Le Monde - Dernière heure, samedi, 18 décembre 2010, p. 40
Lettre d'Asie
Au pied d'une HLM de la banlieue nord de Pékin, un écriteau indique " le jardin des roses d'acier ". Il faut alors se glisser entre la haie et le mur de l'immeuble pour rejoindre un petit espace aménagé devant un appartement en rez-de-chaussée. Deux statues géantes trônent sur leur socle. Elles représentent les têtes de deux jeunes femmes. Lin Zhao, qui s'était élevée contre les abus de la campagne antidroitière, fut condamnée à vingt ans de prison au début des années 1960 puis exécutée en 1968, à l'âge de 36 ans. Autre dénonciatrice du maoïsme, Zhang Zhixin fut, elle, passée par les armes en 1975, à l'âge de 40 ans.
Toutes deux avaient été des communistes de la première heure. Elles ont persisté jusqu'au dernier moment à critiquer Mao du fond de leur geôle. Lin Zhao a ainsi écrit en secret des centaines de lettres et de poèmes avec son sang.
L'artiste peintre Yan Zheng-Xue, 66 ans, a créé ce drôle de jardin devant son domicile, à sa sortie de prison fin 2009. Il avait été condamné à une peine de trois ans pour subversion, après avoir aidé des paysans de sa région natale, dans le Zhejiang, à s'organiser pour défendre leurs terres. Ce n'était pas la première fois qu'on l'enfermait. C'est même la treizième. En 1995, le bonhomme passa trois ans en camp de travail pour avoir intenté un procès à la sécurité publique. C'était l'époque où il était chef du village d'artistes de Yuanmingyuan à Pékin, que les autorités voulaient faire évacuer. L'affaire fit grand bruit.
Mais son dernier séjour carcéral fut pénible. Il tenta de se suicider. Et se rata de très peu. Dans sa cellule, il se met tant bien que mal à écrire sur de petits papiers qu'il insère ensuite dans des savonnettes. Son livre sera publié à Hongkong. A sa libération, l'éditeur lui suggère de faire un travail sur Lin Zhao. Yan Zheng-Xue avait souvent pensé à elle en prison.
La construction des statues fut rocambolesque. En janvier, le peintre convalescent se met au travail, dans une petite pièce de son appartement à Pékin. Quand les policiers lui rendent visite, la femme de M. Yan, elle aussi artiste, s'installe devant la porte de la pièce pour faire de la calligraphie. " Ils soupçonnaient que je faisais quelque chose, mais ils ne savaient pas quoi ni où. Ils n'ont jamais imaginé qu'on cachait d'aussi grosses statues dans une si petite pièce ", dit-il. Des proches de Lin Zhao lui donnent des conseils. Les moules seront acheminés en secret vers une fonderie du Hebei.
Depuis que les statues trônent dans son jardin, les autorités de son arrondissement l'ont empêché de les transporter pour une exposition. Elles lui demandent régulièrement de les rentrer chez lui. Mais il tient bon. " J'ai répondu que mon appartement était trop petit. Alors ils m'ont demandé de mettre des draps dessus : j'ai dit que c'était trop irrespectueux. Puis du plastique transparent : j'ai dû accepter ", raconte-t-il. Mais le 29 avril, anniversaire de la mort de Lin Zhao, les visiteurs venus rendre hommage à la résistante se sont empressés de les arracher.
Les militants sont nombreux à se retrouver régulièrement dans le jardin des roses d'acier. Pour tromper la surveillance accrue en cette saison de prix Nobel, la cérémonie pour l'anniversaire de la naissance de Lin Zhao, le 16 décembre, a été programmée trois jours plus tôt. Las : Yan Zheng-Xue fut cueilli à l'aube par des agents, et promené toute la journée dans leur voiture. Ses hôtes, une dizaine de personnes, ne furent pas inquiétés. C'est que Lin Zhao est devenue une icône du mouvement pour la démocratie : elle serait passée aux oubliettes de l'histoire, si le réalisateur Hu Jie n'avait enquêté sur elle, en 2004, dans un documentaire bouleversant, " A la recherche de l'âme de Lin Zhao ", et retrouvé ses lettres secrètes chez son amant.
Le cas de Zhang Zhixin, l'autre jeune femme, est partiellement connu : le pouvoir lui a " façonné une image de martyr, car cela servait son besoin : répudier la Révolution culturelle et non Mao ", écrit ainsi l'historienne Wang Youqin, spécialiste de la " Révolution culturelle " à l'université de Chicago. Aussi le projet de Yan Zheng-Xue d'offrir chacune des statues aux deux alma mater des jeunes femmes, l'université de Pékin et l'université du Peuple, est-il bloqué, malgré de nombreux soutiens au sein des deux institutions. Pour l'artiste, le fantôme du maoïsme agit comme un soleil noir. Il en représente souvent un dans ses tableaux. " Il absorbe la lumière, et empêche les Chinois d'obtenir la démocratie ", dit-il.
En 1968, en pleine Révolution culturelle, on lui commande un portrait de Mao de 8 mètres de haut, sur la façade du bureau de l'aviation de Lianzhou. Mais de vieux cadres zélés contestent le profil du Grand Timonier qu'il a choisi. C'est l'impasse : s'il recommence et recouvre la toile de blanc, il sera accusé d'être contre-révolutionnaire. Entre-temps, l'un d'eux s'aperçoit qu'il a tracé une croix sur le portrait qui lui sert de modèle, afin de le reproduire en grand. Il est arrêté.
Les prisonniers sont nombreux. Un paysan. Un Hongkongais accusé d'homosexualité. Un enfant qui a fait un oiseau en papier avec une photo de Mao. La plupart seront exécutés, sauf l'enfant. Et lui. L'officier qui l'a interrogé a vérifié ses dires. L'artiste apprendra qu'un quota de 5 % d'exécutions avait été fixé pour la ville. La même année, Lin Zhao, qui croupit dans une prison de Shanghaï, est tuée d'une balle dans la tête.
Brice Pedroletti
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