pour repartir du pied gauche", Libération, 18 janvier 2010, reprises en volume, Flammarion/Libération, 2010).

(3) "Si j'ai été compris, c'est sans doute que je me suis mal exprimé", disait l'ancien président de la Réserve fédérale Alan Greenspan.

(4) Voir sur le sujet le beau livre de Jacques Le Goff : L'Europe est-elle née au Moyen Age ?, Seuil, 2003.

(5) L'Europe des Lumières, cosmopolitisme et unité européenne au XVIIIe siècle, de René Pomeau, Stock, Pluriel, 1991.

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