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Redressement fiscal, affaire Saint-Gobain, dépôt de plainte d'un ancien cadre : l'étau se resserre autour du groupe familial et du chef de clan, Ernest-Antoine Seillière. Récit d'une descente aux enfers.
C'est un cadeau de Noël un peu particulier, délivré par huissier, qu'a reçu, le 24 décembre, le baron Ernest-Antoine Seillière : une notification de redressement fiscal. Comme lui, quatorze dirigeants et ex-dirigeants du groupe Wendel sont dans le collimateur du fisc. L'administration leur réclame la modique somme de 240 millions d'euros. En cause, un plan d'intéressement ultra-sophistiqué, qui a permis à ces privilégiés de s'attribuer, en mai 2007, 4,7 % du capital du groupe familial, soit l'équivalent de 324 millions d'euros. Le Meccano impliquait de multiples sociétés civiles, que le fisc soupçonne d'avoir été mises en place dans le seul et unique but d'échapper à l'impôt. A la manoeuvre, le baron, président du conseil de surveillance - promu, cet été, commandeur de la Légion d'honneur par le président de la République - et son compagnon de jeu, Jean-Bernard Lafonta, ex-président du directoire, qui ont accaparé plus des deux tiers de ces 324 millions. Deux hommes aujourd'hui tombés de leur piédestal.
Tout commence le 11 septembre 2001, lorsque Seillière, chargé de gérer la fortune de la longue lignée des familles héritières des maîtres de forges, fait appel à Jean-Bernard Lafonta, polytechnicien brillant qui s'ennuyait ferme dans un placard doré à la BNP. Le holding familial n'est pas dans une situation éblouissante. Avec la bénédiction du patriarche, le nouveau directeur général engage une refonte totale de la stratégie. Exit les participations minoritaires dans des sociétés cotées en Bourse. Ce financier leur préfère des tickets dans des entreprises non cotées, au sein desquelles il prend la majorité. Le tableau de chasse de la nouvelle équipe est impressionnant : Legrand, Materis, Editis... Ce virage emprunte les méthodes des fonds d'investissement : il est salué par le marché. Les comptes du groupe se redressent, le cours de l'action s'envole. Rien ne semble pouvoir résister à ce couple, aussi improbable qu'efficace. Sous le charme, le patron des patrons - Seillière préside alors le Medef - vante dans le Tout-Paris les mérites de son poulain, à qui il ne manque aucune qualité... si ce n'est l'ADN des Wendel !
En mai 2005, Seillière lui offre une superbe promotion : la présidence du directoire du groupe. Galvanisé par sa réussite, grisé par une intelligence hors normes qui alimente un ego démesuré, Lafonta imagine alors un coup énorme : mettre la main sur Saint-Gobain. L'entreprise de matériaux de construction tricentenaire, présidée par une autre figure de l'establishment français, Jean-Louis Beffa, est perçue comme une "belle endormie", dotée d'un flux de trésorerie non négligeable. Surtout, conquérir Saint-Gobain, temple des X-Mines, c'est s'emparer d'un monument de l'industrie française. Une référence pour un polytechnicien. Et une prise de choix pour un ambitieux.
Le tandem attaque à la hussarde, quitte à se mettre à dos les éminences qui composent le conseil d'administration du verrier, de Michel Pébereau (BNP Paribas) à Gérard Mestrallet (GDF Suez) en passant par Jean-Cyril Spinetta (Air France-KLM). C'est aussi au cours de ces folles années 2000 que Lafonta propose au baron un plan d'intéressement censé permettre aux cadres supérieurs (mais surtout à eux-mêmes), ni plus ni moins, de devenir riches. A condition que tout se passe bien...
Lafonta serait parti avec un chèque de 3,5 millions d'euros
Ah, s'il n'y avait pas eu cette maudite cousine ! Sans elle, les choses auraient sans doute pris un tour différent. Mais, dérogeant à toutes les traditions, Sophie Boegner, héritière Wendel, a décidé de laver le linge sale de la famille sur la place publique. Sous l'apparence d'une frêle silhouette se cache une femme tenace et opiniâtre, qui a de qui tenir : elle est la petite-fille de Marc Boegner. Cette figure du protestantisme organisa, sous Vichy, la désobéissance des pasteurs. Contrairement à la grande majorité des 950 membres du clan, elle n'est guère sensible au paternalisme du baron, mélange de séduction pateline et d'autorité cassante. Dès 2008, elle dénonce les manoeuvres du duo Seillière-Lafonta. Selon elle, ces derniers ont spolié la société familiale, et occulté le véritable motif des montages : enrichir les principaux intéressés. A cette occasion, ils auraient aussi, accuse la cousine, fraudé l'administration fiscale.
La tension, à l'époque, est à son comble au sein de l'hôtel particulier de la rue Taitbout, siège de Wendel à Paris. D'autant que l'offensive de Jean-Bernard Lafonta sur Saint-Gobain tourne au vinaigre. La crise des subprimes et la chute du cours de l'action en Bourse amènent le holding au bord du gouffre. A tel point qu'en février 2009, selon nos informations, Ernest-Antoine Seillière mandate dans la plus grande discrétion le banquier François Henrot, de Rothschild, et l'avocat Olivier Diaz, du cabinet Darrois, pour tester auprès du président du tribunal de commerce de Paris l'option d'un placement en sauvegarde du groupe ! L'épisode est resté secret jusqu'à ce jour. Il démontre que la folie des grandeurs qui s'était emparée des deux acolytes a bel et bien mis la maison en péril.
Mais Seillière trouve la parade. Après être parvenu à mettre sa cousine en minorité, et l'avoir évacuée du conseil d'administration de la société familiale, il sacrifie le mauvais génie qui l'a pourtant fait millionnaire. En mars 2009, Frédéric Lemoine, ex-président du conseil de surveillance d'Areva, remplace Jean-Bernard Lafonta. Une sortie chèrement monnayée : il serait parti avec un chèque de 3,5 millions d'euros. Ce limogeage permet au baron de sauver sa peau : en juin 2009, il est renouvelé à la tête du conseil de surveillance du groupe. Le départ de Lafonta permet aussi de retrouver la confiance des banques, qui acceptent de renégocier la dette de Wendel.
Le gros de la tempête semble alors passé. Et les deux années qui suivent permettent à Seillière, secondé par Lemoine, de retrouver un rythme de croisière : la situation financière s'améliore, le cours de Bourse se redresse. Le répit est bref. Aujourd'hui, il pleut à nouveau des hallebardes sur le baron. En plus d'être la cible d'un redressement fiscal, il est au coeur des accusations de son ex-directeur juridique. A la fin de 2010, Arnaud Desclèves, défendu par Me Alexandre Merveille, du cabinet Versini-Campinchi, a en effet assigné le groupe devant le tribunal de commerce. Ce quadra a participé au plan d'intéressement échafaudé par Lafonta et Seillière. Mais, contrairement aux deux dirigeants, il n'en a guère profité.
L'ère Seillière pourrait être close plus vite que prévu
"L'affaire Desclèves" se noue à l'été 2007, lorsque le déclenchement de la crise financière commence à faire chuter le cours de Wendel. Lequel va dégringoler jusqu'à 14 euros, soit dix fois moins que sa valeur d'avant la crise ! Contrairement à Seillière, Lafonta et Bernard Gautier, directeur financier et "porte-flingues" des deux premiers, les cadres ont l'interdiction - via un système complexe dit de "lock-up", mis en place avec la banque JPMorgan - de vendre les actions Wendel obtenues par le biais du plan d'intéressement. Livide, fumant cigarette sur cigarette, Lafonta, qui fonctionne à l'époque, d'après ses proches "en mode panique", fait régner la terreur dans les couloirs. Quand il autorise enfin les cadres à céder leurs actions, il est trop tard. Tandis que Lafonta et Seillière ont empoché respectivement 59 et 32 millions d'euros, selon Desclèves, lui n'en récupère, à la fin de 2008, que 3 sur les 11 espérés. En définitive, compte tenu des frais et du redressement fiscal, l'opération ne se serait pas soldée par 3 millions de gains, mais par 7 millions de pertes, qu'il réclame aujourd'hui. Ruiné, il a depuis retrouvé un poste dans le family office de la famille Delhaize, détentrice notamment des hypermarchés Cora.
Après les accusations de Desclèves, l'étau se resserre autour du baron. La bonne étoile qui veillait sur "Ernekind" ("petit Ernest", en alsacien), comme l'appellent ses amis, l'aurait-elle définitivement abandonné ?
Aujourd'hui, l'administration fiscale reprend à son compte les arguments de Sophie Boegner. Par ailleurs, d'autres cadres concernés par le redressement seraient, selon nos informations, tentés de se joindre à la procédure lancée par Arnaud Desclèves. Enfin, cerise sur le gâteau, l'Autorité des marchés financiers pourrait, ces jours-ci, prononcer des sanctions dans une autre affaire qui empoisonne le groupe : celle de la montée au capital de Saint-Gobain, au cours de laquelle Wendel est soupçonné d'avoir caché au marché ses intentions (voir l'encadré ci-dessous).
La situation demeure également difficile sur le front du business. Wendel reste plombé par un endettement considérable et lesté par son encombrante participation dans Saint-Gobain. De quoi faire basculer le clan familial, jusqu'alors soudé autour de son chef de file. "Si le fisc devait confirmer son verdict, sans doute la famille voudra-t-elle clore plus tôt que prévu l'ère Seillière", glisse un héritier.
Les deux héros de ces mésaventures, eux, se gardent bien de commenter leurs récents malheurs. Le baron est aux abonnés absents. Quant à Jean-Bernard Lafonta, cette mauvaise publicité lui a déjà fait perdre, en décembre, un gros appel d'offres pour la reprise de l'agence de conseil Adit, finalement décroché par l'homme d'affaires Walter Butler. Triste sort !
libie cousteau et benjamin masse-stamberger
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