lundi 17 janvier 2011

ENQUÊTE - Les terres rares seront-elles une nouvelle source de conflit ?

Le Monde - Contre-enquête France, vendredi, 14 janvier 2011, p. 16

Comment la Chine a-t-elle acquis une situation de monopole sur l'exploitation de ces minerais ? Pourquoi ces métaux sont-ils si précieux ?

Les terres rares ? Un conte stratégique dont l'héroïne est la Chine, et les figurants, le reste du monde. Qu'on en juge : Pékin fait aujourd'hui la pluie et le beau temps sur le marché de ces dix-sept métaux aux propriétés chimiques et électromagnétiques indispensables aux technologies de pointe.

La Chine en assure 95 % de la production, possède un tiers des réserves mondiales et, depuis 2006, restreint un peu plus chaque année (- 35 % pour le premier semestre 2011 par rapport aux six premiers mois de 2010) ses quotas d'exportation, au grand dam des industriels japonais et occidentaux. De Washington à Tokyo, on s'indigne, on proteste. Mais on oublie de dire qu'on a laissé faire...

Le renoncement des pays occidentaux L'intérêt de Pékin pour les terres rares débute bien avant la maxime prononcée au printemps 1992 par Deng Xiaoping : « Le Moyen-Orient a le pétrole... La Chine a les terres rares. » Dès les années 1960, rappelle John Seaman, chercheur à l'Institut français des relations internationales (Ifri), les Chinois comprennent que ces métaux sont une ressource d'avenir et investissent dans leur production.

Les autorités débloquent des aides publiques, les entreprises emploient une main-d'oeuvre sous-payée, et la question de la pollution liée à l'extraction des terres rares est mise sous le boisseau. A la fin des années 1980, les prix très faibles des terres rares chinoises mettent à mal l'industrie américaine, qui dominait jusqu'alors le marché, grâce à l'exploitation de la mine californienne de Mountain Pass.

Pékin développe non seulement ses gisements, mais aussi un véritable savoir-faire dans la transformation industrielle - très complexe - des terres rares. La partie est gagnée. Les concurrents lâchent prise et ferment leurs mines, devenues non rentables. Ce renoncement a le don d'agacer Augustin Roch, chercheur associé à l'Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS) : « Les Occidentaux ont raisonné en termes de coûts, oubliant totalement la valeur stratégique des dix-sept métaux. Ils ont cédé au court terme. Et ne peuvent que s'en mordre les doigts aujourd'hui. »

Une arme politique et économique L'avance prise par la Chine va être difficile à rattraper. Car son monopole sur les terres rares ne se réduit pas à une simple arme politique utile à brandir quand des tensions diplomatiques apparaissent avec tel ou tel voisin.

C'est aussi et surtout une nouvelle preuve du rééquilibrage économique mondial en cours. Pékin dispose des cartes pour devenir le coeur de ce qu'Augustin Roch appelle « l'industrie industrialisante » du XXIe siècle, à savoir les énergies propres (solaire, éolien, voitures électriques, etc.), dont les investissements ont progressé de 230 % depuis 2005.

Les terres rares, c'est, entre autres, le néodyme, dont il faut 1 kg pour fabriquer le moteur d'une Prius, la voiture hybride de Toyota. Le métal intéresse aussi les industriels du vent, car ses capacités électromagnétiques améliorent non seulement le fonctionnement des turbines des éoliennes, mais en diminuent aussi les coûts de maintenance.

La riposte s'organise Les pays dépendants des terres rares chinoises fourbissent leurs armes. Les premiers à réagir sont ceux (Japon, Etats-Unis, Allemagne) qui craignent que leurs soubassements industriels - semi-conducteurs, industrie de défense (très consommatrice aussi de terres rares), téléphonie, etc. - ne soient mis à mal. Si l'appel au recyclage des terres rares est de plus en plus entendu, tout comme la demande de recherche sur les substituts possibles, la piste privilégiée est celle de la réouverture de mines.

Car, paradoxalement, les terres rares abondent. L'américain Molycorp Minerals va rouvrir cette année la mine de Mountain Pass en bénéficiant, entre autres, de prêts garantis; le Japan Oil Gas and Metals National Corporation, organisme étatique, va aider les industriels nippons à sécuriser leurs approvisionnements en multipliant les partenariats avec les pays possédant des terres rares : Vietnam, Inde, Kazakhstan, Australie, Namibie, Brésil, Canada. Le 4 octobre 2010, la chancelière allemande, Angela Merkel, inaugurait, à Hanovre, une agence pour les matières premières destinée à améliorer la collaboration entre son gouvernement et les industriels.

« On a l'impression, note Nathalie Alazard, directeur économie et veille à l'Institut français du pétrole (IFP), de revivre ce qui s'est passé en 1973, au lendemain de la guerre du Kippour, quand les pays arabes ont fermé les vannes du pétrole. Il a fallu développer d'autres sources de production et apprendre à rationaliser les coûts. Bref, à aller chercher ailleurs. »

Comme le note l'économiste Philippe Chalmin, la réouverture des mines est redevenue possible grâce à la Chine, dont la politique de restriction des terres rares en a fait exploser les prix : « Nous sommes là, comme avec le pétrole, dans la question de la bonne gestion de sa rente par un pays en situation de monopole. Quand il laisse les prix monter trop haut, certes il maximise ses profits, mais attise les convoitises de nouveaux exploitants. »

Selon les experts, il faudra deux, voire trois ans pour que les premières mines rouvertes livrent leurs terres rares. Et quinze ans, selon John Seaman, pour recréer l'ensemble de la filière américaine, de l'exploitation à la transformation. D'ici là, les choses peuvent encore bouger. Certains imaginent même la Chine abandonner tous ses quotas d'exportation, provoquant une chute des prix, réduisant alors à néant les espoirs de rentabilité des mines de ses concurrents.

Marie-Béatrice Baudet

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