lundi 20 décembre 2010

OPINION - WikiLeaks ou la troisième révolte - Jean-Christophe Rufin

Le Monde - Mardi, 21 décembre 2010, p. 18

Médecins sans frontières -WikiLeaks : mêmes méthodes, même combat ? Le rapprochement des deux mouvements peut choquer. Le premier est une association respectable et reconnue, saluée comme utile à l'humanité; l'autre est un site Internet quasi clandestin, considéré, à la suite de ses dernières révélations, comme irresponsable.

A y regarder de plus près, il existe pourtant une parenté, voire une filiation, entre les deux démarches. L'une et l'autre se veulent l'émanation de citoyens refusant la raison d'Etat. L'une et l'autre ont pour ennemi la guerre et ses victimes car WikiLeaks, par-delà le sensationnalisme de ses dernières productions, est avant tout un site militant dont l'objectif est de mettre fin aux engagements militaires américains. L'une et l'autre enfin ont été créées sur l'idée que la justice est un impératif supérieur au droit, si bien qu'une juste cause rendrait licite l'usage de tout moyen d'action, fût-il illégal. Cette parenté n'est pas une coïncidence. Elle est le fruit d'une histoire, la nôtre, depuis le sursaut libertaire de Mai 68 et la fin des grandes idéologies qui plaçaient l'intérêt de l'Etat au-dessus de celui des individus. L'âge des droits de l'homme est celui de la revanche du citoyen, dressé contre l'Etat et défendant, face à lui, ses libertés et ses droits. Ce mouvement citoyen a connu, depuis le début des années 1970, trois étapes successives. Chacune d'elles procède de l'échec de la précédente, échec réel ou supposé, mais qui nourrit la conviction que quelque chose de nouveau doit être inventé et tenté.

Le premier âge fut dominé par l'humanitaire

Il s'est construit sur une critique radicale du système caritatif en vigueur depuis le XIXe siècle et symbolisé par la Croix-Rouge. Le mouvement créé par Henri Dunant se caractérise par son respect des Etats, son désir de fonder et de garantir un droit dans la guerre, et enfin, une stricte neutralité. Cette méthode connaîtra à ses débuts de grands succès. Elle va toutefois être mise en échec tout au long du XXe siècle. Les Etats totalitaires se montrent inaccessibles à toute démarche d'humanité, la neutralité peut conduire, à l'extrême, à secourir le bourreau tout autant que la victime. Enfin, la guerre du Biafra montrera que le droit peut constituer non pas un outil pour soulager les souffrances mais au contraire un moyen pour empêcher les secours (au nom de la " souveraineté nationale ").

De ces échecs va naître l'impulsion " sans-frontièriste ". L'idée est simple : des citoyens libres, armés de leur seule conscience morale et des moyens que leur donnent d'autres citoyens informés par la presse, peuvent aller secourir des victimes où qu'elles se trouvent. On connaît l'immense fortune de cette démarche pendant les deux dernières décennies du siècle passé. La mobilisation humanitaire a changé le visage des conflits. Elle a élaboré des méthodes d'action que les autres, y compris la Croix-Rouge, se sont ensuite efforcés d'imiter. Elle a accompagné la généralisation du témoignage, formant avec la presse un couple efficace, permettant de faire connaître au monde le sort de ceux que l'on assassine, de l'Ethiopie au Cambodge, de l'Afghanistan à l'Amérique centrale.

Ce premier âge du mouvement citoyen est parvenu à son apogée au tournant du millénaire. Il reste vivant et actif. Pourtant, on ne peut s'empêcher de remarquer qu'il connaît depuis quelques années une crise profonde. Crise paradoxale, d'ailleurs, qui procède plutôt d'un énorme succès. Car les associations " sans-frontièristes ", après la mobilisation plus ou moins improvisée des débuts, sont devenues pour la plupart des organisations structurées et professionnelles. Robin des bois a de la graisse autour du ventre. L'humanitaire aujourd'hui est riche, et cette prospérité provient en grande partie des bailleurs de fonds internationaux. Certes, ces bailleurs ne sont pas des Etats mais néanmoins des institutions émanant d'eux, comme l'Union européenne, ce qui pose inévitablement le problème de l'indépendance, voire de la neutralité.

Les ONG fondées sur l'idée de la transgression du droit n'hésitent pas aujourd'hui à se placer elles-mêmes sous la protection de ce droit. Et paradoxalement, ce sont les Etats, en particulier le plus actif d'entre eux sur la scène internationale, les Etats-Unis, qui ont récupéré le thème de la transgression, retournant à leur profit l'idée d'un droit d'ingérence. On a ainsi vu des Etats invoquer des motifs humanitaires pour violer la souveraineté des autres, tandis que dans le même temps les ONG se montraient de plus en plus soucieuses de respecter la légalité internationale...

A cela s'ajoute le principal grief que les pacifistes ont toujours adressé aux humanitaires : leurs efforts pour humaniser la guerre n'ont aucun effet sur le déclenchement et la prolongation des conflits eux-mêmes. Jamais les organisations humanitaires ne sont parvenues à apporter la paix, elles ne contribuent pas non plus à réduire les inégalités entre riches et pauvres qui constituent le principal défi du sous-développement en marche; elles n'ont aucune action sur la dégradation de l'environnement et son cortège de famines, d'exode rural et de menaces sur la santé. Bref, l'humanitaire n'est pas efficace sur le fond des problèmes. Peu importe que ce ne soit ni sa vocation ni son mandat : les espoirs qu'il a suscités ont généré des attentes auxquelles il est incapable de répondre.

Deuxième âge : l'altermondialisme

Une deuxième génération de mouvements citoyens est contemporaine de ce constat d'échec. Elle est symbolisée par des groupes comme Attac, qui lutte contre les inégalités économiques, Greenpeace, dans le domaine écologique ou, en ce qui concerne la prévention des conflits, International Crisis Group ou la communauté Sant'Egidio. A leur manière différente, chacune de ces associations se fixe pour objectif d'agir sur les causes et non sur les effets, de se situer à la racine des problèmes et non à la surface des choses.

Mais, à cette différence près, le principe d'action reste le même : ces mouvements prétendent s'affranchir des règles de droit ou des contraintes politiques qui caractérisent les Etats et ils leur opposent la force et la liberté de la mobilisation citoyenne. Quand des faucheurs d'OGM pénètrent sur une propriété privée, quand Greenpeace fait naviguer ses bateaux dans des zones interdites par les militaires, quand la communauté Sant'Egidio fait voyager clandestinement des chefs de guerre recherchés par toutes les polices pour leur permettre de négocier avec leurs adversaires, le mouvement citoyen s'affranchit des règles, au nom de l'intérêt supérieur du but moral qu'il poursuit.

Ce type d'action a connu de grands succès. Cependant, la deuxième génération du mouvement citoyen marque elle aussi le pas. L'altermondialisme s'est fragmenté et affaibli, en jouant le jeu institutionnel. Entre, d'un côté, une écologie de gouvernement défendue par des partis politiques de plus en plus classiques et, d'un autre, un activisme antiétatique qui affirme sa volonté de prêcher la " décroissance ", l'équilibre est de plus en plus difficile à trouver. Les contradictions sont profondes et nuisent à la cohérence du mouvement.

Enfin, dans le domaine de la prévention des conflits, si quelques succès ont pu être obtenus sur des guerres " périphériques ", l'action citoyenne n'a pas trouvé le moyen de s'opposer efficacement aux guerres menées par les grandes puissances (Chine au Tibet, Russie dans le Caucase et Etats-Unis en Irak et en Afghanistan).

Troisième âge : écologie radicale et militantisme virtuel

C'est là qu'intervient la troisième génération des mouvements citoyens, celle que nous découvrons aujourd'hui par ses actions spectaculaires. L'écologie radicale avait déjà donné l'exemple. Des groupes militants défendant la cause animale ou l'intérêt de la planète se sont déjà illustrés, aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne, par des actions spectaculaires et totalement illégales. S'appuyant sur une philosophie élaborée (l'écologie dite " profonde "), ces mouvements n'hésitent pas à s'en prendre à l'homme en tant que représentant d'une espèce honnie, responsable à leurs yeux de tous les maux. Ils sont de plus en plus portés à l'action violente et attentent régulièrement à la sécurité des personnes ou des biens.

Dans les autres domaines, lutte contre les inégalités et prévention des conflits, une évolution analogue est perceptible. L'actualité de ces dernières semaines nous en a fourni plusieurs exemples qui vont du tragique au ridicule. Deux héros se sont partagé l'attention des médias : Julian Assange, d'un côté, avec sa fuite au retentissement planétaire; Eric Cantona, de l'autre, avec une initiative dérisoire, mal préparée et mal pensée mais qui visait explicitement à démontrer la toute-puissance du citoyen face au " système " financier.

L'idée centrale de WikiLeaks appartient tout à fait à la logique du marketing. Il s'agit de donner à une activité jusque-là artisanale une dimension industrielle. Cette activité, c'est la fuite de documents sensibles ou de témoignages confidentiels. Elle a toujours été pratiquée, à petite échelle, par les journaux, certains s'en faisant une spécialité comme Le Canard enchaîné. Avec WikiLeaks, on change de dimension. La fuite porte sur des quantités de documents gigantesques et leur diffusion est assurée par le puissant relais de journaux de premier plan. La transgression, dans ce cas, change de nature. De moyen, elle devient une fin et constitue le coeur même de l'action. L'illégalité, la provocation, voire la clandestinité deviennent alors la règle et la méthode d'action. Vol de matériel, cyberattaques, témoignages de personnels soumis au devoir de réserve, tout est légitime, si c'est pour la cause.

Ce nouvel âge de l'action citoyenne est fortement marqué par l'influence croissante des réseaux virtuels. Ce n'est peut-être pas l'une des moindres causes de cette tendance à la transgression que sa dématérialisation dans l'espace cybernétique. Un vol réel par effraction, la destruction effective d'un bien appartenant à autrui sont des actes lourds et qui supposent une part difficile à assumer de violence physique. Au contraire, les aventuriers du Net se présentent volontiers comme des " doux ".

Leur violence se déploie dans un espace proche de celui des jeux vidéo, espace où rien n'est vraiment grave, où le joueur dispose de plusieurs vies, où le désir de gagner écarte toute préoccupation morale.

Reste que si les méthodes sont nouvelles, les motivations, elles, restent classiques et placent ces nouvelles formes d'action dans la continuité de l'histoire de la révolte citoyenne commencée quarante ans plus tôt. Les ambitions de Julian Assange telles qu'on peut les comprendre sont de type altruiste (sans préjuger de la part trouble de manipulation qu'elles peuvent dissimuler). Il se revendique comme " militant ". Ses premières actions avaient clairement pour but de discréditer dans l'opinion les opérations militaires américaines et de mettre un terme aux guerres dans lesquelles elles s'inscrivent. Dans son dernier " coup ", spectaculaire, l'ambition s'est élargie. D'après un des correspondants français de WikiLeaks, Julian Assange aurait avoué vouloir " rendre le système meilleur ". Ses prochaines cibles seraient d'ailleurs les institutions financières.

Qui a vécu, à trente ans de distance, la naissance de la première génération des mouvements citoyens sous la forme de l'action humanitaire reconnaîtra aisément dans cette rhétorique le même idéalisme qui sous-tendait la création des organisations " sans frontières ". Voilà pourquoi j'ai la conviction qu'existe entre ces différentes démarches, malgré de profondes différences de culture, de moyens et surtout de génération, une profonde parenté.

Parenté ne veut pas dire adoption. Reconnaître la continuité de la démarche ne signifie pas y adhérer. Au contraire, les excès actuels de la révolte citoyenne font apparaître des contradictions que d'autres formes d'action plus consensuelles - en particulier l'humanitaire - laissaient dans l'ombre. Le problème de principe que pose ce type d'initiative est clairement celui des limites.

Quand la révolte citoyenne s'applique à un Etat totalitaire, sa légitimité est difficilement contestable, quelle que soit la forme que prend l'action. Il en va tout autrement dans les Etats démocratiques. La question de l'équilibre entre pouvoir d'Etat et contre-pouvoir citoyen est alors posée dans toute son acuité. Peut-on mettre en balance les institutions démocratiques, issues de la libre expression de la volonté populaire, et l'activisme d'un nombre, fût-il élevé, de protestataires. Un slogan, lu pendant les manifestations contre les retraites, résumait bien le problème : " Ce que 500 députés ont fait, trois millions de manifestants peuvent le défaire. "

L'initiative citoyenne sous toutes ses formes, en particulier les centaines de milliers d'associations qui couvrent tous les champs d'activité, s'est à l'évidence constituée aujourd'hui en cinquième pouvoir dans les démocraties. La dernière génération de mouvements citoyens que symbolise WikiLeaks a le mérite de présenter de ce cinquième pouvoir un visage extrême et inquiétant qui interroge sur ses limites. Rétif par nature à tout contrôle, multiple, insaisissable, impossible à unifier et sans doute à réguler, ce cinquième pouvoir est en train d'acquérir une puissance qui menace tous les autres. En poussant sa logique au plus loin, il est possible d'imaginer que l'activité de ce cinquième pouvoir peut, à terme, rendre les démocraties impossibles à réformer et peut-être même à gouverner, les secrets impossibles à protéger, l'autorité, même émanant de la loi et garantie par la justice, impossible à exercer.

Par-delà l'intérêt de ses révélations, le mérite de WikiLeaks est de rendre ce débat nécessaire. Jusqu'où le citoyen est-il fondé à aller contre l'Etat dans un régime démocratique ? A partir de quel seuil passe-t-on de la mobilisation utile à la menace contre le contrat social ? Toutes ces questions étaient contenues en germe dans les formes d'action plus consensuelles. Elles sont dévoilées aujourd'hui par l'action désinhibée des petits-enfants de Mai 68.

Jean-Christophe Rufin

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