Palace. Robert Kuok, le magnat hongkongais de l'hôtellerie, débarque à Paris. Portrait.
Même la tour Eiffel a été exceptionnellement fermée au public. La neige a dégringolé sur Paris et tout s'est brutalement déglingué. Onze centimètres de poudreuse, ça suffit pour dire adieu à la voiture, au bus et à l'avion. Grosse pagaille et atmosphère de fin du monde dans la capitale. Au 10 de l'avenue d'Iéna, l'adresse de l'hôtel Shangri-La à Paris (connue des seuls initiés pour l'instant), il est midi et on ne sait encore rien du désordre qui règne dans la ville. Comme si les majestueuses grilles en fer forgé de l'ancienne demeure particulière de Roland Bonaparte, petit-neveu de Napoléon 1er, avaient le pouvoir de protéger des débordements de la nature. Dans ce nouvel écrin du luxe parisien, tout est en place. Les maîtres d'hôtel ont revêtu leurs uniformes dorés, les nappes ont été repassées au moins trois fois, les couverts en argent ont été polis et repolis, et les bougies parfumées ont été disposées en des points stratégiques. Sous la gigantesque verrière à structure métallique, agrémentée de son tout aussi gigantesque lustre Murano, les premiers « clients » du restaurant La Bauhinia sont attablés pour le déjeuner.
En ce mercredi 8 décembre, une assemblée hétéroclite de fournisseurs, d'agents de voyage, de journalistes, de concierges et de femmes de chambre teste la cuisine de Philippe Labbé, le chef cuisinier du Shangri-La Paris. Cobayes consentants et ravis, qui font joyeusement exploser le budget « coupes de champagne ». Ils dégustent, au choix, de la sole de petit bateau, du dos de chevreuil de chasse rôti, du coeur de filet de saumon de Norvège, du poulet Hainan - la poule au pot chinoise- ou un curry laksa - à base de vermicelles de riz. Après le repas, ils plancheront sur le questionnaire détaillé. Donneront leurs impressions, évalueront la qualité du service à table et jugeront les différents plats.« Je travaille sur ce projet depuis plus d'un an, raconte Philippe Labbé, ancien chef de La Chèvre d'or, dans le village d'Eze, qui n'avait pas volé ses 2 étoiles Michelin.J'ai conçu le plan des cuisines, commandé le matériel et constitué ma brigade. Tout est prêt. Je suis impatient de cuisiner dans un lieu vivant, avec de vrais clients. »
Petit parfum d'Asie. A J - 9, l'hôtel est en rodage, encore fermé au public. La répétition générale s'est bien passée, à quelques détails près. Les choses sérieuses débutent vraiment le 17 décembre, avec l'ouverture officielle de ce palace totalement inédit à Paris.
Une paire de vases Ming encadrent la magistrale porte d'entrée. Ils sont en porcelaine fine, décorés de pivoines, les fleurs emblématiques de la Chine. Fabriqués sur mesure, ils pèsent 450 kilos chacun et ont été livrés par bateau.« Dès l'accueil, ces oeuvres d'art donnent un petit parfum d'Asie à cet immeuble historique parisien, dit Alain Borgers, directeur de l'établissement.Nous sommes un groupe asiatique et nous en sommes fiers. » C'est la première fois qu'une marque chinoise investit l'hôtellerie de luxe à Paris, et elle ne manque pas d'ambition. Ce palace entend figurer dans le Top 5 des meilleurs établissements de la Ville lumière. Rien que ça.
Sauf que le Shangri-La part avec un handicap...« Dans le marché des palaces parisiens, c'est la localisation qui fait la différence, explique Dominique Desseigne, le propriétaire du Fouquet's Barrière.Le Shangri-La est magnifique, mais il est un peu excentré. Les touristes étrangers aiment être au coeur de la ville et faire les boutiques chics à pied. » L'avenue d'Iéna est un peu éloignée des mythiques Champs-Elysées ou de la place Vendôme. Le quartier est résidentiel. Un peu trop calme...« C'est vrai, nous n'avons pas l'avenue Montaigne à nos pieds, convient Tony Le Goff, chef concierge de l'hôtel.Mais notre environnement culturel est exceptionnel, avec le musée Guimet, le musée Galliera, le palais de Tokyo ou le musée de l'Homme. Nous sommes dans un Paris plus confidentiel, que nous nous ferons une joie de faire découvrir à nos clients. »
En fait, l'argument de vente numéro un - est-ce suffisant ? - sera d'abord l'immeuble lui-même et son histoire. L'hôtel particulier de Roland Bonaparte, infatigable voyageur, géographe érudit et botaniste accompli... C'est dans ce palais construit en 1891, assis sur la colline de Chaillot, qu'il recevait l'aristocratie, les hommes de sciences et de lettres. Le prince contemplait d'abord l'imposante façade en pierre de taille de style Louis XIV, puis entrait dans le vestibule revêtu d'un dallage de cinq variétés de marbre. Il pouvait faire un tour dans le fumoir qui jouxtait la salle de billard ou grimper quatre à quatre l'escalier d'honneur qui menait aux salles de réception et à ses appartements privés. Dans l'autre aile, Roland Bonaparte pouvait profiter de son immense bibliothèque - 200 000 ouvrages et 6 kilomètres de rayonnages -, de sa collection de souvenirs napoléoniens, et travailler dans son cabinet d'étude. Ses écuries donnaient sur la rue Fresnel. On se croirait dans « Sissi impératrice ».
Tête-à-tête avec la Tour Eiffel. Cent dix-neuf ans plus tard, cette noble demeure contient désormais (après quatre années de travaux d'Hercule) 54 chambres et 27 suites, la plupart disposant d'une magnifique vue sur la Seine. L'inflation ayant fait son oeuvre, en plus d'un siècle, le prix de la chambre démarre à 750 euros. Les trois suites les plus chères s'échelonnant entre 9 000 et 18 000 euros la nuit ! Avec une attention toute particulière : de nombreuses baignoires ont été orientées de façon à offrir un émouvant tête-à-tête avec la vieille dame de fer. Enfin, pour ceux qui en auraient l'envie et les moyens - 25 000 euros la nuit -, on peut privatiser tout le 7e étage et disposer d'un appartement de 500 mètres carrés, comprenant 4 chambres et plusieurs terrasses. 370 employés veilleront sur les jours et les nuits des clients de l'hôtel.
Robert Kuok est impatient de dormir chez lui, dans son hôtel parisien. Le propriétaire du groupe Shangri-La, amoureux de la France et de ses vins, en a longtemps rêvé...« Il a cherché un emplacement pendant plus de vingt ans, raconte Alain Borgers.Il est très vite tombé amoureux de cet hôtel particulier. Il adorait son passé, son emplacement, ses vues et ses terrasses. Mais il le trouvait trop petit. Il a visité de nombreux autres bâtiments, mais il revenait toujours avenue d'Iéna. Il a fini par le racheter à l'Etat français en 2006. » Kuok n'a pas usurpé son surnom de « Tycoon invisible ». Il cultive la discrétion, fuit les mondanités et les photographes. Cela n'empêche pas cet homme de 87 ans d'être à la tête de la 33e fortune mondiale. Il pèse 14,5 milliards de dollars, confortablement coincé entre Steve Ballmer (Microsoft) et George Soros dans le classement Forbes des milliardaires 2010. Chinois de la diaspora, il naît en Malaisie, où son père a émigré au début du XXe siècle, en provenance de la région du Fujian. Sa famille gère un petit commerce de riz et lui offre des études dans le prestigieux Raffles College de Singapour, où il se fait d'influents amis pour la vie - dont Lee Kuan Yew, Premier ministre de la cité-Etat pendant trente ans.
Le jeune homme se met vite à son compte et gagne ses premiers sous dans le commerce du sucre. Ce n'est qu'un début... Il est aujourd'hui quasi impossible de donner des contours précis à son empire, tant il est étendu. Robert Kuok, marié deux fois et père de huit enfants, a des intérêts dans l'hôtellerie de luxe (Shangri-La), l'immobilier, les transports maritimes, l'extraction minière, les assurances, l'alimentation animale, le pétrole, les banques et les médias (il est actionnaire du South China Morning Post, influent quotidien de Hongkong). Son terrain de jeu, c'est toute la région Asie-Pacifique. Malin, il a investi très tôt en Chine. Encore plus malin, il n'en a pas bougé après les événements de Tiananmen, alors que beaucoup d'investisseurs avaient décampé. Les Chinois s'en souviennent, et ce n'est pas un hasard s'il préempte les plus jolis lieux pour ses hôtels Shangri-La dans l'empire du Milieu...
Du Qatar aux Seychelles.« Si la marque Shangri-La est peu connue en France, elle est très réputée en Asie. C'est la première chaîne hôtelière de luxe de la région », assure Georges Panayotis, président du cabinet d'études MKG, spécialisé dans l'hôtellerie. Au printemps 1971, Robert Kuok inaugure son premier établissement à Singapour. Le groupe Shangri-La, coté à la Bourse de Hongkong et présidé par son fils aîné, Ian Kuok, gère aujourd'hui 70 établissements 5 étoiles en Asie et dans le Pacifique et a une volonté farouche de conquérir le « RDM » (reste du monde).« Les portes de la Chine se sont ouvertes, explique Brendan Inns, vice-président chargé de la communication.Les Chinois s'enrichissent vite, ils voyagent de plus en plus, pour les affaires et pour les loisirs. Notre expansion mondiale répond à leurs besoins. » Objectif : 100 hôtels d'ici à 2013. Dans les cartons, un palace à Vienne, à Londres, à Moscou, au Canada, en Mongolie, au Qatar ou aux Seychelles.« Notre adresse parisienne nous permet de positionner la marque pour la première fois en Europe, commente Vincent Le Gorrec, directeur des ventes et du marketing.La France est une destination mythique et incontournable. On dispose d'un endroit sublimement restauré, qui a une âme et une histoire, et auquel on apporte une sensibilité asiatique. On va bousculer le petit monde des palaces parisiens ! »
Le patriarche Robert Kuok a misé gros sur Paris. La note a été relevée avec des piments chinois, elle avoisine plus ou moins 300 millions d'euros !« La feuille de route était simple : créer un palace contemporain aux normes de confort actuelles (climatisation, ascenseurs, spa, piscine), tout en gardant l'esprit de la résidence privée du XIXe siècle », se souvient Claire Mabon, collaboratrice du décorateur Pierre-Yves Rochon. Facile à dire... Elle va d'abord s'appliquer à remonter le temps. Visite le château de Malmaison (la demeure de Napoléon Bonaparte et de l'impératrice Joséphine), lit des ouvrages sur l'Empire et le Directoire, fouille dans les archives en quête de tissus de l'époque. Le précédent occupant, le Centre français du commerce extérieur, composé de nombreux bureaux, avait détruit l'harmonie du bâtiment.« Il a fallu créer une réception et des alcôves pour la conciergerie. Mais la conception des chambres a été l'exercice le plus complexe, car rien n'existait, continue Claire Mabon.L'idée de départ était de créer 118 chambres. On a modifié les plans dix fois, mais c'était mission impossible. On s'est arrêté à 81 chambres... »
Pendant quatre ans, l'architecte et les décorateurs ont fait régulièrement le voyage à Hongkong, les valises débordant de croquis et de propositions. Ruth Kuok (la fille de Robert) veille à tous les détails. Elle prône un luxe non ostentatoire. Pas de couleurs trop vives, mais du bleu Nattier, du vert céladon et du jaune doré. Elle déniche peintures sur soie, vases, meubles laqués en Chine ou aux puces de Saint-Ouen.« Son goût est sûr et précis, dit Claire Mabon.Pour les tableaux, par exemple, il fallait éliminer les scènes de guerre et de chasse et les portraits de personnes connues. » Autre contrainte inédite, les règles du feng shui. Un art chinois millénaire dont le but est d'harmoniser l'énergie d'un lieu de manière à favoriser le bien-être et la prospérité de ses habitants. Un maître feng shui a choisi la date d'ouverture du palace et a posé certaines règles : jamais de miroirs face à face et pas de miroir devant les lits.« Si tout avait été visé par un maître feng shui, on aurait ouvert en 2015 ! » s'amuse Claire Mabon.
C'est la fameuse touche asiatique... Qu'on retrouve dans la carte des cocktails. Elle est parsemée d'ingrédients originaux, tels que le wasabi, la sauce soja, le poivre du Sichuan et le gingembre. Le Red Flag a tout pour être un must : vodka + soja + sel fumé + wasabi ! Les amateurs auront également le loisir d'étudier la carte d'une quinzaine de thés - les employés reçoivent une formation spécifique sur l'art de le servir. En février, L'Abeille, le restaurant gastronomique français, ouvrira ses portes. Quelques mois plus tard, le troisième restaurant de l'hôtel, le Shang Palace - gastronomique cantonais - complétera l'offre culinaire.« Quand les Français partent en voyage, ils ont envie d'un steak-frites au bout de trois jours, explique Arnaud Duhem, le directeur de la restauration.Pour les clients chinois, c'est la même chose. Nous voulons leur faire plaisir, en leur proposant leurs plats préférés. » En espérant qu'ils séduisent aussi... les Français.
« Nouveaux » palaces parisiens
Le Royal Monceau
37, avenue Hoche, 8e
Ouverture : octobre 2010
139 chambres et suites; 10 appartements privés
Propriétaire : Qatari Diar
Le Shangri-La
10, avenue d'Iéna, 16e
Ouverture : 17 décembre 2010
81 chambres et suites
Propriétaire : Robert Kuok
Le Mandarin oriental
247, rue Saint-Honoré, 1er
Ouverture : juin 2011
150 chambres et suites
Propriétaire : Jardine Matheson (groupe de Hongkong)
Le Peninsula
19, avenue Kléber, 16e
Ouverture : 2013
200 chambres et suites
Propriétaire : Qatari Diar
Une nuit à 18 000 euros
Claire Meynial
Dans la suite Impériale bleu et gris (ci-contre) trône un baldaquin. Comme les autres, elle est tapissée de tissus fin XIXe, réédités par les maisons Pierre Frey et Lelièvre.
Notre préférée reste la suite Panoramique sur le toit, plus moderne et aux premières loges de Paris. Grâce aux 14 mètres de baie vitrée, on croit toucher la tour Eiffel.
Loin des centres d'affaires, certes, mais à deux doigts du mythe.
A partir de 750 E la chambre, 995 E la chambre Eiffel, 1 595 E la suite, 2 865 E la suite Eiffel, 18 000 E la suite Impériale.
L'hôtel Shangri-La à Paris
20 000 m2 de superficie totale
15 000 couverts en argent
10 000 verres
8 000 luminaires
25 000 pièces de porcelaine
10 000 m2 de tissu pour les rideaux
280 kilomètres de câbles électriques
159 fenêtres donnant sur la tour Eiffel
95 000 feuilles d'or utilisées pour la restauration des salons historiques du 1er étage
© 2010 Le Point. Tous droits réservés.
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire