lundi 13 décembre 2010

OPINION - WikiLeaks, ou la fin d'un monde - Élie Barnavi

Marianne, no. 711 - Carte blanche, samedi, 11 décembre 2010, p. 42

La lecture des télégrammes piratés par le sulfureux Julian Assange rend certains furieux, d'autres extatiques. J'appartiens personnellement au premier camp. Je trouve le bonhomme imbuvable, ses méthodes inqualifiables, l'effet de ses méfaits potentiellement dangereux. Mais tout cela a été dit et redit, ad nauseam. Je préfère considérer cette affaire par un angle quelque peu différent.

Ce que révèlent ces centaines de milliers de documents diplomatiques secrets livrés ainsi, en vrac, sans ordre ni hiérarchie, sans souci aucun du contexte, ni, bien sûr, de la sécurité des personnes dont le nom est livré en pâture à l'opinion - ah ! je ne voudrais pas habiter la peau du pauvre Elias el-Murr, ministre de la Défense du Liban, dépeint en conseiller occulte de Tsahal - va bien au-delà du culte maniaque de la transparence qui étouffe la raison de nos contemporains. Car on se doutait bien que, entre ce qu'on dit à son opinion publique et ce qui se dit dans ce qu'on croit être le secret des allées du pouvoir, il y avait comme un écart. Ainsi, avait-on vraiment besoin de WikiLeaks non seulement pour savoir que Berlusconi était un fêtard incorrigible, mais, plus sérieusement, pour prendre la mesure de l'alliance objective entre Israël et les puissances arabes sunnites, bien plus anxieuses de "couper la tête au serpent" iranien, et peu importe comment, que de régler la question palestinienne dont elles se soucient comme d'une guigne ?

Non, ce que ces documents révèlent de vraiment intéressant, c'est l'évident déclin d'une puissance impériale qui ne parvient plus à contrôler le désordre du monde, et qui, n'en déplaise aux contempteurs de l'Amérique, s'y emploie de son mieux, mais dont les émissaires sont pathétiquement réduits au rang de commentateurs impuissants. On le pressentait, sans doute, mais, du coup, on en a plus d'un quart de million de fois la preuve. Et c'est, tout simplement, le crépuscule d'une certaine manière de concevoir les relations entre Etats.

Cette manière de concevoir, et de vivre, les relations entre Etats est aussi vieille que l'Etat lui-même, qui invente dès sa venue au monde, entre Moyen Age et Temps modernes, les outils de sa survie et de sa puissance. C'est de l'Italie de la Renaissance, conceptrice de notre modernité, que nous viennent l'institution des ambassadeurs permanents, les rapports diplomatiques secrets - ceux des émissaires de la Sérénissime République restent un modèle du genre - et les réseaux sophistiqués d'espions. Tout cela n'était pas très "transparent", on s'en doute, ni très moral. Mais l'Etat lui-même ne l'était pas, et c'est pourtant la forme qu'a prise en Occident l'existence collective des peuples. Ceux qui, comme les Français ou les Anglais, ont tôt réussi à se doter d'un Etat puissant, ont été des privilégiés de l'histoire. Ceux qui y sont parvenus tardivement et dans la douleur ont fait leur propre malheur et celui de leurs voisins, voyez les Allemands. Et il y a ceux enfin qui n'ont eu leur Etat qu'après leur quasi- disparition, comme prix de consolation.

Que la diplomatie n'ait pas toujours su éviter la guerre, c'est un truisme. Mais elle l'a fait plus souvent qu'on ne le pense. Et elle l'a fait à l'abri des regards curieux. Ce n'est peut-être pas joli, en tout cas pas conforme à ce que pensent Assange et ses thuriféraires, mais c'est ainsi.

Qu'on le déplore ou qu'on s'en réjouisse, tout cela est bel et bien derrière nous, et depuis bien avant WikiLeaks. Lorsque l'Egyptien Sadate est venu à Jérusalem, il a pris de court les diplomates ; c'est la télévision qui lui a servi d'outil diplomatique, non ses ambassadeurs. Et si les accords israélo-palestiniens d'Oslo ont été concoctés en secret, c'est par une poignée d'intellectuels, pas par des professionnels de la diplomatie.

Il se trouve que j'ai été, comme ambassadeur, le témoin involontaire de l'inanité de cette fonction aujourd'hui. La règle est simple, et cruelle : plus une capitale est importante, et moins l'ambassadeur y est important. La faute aux moyens de communication modernes : les dirigeants se parlent au téléphone ou prennent l'avion pour se voir. Lui est réduit au rôle de maître de cérémonie, et, s'il fait correctement son travail, de communicant en chef et d'agent d'influence. Talleyrand n'était peut-être qu'une franche crapule, mais ses missions diplomatiques avaient tout de même une autre allure... Du moins me suis-je bien gardé de rédiger des télégrammes ; pas de peur qu'ils ne tombent sous des yeux indiscrets, mais parce que je n'y voyais pas grand intérêt. Et, comme il fallait bien sacrifier au rituel, mes adjoints s'en chargeaient fort bien.

Il faudra apprendre à vivre avec WikiLeaks et ses émules. Prévoir des moyens techniques et des instruments juridiques ne fera pas revenir le bon temps de la diplomatie traditionnelle, rendue obsolète par la maladie de langueur de l'Etat omniscient et omnipotent qu'elle était censée servir. Par quoi diable la remplacera-t-on ? On pourra toujours le demander à Julian Assange, l'archange de la transparence, désormais sous les verrous.

© 2010 Marianne. Tous droits réservés.

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