mercredi 5 janvier 2011

Au coeur de Shishahai, le lent martyre du vieux Pékin - Frédéric Edelmann

Le Monde - Culture, lundi, 3 janvier 2011, p. 25

Comme d'autres sites de la capitale chinoise, le quartier lutte pour éviter une destruction totale

L'Exposition universelle Shanghaï 2010 a fermé ses portes le 31 octobre. Depuis la fin des Jeux olympiques de 2008, à Pékin, les préparatifs puis l'ouverture de cette gigantesque kermesse populaire (70 millions de visiteurs, chinois pour la plupart), l'attention s'était peu ou prou détournée des transformations de la capitale. A l'exception de ses encombrements et de sa population, dont les records s'apparentent à ceux de la croissance économique de la Chine. Tout est lié : l'enrichissement global du pays, la fièvre de construction sans précédent dans l'histoire de l'humanité qui touche toutes les villes (logique dans ce pays de près de 1,4 milliard d'habitants), les voitures, la pollution... Comme si la croissance ne pouvait faire l'économie de son revers : la destruction. Le retour à Pékin permet encore une fois de le vérifier.

Le quartier de la Tour de la cloche (Zhonglou) et de sa proche voisine, la Tour du tambour (Gulou) - deux monuments au nord géographique de la Cité interdite qui, telles deux monumentales horloges, rythmaient jadis la vie dans la ville - fait les frais d'une opération spéculative stupéfiante. Cet ensemble de 12,5 hectares, classé depuis 2002, au coeur du quartier de Shishahai, fait partie des zones théoriquement protégées de la ville, mais on a appris à savoir ce que vaut ici la notion de protection.

Ce quartier devait être transformé en un site touristique nommé à l'anglo-chinoise Beijing Time Cultural City, soit à peu près « Cité culturelle du temps de Pékin », le temps faisant référence à celui des horloges. Il aurait consisté en un complexe souterrain de parkings, musée, boutiques et restaurants. De nombreuses ruelles (hutong) et maisons à cour carrée devaient être démolies, et des milliers de personnes relogées à cet effet (descriptif en anglais sur le site En.bjchp.org/?p=1905).

Les maisons à cour carrée

Mais ce plan de développement urbain a déclenché une vive polémique. Les défenseurs de l'environnement, préoccupés par le sort des maisons à cour carrée, dont le modèle remonte à la dynastie des Yuan (1271-1368), ont exercé une pression sans précédent sur le gouvernement local. Le gouvernement du district de Dongcheng a finalement annoncé, le 3 décembre, qu'il restreindrait son projet initial à la construction d'un seul musée, d'un souterrain, et qu'aucun hutong ne serait détruit.

Pourtant, le mal est fait, au moins dans l'entourage immédiat des deux tours, et l'opération se révèle particulièrement sévère : des montagnes de gravats s'amoncellent derrière les palissades et de profondes excavations ont été creusées pour abriter des garages.

Près du lac Beihai, Shishahai abritait de nombreux palais princiers. Quelques temples subsistent, dont l'un, à proximité des tours, reste bien connu pour le marché qui l'occupe. A peine plus au nord, ont été préservés le hutong Doufuchi et la maison où Mao séjourna en 1919. Le quartier est le plus touristique de Pékin, avec des centaines de bars, de restaurants et de boutiques. Il conserve une forme urbaine complexe, échappant à la trame orthonormée de la ville, dite mongole. Un point commun avec le quartier de Qianmen, dans la ville chinoise, au sud de Tiananmen : mais celui-ci a d'ores et déjà disparu, avec l'aide de promoteurs et d'architectes français, pour se métamorphoser en quartier de style pseudo-Qing (la dernière dynastie impériale) où devaient fleurir mille représentations du luxe occidental, que l'on attend toujours.

A l'ouest de Qianmen, une vaste zone dévastée s'étend de Liulichang, rue pastiche où sont logés les antiquaires, à Xidan. Dans un champ d'habitations en ruines, quelques habitants sont revenus camper, préférant éviter les charmes des lointaines banlieues.

Régulièrement, les ministres de la culture, comme Sun Jiazheng en 2006, voire ceux autrement puissants de la construction, tel Qiu Baoxing en 2007, font acte de contrition sur le sort désolant fait au patrimoine chinois. Ils rappellent que la nécessité d'améliorer l'habitat ne légitime pas les formes les plus débridée de spéculation.

Ce fut encore le cas le 10 juin 2010 avec le discours de Cai Wu, actuel ministre de la culture, lors du second grand forum de l'Exposition de Shanghaï, organisé dans la ville voisine de Suzhou, sur le thème « Patrimoine culturel et rénovation urbaine ». Manifestement, il conviendrait plutôt d'écrire patrimoine ou rénovation. Car la capitale chinoise, qui par ailleurs a quelques belles réalisations architecturales à montrer près des périphériques, ressemble de plus en plus à une victime du lingchi - jusqu'à son interdiction en 1905, il consistait à dépecer vivant un condamné. L'abrogation du lingchi vaudra-t-elle bientôt pour les villes chinoises ?

© 2011 SA Le Monde. Tous droits réservés.

0 commentaires: