vendredi 17 décembre 2010

INA - Ils veulent privatiser les archives de la télé de papa



Marianne, no. 713-714 - France, samedi, 18 décembre 2010, p. 44

Le ministre de la Culture, Frédéric Mitterrand, va devoir gérer un dossier délicat : la situation de l'INA, où les tensions s'exacerbent contre le jeune président qu'il a nommé, Mathieu Gallet.

L'avènement de l'âge numérique métamorphose les institutions qui stockent les images depuis des décennies. L'Institut national de l'audiovisuel (INA) n'est plus un département d'archives poussiéreuses, relégué dans l'arrière-cour de la télévision publique : son très riche fonds est désormais à portée de clic sur Internet pour des millions de consommateurs d'images. Un marché énorme : les joyeux feuilletons des années 60, les premiers " Cinq colonnes à la une ", les journaux télévisés historiques, les " Discorama " de Denise Glaser. Ce miroir de l'histoire contemporaine, fort de centaines de millions d'heures de radio et de télé, n'est plus réservé aux seuls professionnels. Un potentiel considérable qui a même attiré la manne publique du " grand emprunt " cher à Nicolas Sarkozy : 750 millions d'euros ont été attribués pour la numérisation des archives, dont une part importante destinée à l'INA. Reste à savoir comment utiliser cet argent. Et surtout à décider qui doit exploiter ce trésor. Ces archives doivent-elles rester 100 % publiques ? Ou faut-il envisager, comme pour celles des notaires, d'en autoriser l'exploitation privée ?

Climat délétère

L'absence de réponse précise commence à inquiéter les salariés de l'INA. Le dernier conseil d'administration, le 13 décembre, a été houleux. Six mois après la nomination de Mathieu Gallet, 33 ans, à la tête de l'entreprise publique, les sujets de mécontentement s'accumulent. Il y a d'abord le climat interne, délétère. Personne ne comprend quelles sont ses intentions et sa stratégie. " Aucune annonce sur le projet de l'entreprise ", s'impatiente Alain Lavanne (CFDT). Le jeune président se montre parfois expéditif, comme avec la directrice des ressources humaines, remerciée, ou avec l'essayiste Frédéric Martel, auteur du livre Mainstream, limogé après avoir créé le site inaglobal.fr qui diffuse des informations spécialisées sur le numérique pour les chercheurs et des professionnels. Mais Mathieu Gallet n'est pas du genre à parler stratégie avec les syndicats. Ni avec personne en interne d'ailleurs : c'est à un cabinet extérieur, Roland Berger Strategy Consultants, que le nouveau patron a confié la réflexion sur l'avenir de l'entreprise, tandis que l'institut de sondage Opinionway a été mobilisé pour des études sur l'image de marque de l'INA. A Valeo ou Capgemini, ce serait parfait. Mais cela étonne à l'INA, vieille institution attachée au service public et habituée à être maniée avec délicatesse...

Objet de toutes les inquiétudes, la perspective de faire entrer l'INA au capital d'une entreprise privée du nom de mySkreen alimente le spectre de la privatisation des images publiques. Lancée il y a seulement deux ans, cette start-up vise à fédérer tous les contenus vidéo légalement disponibles sur Internet. Les salariés de l'INA ont appris le projet par la presse. La présence du groupe Le Figaro et d'Habert Dassault Finance au capital de mySkreen éveille les soupçons. " Mathieu Gallet ne respire pas un esprit de service public très développé ", s'inquiète l'un des administrateurs de l'INA, le député PS Didier Mathus. L'objectif de mySkreen est de créer une sorte de " Galeries Lafayette numérique ", où l'utilisateur pourrait retrouver toutes les émissions, les films et les séries en un seul clic, à l'instar du portail américain Hulu (100 millions de dollars de chiffre d'affaire en 2009). Un projet en droite ligne de la loi Hadopi sur les droits d'auteur, que Mathieu Gallet a contribué à mettre en place lorsqu'il était au cabinet du ministère de la Culture : puisque les internautes qui regardent des vidéos de manière illégale sont désormais passibles de poursuites, il faut qu'ils puissent accéder au contenu " légal " le plus facilement possible.

Frédéric Sitterlé, PDG de mySkreen, parle de son association avec l'INA comme d'un fait accompli : " L'objectif pour l'INA est d'accompagner une initiative d'intérêt national permettant de proposer une offre alternative à celle imposée par Apple et Google. " Mais, problème de taille, la proposition de mySkreen a déjà été rejetée par Canal + et France Télévisions. Or, sans accord des chaînes, le projet n'a pas de sens...

Un parcours fulgurant

Autre souci, l'investissement de l'INA dans mySkreen doit obtenir la validation du comité qui gère le grand emprunt, auquel l'institut a demandé une contribution de 8 millions d'euros. " Tous les efforts de lobbying déployés n'empêcheront pas ce dossier de suivre la procédure normale de sélection des investissements, qui sera totalement transparente ", prévient Réné Ricol, commissaire général à l'investissement. Les contrôleurs du grand emprunt veillent en effet à chaque euro investi. Sollicité par Marianne, le ministère de la Culture reste silencieux sur cet imbroglio. Du côté de l'INA, Mathieu Gallet ne souhaite pas s'exprimer, et son secrétaire général récuse tout sentiment de malaise en interne.

Le climat de scepticisme à l'égard de ce projet est alimenté par le parcours fulgurant du nouveau président de l'INA. Voilà en effet un jeune homme dépourvu de tout diplôme de noblesse d'Etat (ENA, X, etc.), qui n'a jamais dirigé une équipe et qui s'est vu propulser à la tête d'une entreprise publique d'un millier de salariés et d'un budget de 120 millions d'euros. Après avoir débuté à Canal + comme chargé des relations publiques puis du " lobbying ", il a basculé vers la politique, comme conseiller de Christine Albanel au ministère de la Culture. Frédéric Mitterrand l'a gardé quand il est arrivé Rue de Valois, et, en mai 2010, il propose cette " perle rare " pour remplacer à la tête de l'INA Emmanuel Hoog, parti diriger l'AFP. Moins convaincu, Nicolas Sarkozy bloque sa nomination programmée pour le Conseil des ministres du 19 mai. Un candidat plus sérieux est sur les rails : Camille Pascal, un agrégé d'histoire, secrétaire général de France Télévisions, proche de Patrick de Carolis, qui a le soutien de Matignon. Mais, le 26 mai, coup de théatre : Claude Guéant impose Gallet à l'INA. Une " nomination extravagante, un caprice de Mitterrand ", s'agace aujourd'hui un conseiller de François Fillon. Et une grosse bêtise ?

D'aucuns remarquent, en effet, que Mathieu Gallet s'est installé un peu vite dans son bureau présidentiel : la commission de déontologie de la fonction publique aurait dû se prononcer sur la nomination d'un membre du cabinet du ministère de la Culture à la direction d'une entreprise dont il a la tutelle. C'est peut-être l'anomalie originelle de la nomination de ce jeune homme qui affole l'INA. Un oubli ? En tout cas, une épée de Damoclès au-dessus de sa tête de Gallet. Et du ministre qui le protège.

PAR PHILIPPE COHEN ET ÉLODIE EMERY, AVEC LAURENCE DEQUAY

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