vendredi 7 janvier 2011

LIVRE - Retour sur le XXe siècle par Tony Judt





Mort le 6 août 2010 à l'âge de 62 ans, Tony Judt correspondait parfaitement à l'image que l'on se fait, en France, de l'intellectuel new-yorkais. Professeur d'histoire galonné (il dirigeait l'Institut Erich-Maria-Remarque, le prestigieux centre d'études européennes de l'université de New York), il faisait ce que peu de ses collègues français font encore de nos jours : publier, sur des sujets très vastes, des ouvrages qui ne sont pas seulement des synthèses érudites mais assument aussi de vrais partis pris (Après-guerre. Une histoire de l'Europe depuis 1945, Armand Colin, 2007), et décliner cette activité de chercheur engagé à travers des articles qui, par leur longueur, leur densité et leur liberté de ton, sont pour certains de véritables petits essais.

Vingt-quatre de ces articles sont aujourd'hui traduits en français. Ecrits entre 1994 et 2006, publiés pour la plupart dans la New York Review of Books, ce sont pour l'essentiel des comptes rendus de livres traitant de thèmes chers à cet historien des idées, de l'héritage du marxisme aux métamorphoses de la vie intellectuelle française, en passant par la politique américaine et israélienne.

Souvent d'une grande sévérité, d'un unilatéralisme parfois excessif, mais toujours rigoureusement argumentées, ces notes de lecture sont d'abord précieuses pour ce qu'elles nous apprennent sur des ouvrages importants qui pour certains ne sont pas traduits en français, comme la biographie que consacra en 1997 Sam Tanenhaus, le rédacteur en chef du supplément littéraire du New York Times, à Whittaker Chambers, ce personnage fascinant pour tous ceux qui s'intéressent à l'histoire de l'espionnage, des relations soviéto-américaines et du maccarthysme.

Galaxie " antitotalitaire "

Mais ces articles valent également pour ce qu'ils nous disent de la place singulière que Tony Judt occupait sur la scène intellectuelle. Né à Londres en 1948, ce New-Yorkais d'adoption, qui était diplômé de Cambridge et ancien pensionnaire de l'Ecole normale supérieure de la rue d'Ulm, ne se lassait pas de pourfendre les intellectuels de gauche restés à ses yeux trop complaisants vis-à-vis de Marx et des régimes se réclamant de sa pensée. S'il méprisait Louis Althusser pour ses " fictions démentes ", et regrettait qu'un historien aussi " doué " qu'Eric Hobsbawm ait " traversé plus ou moins endormi la terreur et la honte de notre époque ", il avait en revanche une admiration sans borne pour un Albert Camus (" le meilleur en France ") ou un Arthur Koestler (" intellectuel exemplaire ").

Comme d'autres représentants de la galaxie " antitotalitaire ", Tony Judt aurait pu dériver vers la droite, et se rapprocher des néoconservateurs. Il n'en fut rien, et son article de 2006 sur " l'étrange mort de l'Amérique progressiste ", où il dénonçait ces " libéraux - qui - jouent les "Monsieur Loyal" de la guerre mondiale contre l'islamo-fascisme ", en est la preuve.

Ancien militant sioniste, il était aussi devenu un ardent contempteur d'Israël, qu'il comparait à " un adolescent (...) plein d'amour-propre blessé, prompt à s'offenser et prompt à offenser ". Dans un article qui fit grand bruit en 2003 mais qui, hélas, n'est pas reproduit ici, il s'était d'ailleurs dit partisan d'un Etat binational, seule solution pouvant, à ses yeux, mettre un terme au conflit israélo-palestinien.
(Thomas Wieder)


Voilà un livre riche. Son auteur, Tony Judt, est mort cette année. Historien souvent controversé, il s'était fait connaître en France pour son étude sur l'aveuglement d'une bonne partie des intellectuels français pour le bolchevisme dans l'immédiat après-guerre (Un passé imparfait). Il poursuivit ses études sur la gauche européenne puis sur l'évolution de l'Europe en général, qui donna lieu à une synthèse, Après guerre, retraçant l'histoire européenne depuis 1945.

Ce dernier ouvrage est un recueil d'articles donnés principalement à la New York Review of Books. Cet ensemble est toujours d'une lecture revigorante pour réfléchir sur ce que fut la seconde partie du siècle dernier, une époque trop négligée par les historiens. Mais, dès l'introduction, le ton n'est pas celui du livre historique traditionnel. On est dans ce que l'histoire des idées offre de meilleur, c'est-à-dire que, chez Tony Judt, la réflexion est personnelle, vive, nécessairement partiale, mais toujours servie par une culture et un brillant esprit de synthèse. Aux États-Unis, l'auteur appartient à la tendance liberal, ce qui, en Europe, le classerait plutôt à gauche, dans la mesure où, par exemple, il est un critique sévère de la mondialisation néolibérale. Mais il n'a pas de mal à convaincre, au regard du désastre des subprimes. Comme il l'écrit à propos d'une étude sur les dérives de la Belgique :
« Nous savons tous, à la fin du XXe siècle, qu'il peut y avoir trop d'État. Mais la Belgique peut aussi nous rappeler qu'il y en a parfois trop peu. »


Les pliures du siècle

Tout le livre est à l'image de ce balancement. La vision est souvent sévère, parfois brutale ou acide, mais toujours suggestive. On ressort de cette lecture libéré de toute une série de « lieux communs » qui avaient fini par nous aveugler depuis 1989 : fin de l'histoire, triomphe de l'Occident, hyperpuissance américaine, « mondialisation heureuse », etc. Au moment même où tous ces mythes s'effondrent sous nos yeux, Tony Judt procédait déjà à l'analyse de leur déclin dans les pliures du XXe siècle. Qui sait observer est souvent visionnaire. Le chapitre sur Tony Blair est terrible car, à quelques détails près, il annonce l'effondrement de la « troisième voie » version Anthony Giddens, le Strauss-Kahn anglais.

Mais, au-delà de ces controverses idéologiques, ce livre a un autre mérite, celui de poser une réflexion très originale sur les limites d'une certaine manière non pas de faire de l'histoire du XXe siècle, mais de la transmettre. L'auteur critique cette focalisation sur les totalitarismes communistes et nazis. Avec cette multitude de mémoriaux, de musées, de sanctuaires, de lieux de mémoire, etc., Judt nous accuse d'avoir figé le passé sur l'horreur absolue des deux guerres mondiales et de ne plus penser le passé qu'à travers elles. Le public en est certes friand et il achète. Mais pour quel résultat? Le XXe siècle, note-t-il, « est en passe de devenir un palais de la mémoire morale, un musée des Horreurs historiques ». Judt s'interroge à juste titre sur le message douteux que cela produit : tout est fait pour nous convaincre que le Mal est derrière nous. Nous ramenons tout à cette Horreur totale et nous finissons par ne plus voir les petites horreurs qui nous entourent. Judt cite ce remarquable avertissement d'Hannah Arendt : « Le risque majeur que nous courons en reconnaissant le totalitarisme comme la malédiction du siècle est d'en être obsédé au point de devenir aveugle aux nombreux moindres maux - et pas tellement moindres - dont l'enfer est pavé. »

En lisant ces éclairages sur le second XXe siècle, on se rendra compte qu'il existe en effet de nombreux petits enfers contemporains à côté du grand palais de Satan. Et, souvent, ils en constituent le vestibule.
(Jacques de Saint-Victor)

SITE DE L'ÉDITEUR : Héloïse d'Ormesson

Retour sur le XXe siècle : Une histoire de la pensée contemporaine

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