mercredi 26 janvier 2011

ENQUÊTE - Carrefour hyper surveillé - Corinne Scemama

L'Express, no. 3108 - économie ENQUÊTE CARREFOUR, mercredi, 26 janvier 2011, p. 74-76,78

Ça passe ou ça casse : après les mauvais résultats de 2010, le n° 2 mondial de la distribution doit redresser la barre cette année. Rude tâche pour son directeur général, Lars Olofsson, coincé entre des actionnaires impatients et des concurrents agressifs.

A le voir évoluer, démarche énergique, teint resplendissant et sourire éclatant, dans son grand bureau blanc au sixième étage du nouveau siège flambant neuf de l'île Seguin, dans les Hauts-de-Seine, qui pourrait imaginer que Lars Olofsson, directeur général de Carrefour, est un patron sous pression ? En cette froide matinée de janvier, le Suédois, qui fête ses 2 ans à la tête du n° 2 mondial de la distribution, évoque "une année 2010 contrastée". Mais pour aussitôt ajouter : "Je suis pleinement conforté dans mes choix." Méthode Coué ? En réalité, Carrefour (100 milliards d'euros de chiffre d'affaires) vient encore de traverser une période de turbulences, jalonnée de mauvaises nouvelles - du recul de ses ventes en France et en Europe aux difficultés rencontrées au Brésil, des avertissements sur résultats à la perte de confiance des marchés. Standard & Poor's vient d'abaisser la perspective de la note du distributeur de stable à négative et le cours de Bourse est tombé à 33 A (voir le graphique). D'où cette interrogation, inquiète : après dix ans d'atermoiements, d'essais non transformés, d'espoirs déçus malgré la succession de plans de restructuration musclés, Carrefour peut-il réellement se redresser ? Coincé entre des actionnaires exigeants et des concurrents agressifs, Lars Olofsson doit répondre impérativement à cette question en 2011.

Malgré sa forte volonté de transformer le groupe, combinant économies de coûts et recherche de croissance, à travers la réorganisation interne et le redéploiement de ses magasins, Lars Olofsson n'a pas encore pu renverser la vapeur. "Carrefour a continué d'enchaîner les mauvais résultats. A la longue, ça lasse", lâche un analyste. Passent encore les problèmes au Brésil, où les charges exceptionnelles ont atteint 550 millions d'euros, trois fois plus que prévu. Passent encore les flops de certaines innovations commerciales, comme les "promos libres", lancées à grand renfort de publicité voilà moins d'un an, et abandonnées en septembre 2010. En revanche, l'annonce du recul des résultats en France, en particulier des hypers (51 % des ventes totales), a entamé la foi des milieux financiers et plongé Carrefour dans la tourmente. Certes, la conjoncture économique rend les consommateurs frileux, et la tâche plus compliquée. Mais les concurrents comme Leclerc, le roi des prix bas, s'en accommodent fort bien et continuent à grignoter des parts de marché (voir le tableau page 76).

Des innovations, mais peu de satisfactions

Même les efforts du groupe pour lutter contre l'érosion de ses ventes se retour- nent parfois contre lui. Le 25 août 2010, Lars Olofsson inaugurait à Ecully, près de Lyon, un Carrefour Planet, concept d'hypermarché totalement novateur, avec des espaces bio, beauté ou bébé, des caves à jambon et des bars à sushis. Mais cette "véritable avancée pour les pays matures", selon Cédric Ducrocq, patron du cabinet de conseil Dia-Mart, "du jamais-vu dans la grande distribution", confirme un pro du secteur, connaissait aussitôt des ratés. Deux mois à peine après l'inauguration de ce magasin pilote, le directeur général avouait des résultats décevants pour un modèle censé doper les ventes ! Avec l'effet d'une vraie douche froide, suivie d'un plongeon du titre et du moral des troupes. "Ecully a accumulé les erreurs conceptuelles et opérationnelles, analyse un expert, notamment au niveau de la circulation et de l'organisation du magasin, désarçonnant plus d'un consommateur." L'hyper le "plus moderne du monde", selon le mot d'un consultant, a beau être situé dans une banlieue bourgeoise, les clients ne sont pas prêts non plus à s'offrir des produits si chers, fussent-ils exotiques et appétissants !

La déception a été ressentie d'autant plus violemment que Lars Olofsson, sortant de sa prudence, avait promis monts et merveilles. "Ses annonces trop optimistes et agressives ont sans doute été faites pour créer un électrochoc auprès des marchés et de ses équipes. Finalement, elles se sont retournées contre lui", observe un analyste. Cette surcommunication était au moins prématurée. Prometteur, cet hyper "révolutionnaire" est encore loin d'avoir, selon l'expression maison, "réenchanté" la consommation. Et rien ne permet de savoir si le modèle, dupliqué, une fois les réglages effectués, par 500 magasins d'ici à 2013 (1,5 milliard d'euros d'investissement), générera un surcroît de fréquentation et une hausse supplémentaire du chiffre d'affaires des hypers, estimée à + 20 % par l'optimiste directeur général. Aujourd'hui, plus que jamais, l'ambition paraît exagérée. "Le modèle de l'hyper, archétype de la consommation de masse des années 1970 et 1980, va continuer à reculer graduellement. Carrefour Planet peut juste en ralentir la chute", explique Philippe Moati, directeur de recherche au Credoc. Et encore, à condition de lui en laisser le temps.

Le temps. Voilà malheureusement ce qui manque le plus au n° 2 mondial et à son patron. Réaffirmant volontiers avoir réalisé un investissement à moyen terme (de cinq à sept ans), les deux actionnaires de référence de Carrefour, Bernard Arnault (groupe Arnault) et Sébastien Bazin (Colony Capital), entendent bien à présent, forts de 14 % du capital et de 20 % des droits de vote, recueillir les fruits de leur placement. Une exigence qu'ils jugent légitimes après avoir acquis 9 % des titres dès leur arrivée, en 2007, au prix de 53 A. A leurs yeux, 2011 devra absolument tenir ses promesses. Se révéler "une vraie année de concrétisation", selon l'expression de Lars Olofsson, conscient d'être à un tournant.

"Le syndrome des deux ans", ironise un analyste, soulignant que l'entreprise a pour habitude d'user les managers - trois en cinq ans ! Le pari sera difficile : d'ores et déjà, le calendrier semble trop court, malgré l'accélération du plan mené "à marche forcée", dixit Serge Corfa, délégué syndical CFDT, qui ne dénombre pas moins de 25 réorganisations en cours. "Refondre un modèle en profondeur et revisiter chaque brique de l'édifice, comme le fait en ce moment Carrefour, ne s'improvise pas en claquant des doigts. Cela exige beaucoup de temps", insiste Jean-Daniel Pick, associé du cabinet de conseil OC&C.

Un délai bien trop long pour les actionnaires, désireux de passer, en 2011, la vitesse supérieure. Leur stratégie ? Valoriser à la fois les actifs immobiliers - un projet prévu dès 2007 - et le pôle hard discount du groupe (ED et Dia). La cession de ces dernières enseignes, en pleine transformation depuis l'arrivée d'Olofsson, ne soulève guère de levée de boucliers ni en interne ni chez les experts. Ce pôle, situé au troisième rang mondial, pourrait être racheté par un concurrent. Il en va différemment de l'éventuelle cession de l'immobilier du groupe, dont les deux tiers des actifs sont aujourd'hui consolidés dans une filiale baptisée Carrefour Property, créée en 2005. Cette opération obéit à une "pure logique financière", regrette un pro du secteur. Elle pourrait lourdement pénaliser le géant de la grande distribution à moyen terme. "S'il ne pouvait plus maîtriser ses loyers, Carrefour risquerait de se retrouver dans une situation de faiblesse accrue, estime Laurence Hofmann, d'Oddo Securities. Il perdrait de la marge de manoeuvre face aux autres distributeurs."

La plupart des concurrents restent en effet propriétaires de leurs murs, évitant ainsi de se mettre encore plus en danger dans un univers ultracompétitif. "Cette cession paraît d'autant plus inutile qu'elle peut se révéler, au bout du compte, contre-productive : en cherchant à valoriser Carrefour Property, notamment en l'introduisant en Bourse, on décoterait en même temps le titre Carrefour. Pas sûr que les actionnaires y retrouvent leurs billes", affirme un analyste.

Persuadé qu'une telle opération fragiliserait encore davantage l'entreprise, José Luis Duran, l'ancien patron, s'était opposé de toutes ses forces à ce projet. Il l'a payé de sa place. Le nouveau directeur général, plus "pragmatique", comme il aime à se décrire, mais aussi plus à l'écoute des actionnaires qui l'ont choisi, se montre plus conciliant, affirmant que "les actifs de Carrefour restent sous-évalués par le marché". Il signale tout de même qu'il faudra s'entourer de précautions, notamment en faisant en sorte que l'entreprise conserve la gestion de ses actifs. Sera-t-il entendu ? Sébastien Bazin, qui lorgne depuis le début sur les murs des hypers, et Bernard Arnault ne renonceront pas à leur projet. Le dernier conseil d'administration du groupe a d'ailleurs porté presque exclusivement sur les différentes options stratégiques pour céder l'immobilier (introduction en Bourse ou ouverture du capital à des investisseurs). Sous pression, sommé d'améliorer des résultats dans un environnement économique difficile, Carrefour peut-il encore s'en sortir ? Lars Olofsson veut y croire. Alors que les rumeurs d'OPA du n° 1 mondial, l'américain Walmart, repartent de plus belle - un signe - le boss se concentre sur les tâches à accomplir : poursuivre la réduction des coûts (500 millions d'euros en 2010) ; diversifier les formats du groupe, afin de répartir les risques et de compenser l'érosion des hypers ; parier encore davantage sur l'international, notamment la Chine, la Turquie et l'Inde, où Carrefour vient d'ouvrir un magasin de gros ; et, bien sûr, améliorer les ventes en France...

Plus souriant que jamais, l'ex-dirigeant de Nestlé insiste : "Je m'inscris dans le long terme", martèle-t-il. Et même s'il a parfois des doutes, ce colosse à la chevelure blanche n'en laisse rien paraître, assurant qu'après avoir pris dix ans de retard, Carrefour est cette fois-ci bien parti. Il le jure, il ne recommencera pas les mêmes erreurs que ses prédécesseurs, comme de pratiquer une politique de stop and go, consistant à baisser puis à relever les prix de ses produits, pour, finalement, donner une image de magasins chers, contrastant avec celle de Leclerc. Désormais, "ces pratiques sont révolues", lance une collaboratrice. Et de citer pour exemple le lancement du petit électroménager estampillé Carrefour Discount : avec ses cafetières et ses grille-pain à 9,90 A, cette gamme fait un tabac.

Un succès relatif donnant, à tort ou à raison, le sentiment que le groupe et son patron pourraient peut-être un jour retrouver l'esprit de conquête des pionniers lorsqu'à Sainte-Geneviève-des-Bois, dans l'Essonne, les premiers actionnaires, les familles Defforey et Fournier, avaient inventé l'hyper. C'était en 1963.

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