lundi 20 décembre 2010

OPINION - En route vers la stagflation - Nicolas Baverez

Le Monde - Economie, mardi, 21 décembre 2010, p. MDE1

Le terme de stagflation désigne le cumul d'une croissance faible, d'un chômage structurel et d'une accélération de l'inflation. Elle a caractérisé la crise des années 1970, née de la politique monétaire expansionniste des Etats-Unis à la fin des années 1960, de l'épuisement de la régulation keynésienne et des chocs pétroliers. La Réserve fédérale américaine (FED) y a mis un terme en 1979 au prix d'une forte hausse des taux et de la récession. Se sont alors ouvertes trois décennies de désinflation, placées sous le signe d'une mondialisation, facteur de baisse des prix industriels.

Ce cycle s'est achevé en 2010. Confrontée à la gigantesque déflation par la dette provoquée par l'éclatement de bulles spéculatives en cascade et à la menace d'un chômage persistant, la FED de Ben Bernanke a choisi de baisser les taux longs et de financer l'extension des baisses d'impôts de l'ère Bush par une émission illimitée de monnaie, tout en s'engageant dans une dévaluation compétitive du dollar. Comme à la fin des années 1960 face aux déficits engendrés par la guerre du Vietnam et la hausse des coûts sociaux, les Etats-Unis ont fait le choix de l'inflation pour solder les comptes des guerres d'Irak et d'Afghanistan (plus de 1 000 milliards de dollars), relancer la croissance et l'emploi, et payer les réformes de Barack Obama.

L'inflation opère donc son grand retour. Aux Etats-Unis, l'apparente stabilité des prix masque un net redressement des salaires. Dans les pays émergents, la hausse des prix atteint 4,8 % en Chine, 10 % en Inde, 5 % au Brésil, 9 % en Turquie. Dans le monde, le coût des matières premières, de l'énergie et des produits alimentaires s'envole - le baril de pétrole se rapproche des 100 dollars - tandis que les bulles spéculatives se reconstituent, surtout dans l'immobilier.

La mondialisation, qui a longtemps encouragé la désinflation, joue désormais en faveur de l'inflation via trois canaux. Les liquidités émises par la FED alimentent les bulles dans les pays émergents, notamment sur leur dette; la baisse du dollar pousse les producteurs de matières premières à augmenter leurs prix; le développement des pays émergents conforte la hausse des matières premières et de l'énergie. La réorientation de leur croissance vers la consommation intérieure - en raison du surendettement des ménages du monde développé - se traduit par une accélération de la hausse des salaires (18 % en Chine en 2010) et des prix, qui gagne l'alimentation, les biens et les services.

Les pays développés vont donc débuter les années 2010 avec une croissance faible et un chômage de masse, liés au désendettement et à la rigueur budgétaire, ainsi qu'une inflation importée par la hausse des matières premières et des actifs support de la spéculation. Soit... la stagflation.

En l'absence d'indexation, cette inflation ne débouchera pas tout de suite sur la hausse des salaires.

En revanche, elle générera une forte augmentation des taux d'intérêt qui pénalisera l'activité et l'emploi dans les pays surendettés. Déjà les taux longs américains se tendent, tandis que l'Allemagne, meilleure signature d'Europe, voit la rémunération du Bund (bons du Trésor) décoller pour dépasser 3 %.

Les pays émergents verront leur croissance amputée par l'inflation mais bénéficieront d'un important transfert de richesses. Contrairement aux années 1970, ils ne le dilapideront pas dans des actifs de prestige, mais investiront dans leur développement ainsi que dans des entreprises et des technologies stratégiques. Les Etats-Unis, au prix de l'inflation exportée par le dollar, soutiendront une croissance molle. A l'inverse, l'Europe et le Japon sont menacés de stagnation en raison de leur vieillissement, du surendettement, de la sous-compétitivité et de la surévaluation de leurs monnaies.

Le pari d'une inflation masquée qui atténuerait les dettes sans déclencher une hausse générale des prix est perdu d'avance. La politique monétaire américaine l'a déjà inoculée au monde via les matières premières et les bulles financières et immobilières, même si elle reste peu visible dans les prix à la consommation. Les mesures de correction nationales, à l'image du contrôle des prix et du relèvement des réserves obligatoires et des taux décidés par la Chine ou du prévisible et calamiteux durcissement monétaire de la BCE, resteront d'une efficacité limitée face à une inflation pour l'essentiel importée.

L'inflation de demain, comme la déflation de 2008, est mondiale. Elle ne peut être enrayée que par une action coordonnée des banques centrales des grands pôles de la mondialisation, à l'opposé des stratégies non coopératives qui ont triomphé en 2010 et qui aggravent les déséquilibres du capitalisme mondial.

Nicolas Baverez, économiste et historien.


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