dimanche 16 janvier 2011

CINÉMA - Du cinéma chinois... à feu nourri - Brice Pedroletti

Le Monde - Dernière heure, samedi, 15 janvier 2011, p. 30

C'est un western chop suey, situé dans une région sans foi ni loi de la Chine post-impériale - et précommuniste : sorti en salles le 16 décembre, Rang zidan fei (« Où que volent les balles »), de l'acteur-réalisateur Jiang Wen, 48 ans, est en passe de battre tous les records de recettes pour un film chinois. Mais, surtout, c'est devenu l'un des sujets les plus débattus de l'Internet chinois, où chacun s'évertue à décrypter les tirades impayables de ses protagonistes et à y reconnaître une critique à peine voilée des petites et grandes dérives de la Chine d'hier et d'aujourd'hui.

Cette soif de débats politiques n'est pas surprenante en Chine, notamment parmi les plus jeunes générations, pour qui la Toile est devenue le lieu de la chose publique par excellence. Ce qui l'est, c'est qu'un tel brûlot ait survécu à la censure dans un pays où les autorités se méfient de tout message politique, surtout quand il est ambivalent. Pour Jiang Wen, révélé en Occident pour son rôle aux côtés de Gong Li dans Le Sorgho rouge, de Zhang Yimou, en 1986, c'est une belle revanche : Les Démons à ma porte, son deuxième film en tant que metteur en scène, Grand Prix du Festival de Cannes en 2000, lui valut en Chine cinq ans d'interdiction de tournage et d'écran. Le Bureau du film avait requis des coupes, auxquelles le réalisateur se refusa. Son retour très attendu derrière la caméra, en 2007, avec une ambitieuse production, Le soleil se lève aussi, dérouta autant la critique que le public, chinois comme occidental.

Dans Rang zidan fei, le réalisateur tient le rôle de Zhang le vérolé, un bandit de grand chemin qui attaque le convoi saugrenu (mi-train à vapeur, mi-diligence) d'un gouverneur pas tout à fait honnête - il a acheté sa charge -, lui vole sa place et sa femme, et entreprend de faire régner l'ordre républicain et la justice dans une bourgade terrorisée par un tout-puissant baron local. Tout ça pour faire de l'argent, bien sûr. En le prenant à ceux qui l'ont. Mais sans avoir à se mettre à genoux. « En restant debout ! », clame le Robin des bois chinois, interprété par Jiang Wen. S'ensuit un enchaînement de bagarres par bandes interposées, de joutes verbales et de coups pendables entre le camp de Zhang et du gouverneur défroqué et celui de son rival, joué par un Chow Yun-Fat - l'acteur star d'Hongkong - plus machiavélique que jamais. Finalement défait, ce dernier demandera à Zhang ce qu'il veut de plus. N'a-t-il pas tout l'or du monde ? « Que toi tu n'existes plus », lui répond le bandit.

Les scènes du film et les dialogues foisonnent de paraboles qui font écho à la réalité chinoise : les parodies de procès auxquelles sont soumises les petites gens de la bourgade font immanquablement penser aux pétitionnaires brimés. Le tyran « symbolise les groupes d'intérêts qui ont accumulé de la richesse en collusion avec le pouvoir », il s'agit de se débarrasser de « ces officiels corrompus et du pouvoir absolu », croit savoir l'internaute RunPony sur le site Douban. Le politologue Zhang Ming, cité par le Beijing Daily (quotidien de Pékin en langue anglaise), voit le film comme la critique - ou l'apologie - des révolutions, où « quelques héros sauvent le monde, mais le peuple n'est qu'un groupe d'ombres obscures qui ne savent que s'agenouiller, crier, courir et piller comme un seul homme ». Même le titre fait jaser : quand « Zhang le vérolé » tire au début du film sur le convoi du gouverneur, rien ne se passe. A son lieutenant qui s'inquiète, le héros, sûr de lui, murmure : « Attend que les balles volent. » Quelques secondes plus tard, la riposte des soldats du gouverneur fait s'enfuir les chevaux, dont l'attelage a été sectionné par les balles de Zhang.

Tant et si bien que l'effet à retardement aurait lui aussi fini par réveiller le censeur endormi : China Digital Times, le centre de recherche sur l'Internet chinois de l'université de Berkeley, qui publie régulièrement, dans sa rubrique « Ministère de la vérité », les consignes aux médias de la propagande chinoise, affirme qu'instruction a été donnée de limiter les débats en ligne autour du film. Ce que dément pour l'instant la production.

L'imagination titillée des internautes chinois n'a plus de bornes. Zhang le vérolé ne serait autre que Mao Zedong pour les nostalgiques du Grand Timonier, qui voient le film comme une parabole de la « Grande Révolution prolétarienne » chinoise : Mao s'attaque au tyran, comme aux « propriétaires terriens, ennemis de classe ». A la fin du film, les camarades de Zang le laissent seul et disent partir pour « Shanghai-Pudong ». C'est-à-dire pour « l'économie de marché ». L'un des stratagèmes utilisés par Zhang pour parvenir à ses fins rappelle la Révolution culturelle : navré de voir que les habitants ne se soulèvent pas malgré l'argent qu'il leur offre, le bandit leur distribue des armes. Et provoque un drôle de branle-bas de combat, digne de l'auteur du « pouvoir est au bout du fusil ». « Le point fort de Jiang Wen, estime la jeune romancière Jiang Fangzhou sur son microblog, c'est que, dans le film, les maoïstes voient Mao, les proaméricains voient Washington, les réformistes voient la réforme, les révolutionnaires voient la révolution, les populistes voient le populisme, les gens ordinaires voient un sauveur. Et les superviseurs reconnaissent [leur slogan], pas de Chine nouvelle sans le Parti. En fait, tout le monde est content, parce que tout le monde est persuadé que le film parle pour lui. » Les balles ont volé. Et Jiang Wen a fait mouche...

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