A 91 ans, l'académicien Michel Déon propose une nouvelle version de son roman culte, « Les poneys sauvages », prix Interallié en 1970. Comme les personnages de cette fresque, le dernier des hussards a traversé au galop les décennies, les pays et les batailles idéologiques.
Le Point : Pourquoi avoir « revu et corrigé » un de vos romans les plus célèbres ?
Michel Déon : Je n'avais pas relu « Les poneys sauvages », car son écriture m'avait occupé pendant de longues années. Je savais qu'il poursuivait une carrière extrêmement honorable pour un roman de cette taille-là. Mais, ces dernières années, il est arrivé régulièrement que des jeunes m'arrêtent dans la rue pour me parler des « Poneys ». C'est très singulier, car nous savons tous que la durée des livres n'est pas longue. Passé le coup de feu de la sortie, ils retombent souvent dans l'anonymat. J'ai donc été curieux de vérifier pourquoi, deux générations plus tard, on s'intéresse encore à ça. En le relisant, j'ai été horrifié non pas par l'histoire, mais par les maladresses. J'ai pensé - disons-le sans aucune modestie - que ce roman n'était quand même pas mal, mais qu'il méritait un petit coup de brosse.
N'est-ce pas de la coquetterie ?
Non, il y avait des choses vraiment inutiles : trop d'adjectifs, trop d'épithètes, des problèmes de ponctuation et de liaisons. Comme disait Jules Renard, je me suis relu en étant mon pire ennemi. On apprend par ailleurs beaucoup en lisant de mauvais livres. Je ne citerai pas le nom d'un auteur de la maison [NDLR : Gallimard] qui commence ses phrases, cinq ou six fois par page, par des « maintenant » ou des « quand ». Je me suis dit que je ne pouvais pas écrire aussi mal. J'ai donc beaucoup nettoyé.
L'ambition de ce roman était grande : raconter les désenchantements d'une génération à travers une vaste fresque s'étendant des années 30 aux années 60...
C'est ma vie, avec les événements que j'ai traversés. Je suis né en 1919 et j'ai été mobilisé en 1939. Nous avons été plongés très brusquement dans la guerre. Remarquez, l'armée a été bénéfique, car elle permet un mixage entre les populations. J'ai eu la chance, moi, fils de bourgeois, de côtoyer un garçon de restaurant ou un plombier et d'avoir cette connaissance des Français. Je les ai trouvés assez formidables dans le malheur et dans le désarroi, sauf qu'ils n'étaient pas prêts à se battre.
Peut-on parler d'une génération perdue ?
Pas perdue, mais qui a beaucoup souffert. Les événements d'aujourd'hui sont plutôt économiques. La chute de l'euro, ça ne vous blesse pas au coeur, alors qu'habiter dans un pays qui s'effondre et se retrouve occupé par l'ennemi, c'est bouleversant. Paradoxalement, c'était une époque formidable pour la littérature, avec les premiers livres de Camus, Beauvoir, Sartre, Roland Cailleux. Beaucoup de choses étaient étouffées, mais il y a eu une volonté de dire : vous, vous avez des chars et des canons, mais nous sommes intellectuellement plus forts.
« Nous avons tous été tentés par le communisme, le leurre d'une république musclée, le fascisme et peut-être même pour certains, peu nombreux, par le nazisme, mais tout plutôt que de rester passifs et veules », écrivez-vous. Pourquoi ce besoin d'idéologies ?
Pour combler un vide. Une idéologie, c'est très commode, car elle a réponse à tout. La tentation était très grande pour ma génération. Le Quartier latin, où je suis arrivé en 1937, était alors furieusement à droite. Je connaissais aussi des communistes, et il y avait des groupuscules fascistes, mais peu de modérés.
Vous n'avez jamais renié votre jeunesse maurrassienne et votre engagement dans l'Action française...
Je n'y vois rien de honteux. J'étais un grand lecteur des classiques, de latin et d'historiens, c'était mon jus. Maurras détestait le fascisme. Il pensait que la monarchie, c'était le pouvoir modéré, qui ne tient pas sa force des élections, mais des traditions. Nous étions aussi fascinés par Jacques Bainville, notre grand penseur. Dans « Les conséquences politiques de la paix », il avait tout prévu, y compris la date de la chute de la Yougoslavie.
Etes-vous toujours monarchiste ?
Le spectacle qu'offre le monde n'est pas fait pour me convaincre que la démocratie est universelle. Je constate que les monarchies se reforment dans des pays - en Syrie, en Corée du Nord, au Congo-Kinshasa - où les mêmes familles ont le pouvoir sur plusieurs générations. Et aux Etats-Unis, si vous vous appelez Kennedy, vous êtes automatiquement élu président (rires).
En 1970, « Les poneys sauvages » vous apportent un énorme succès à 50 ans passés...
On m'a aussi beaucoup attaqué, mais c'est sans doute mieux que de recevoir des fleurs, qui sont vites dispersées par le vent. Ça m'a valu une image de vieux rebelle. Il y a eu des polémiques violentes autour de deux sujets sensibles que j'évoquais : le massacre de Katyn et la guerre d'Algérie. Je raconte la scène où les responsables de la wilaya IV veulent négocier la paix des braves. Cette entrevue, je savais qu'elle avait eu lieu, mais pas dans quelles conditions. J'ai ainsi reconstitué une scène que je n'avais pas vue, avec des personnages inventés, mais qui ne devait pas être loin de la vérité. Après la sortie du livre, j'ai reçu une lettre qui disait : « Je ne vous écris pas pour faire de vains compliments, mais parce que vous avez décrit de façon exacte ce qui s'est passé lors des négociations. » C'était signé du général Challe.
Vous expliquez avoir été victime du « politiquement correct », mais vous êtes aujourd'hui une institution...
Mais pas du tout, c'est vous qui le dites (rires). C'est peut-être d'ailleurs le seul bénéfice de l'âge.
Dans vos livres, on se promène entre la Grèce, l'Irlande, Madère, l'Italie ou l'Angleterre, lieux où vous avez résidé. D'où vient ce goût pour le cosmopolitisme ?
J'avais envie de connaître les autres. J'ai plongé dans ces pays et dans leur littérature. J'ai ainsi passé près d'un an au Portugal, parce que je venais de lire des pages merveilleuses de Jacques Chardonne sur Sintra. L'Irlande, ce sont Joyce, Beckett...
La Grèce et l'Irlande, vos deux pays de coeur, sont touchées de plein fouet par la crise. Comment l'expliquez-vous ?
Ce sont deux pays qui ont vécu un peu la même aventure. La Grèce est devenue une possession turque après la chute de Constantinople. Et l'Irlande s'est retrouvée sous la tutelle féroce de l'Angleterre. Quand on est occupé pendant plusieurs siècles, on est tenté de ruser et de mentir. Face à une autorité illégitime, tout vous paraît légitime pour y échapper. Les gens de ces pays ont développé des réflexes similaires. Ils sont charmants, délicieux, mais vicieux sur le plan des affaires. On a pu le constater avec ces scandales financiers.
Vous dites que « la prospérité s'est abattue sur l'Irlande comme la pédophilie sur le bas clergé »...
C'est vrai. Mais je vis égoïstement dans une tour d'ivoire à la campagne, dans le comté de Galway, où ma femme élève des chevaux. On me fout une paix formidable.
Que pensez-vous de l'évolution de la littérature française, que vous suivez en tant que membre de jurys littéraires ?
Je déplore l'invasion de l'autofiction. Le « je » ne m'intéresse pas. Il y a aussi une surproduction éditoriale qui fait qu'on a un réflexe de dire « non, c'est trop ». Et je souhaiterais que l'activité littéraire redevienne plus désintéressée. J'ai un jour rencontré une dame très élégante qui m'a demandé : « Je vais commencer à écrire un roman, comment fait-on pour avoir le Goncourt ? »
Vous avez beaucoup soutenu des jeunes auteurs comme Jean Rolin ou Emmanuel Carrère...
Je soutiens des écrivains quand je me dis : tiens, là, il n'y a pas de doute. Un jour, je reçois un petit livre, pas très bien édité, avec une couverture vulgaire. Mais à l'intérieur je découvre une écriture et une légèreté formidables. C'était le premier livre de Patrick Besson. En lisant celui d'Emmanuel Carrère, j'ai sursauté et j'ai pensé que j'aurais aimé avoir écrit ça à son âge. Je ne me suis pas trop trompé, non ? Quand j'ai les moyens de les aider, je les aide. Ça vaut bien toutes les autres franc-maçonneries.
Un autre écrivain qui s'est exilé en Irlande vient de recevoir le prix Goncourt...
J'ai bien connu Michel Houellebecq en Irlande. Je lui ai rendu un grand service et il ne me l'a visiblement pas pardonné, car il ne m'a plus donné signe de vie depuis. Sur le plan littéraire, il représente quelque chose d'important, surtout à ses débuts. Dernièrement, c'est un peu trop « Gala » à mon goût, avec tous ces noms de gens célèbres...
Quel est le livre le plus cher à vos yeux ?
« La montée du soir ». Il s'est passé une chose très curieuse. Je marchais dans la forêt avec mon chien quand, tout à coup, une phrase est venue dans ma tête. Je me suis dit qu'il fallait que je continue. J'ai écrit ce roman très serré sans aucune difficulté.
Vous avez présenté ce livre crépusculaire comme un « examen blanc » avant la grande épreuve de la mort. Etes-vous mieux préparé ?
Je pensais effectivement beaucoup à la mort à ce moment-là. J'ai remis ma copie, je suis prêt et j'ai pu passer à autre chose (rires).
Propos recueillis par Thomas Mahler
Repères
1919 naissance à Paris sous le nom d'Edouard Michel
1937 rejoint l'Action française
1944 premier roman, « Adieux à Sheila », sous le nom de Michel Déon
1952 parution de l'article « Grognards et hussards », de Bernard Frank, dans Les Temps modernes
1969 premier séjour en Irlande
1970 « Les poneys sauvages », prix Interallié
1973 « Un taxi mauve », grand prix du Roman de l'Académie française, adapté au cinéma par Yves Boisset
1978 Election à l'Académie française
1987 « La montée du soir »
2009 « Déon », aux « Cahiers de L'Herne »
« Les poneys sauvages », de Michel Déon (Gallimard, 590 p., 24 E).
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